pages . 29Gi

Le Revers de In Médaille. Nuito (lu Kevers de la Médaille 208j Suite du Revers de la Médaille 303; Vemïillonville ilaFièvrojaune 305] Le Quart-dHeure de Ilabolais 310 .lenneret.—L'Hôtel Piévo:st. . 31l| Où i'on réj)ète à Santa-Maria ce i ' que lui avait dit IL Andrews 3141

!

COMITK DE VerMILT.ONVILLK 317

Tja l'aroisse Lafayetie. . . . 317 1j<? gouverneur Mouton. . . 321 !

Un Aflsassinat 324j

Le6 Vigilants 328;

iSooi,<'t<' de Protection mutuelle ;

—Constitution 328 i

Le Président et les Soldats du i

Comité de Vermillonvillc. . 330i Pi-eniicr.s FeuilletH de l'Histitire I

du Comité de Verniillonville 332'

Ofccar Braux 333'

La Population de couleur aux

Attakapae 336

Le IH Juin 338

Nouvelles Mesures 339

Affaire d^îs Guidry, dita Canada 340 t^nelques Scènes des Prairies at-

tfikapiennes avant les Comités 343 L';i Article de Journal. . . . 34C

pagci

Les Attakapae il y a six moi.s et

aujourd'hui. —îl y h six mois 34'"

Aujourd'hui. . 34H

La Journée de la Quoue-Tortuc 3.i0

[Premier Acte or,4

[Préparatifs 3."'7

Un ]Jal néfrr(> 361

Une Patrouille Vigilante. . . Stir-

Auguste Murr 371

Mission bien remplie. . . . 37^ Un Village changé en Camp 374

Plan de campagne 37 7

Les Chefs 375»

Le 3 8ei)tenibre 383

Le 3 Septembre (Suite). . . 38S Le 3 Septembre! (Suite). . . 392 Le 3 Sei)tembre (Suite). . . 397 Le 3 Septembre (Fin). . .39!-Critiques de la Presse. . . 402 Presse des Attakapas. . . 402 Presse louisianaise. . . . 407 Après le 3 Septembre. . . ,412 Hommage mérité 413

Él'Ii-OGUK: 41.')

Notes justificatives sur la Journée delà Queue Tortue . .423 Distribution de Se-cour>ii. , . 428

-cseȉj-

/

i

AU mm \mm saint-jolies

Mon cher major,

A n'écouter que mon cœur, c'est à vous, ie vieil et fidèle ami de vingt ans, que je devaÎH dédier l'œuvre livrée [aujourd'hui au vent capricieux de la publicité. Mais je n'ai pas à craindrai d'éprouver à votre égard une partialité de sentiment. L'opinion vous a désigné; elle est allée vous chercher pour vousr mettre à la tête du mouvement insurrectionnel du droit aux Attakapas ; vous avez été l'âme de ce niouvcmeut. Votre nom lui a donné force et autorité. Votre nom aussi portera bonheur à V Histoire des Comités, et }e l'inscris ici. Ce n'c-'t pas im honneur que je vous fais, c'est un honneur que je nie de-cerne. Vous êtes le témoin de la sincérité de ce livre ; il y en a bien d'autres que je pourrais invoquer, dont la voix n'a jamai» menti, mais tous savent que je n'en trouverais pas de plu.^ digne que vous.

NapoléonvHle, Aswmpti-on, 1er mars 18G1.

l©]I)ÏÏSÏÏ'Itî)

Les comités do vigilance sont ujo institution purement américaine. Le mot iustitutiou convient à la chose qui est eu effet organique et constitutionnelle ici. On peut regarder à toute heure les Etats qui ont formé jusqu'à ce jour la grande confédération qui se dissout, à toute heure il y a quelque part un comité de vigilance. Un observateur superficiel des faits, se plaçant à Punique point de vue de la théorie et se livrant à une critique abstraite, protesterait tout d'abord contre ce remède nomade et le comparerait à un rhumatisme qui voyage dans le corps humain et en afflige successivement les diverses parties. Mais cette première impression serait fciusse. Il est plus vrai de dire que les comités de vigilance sont la tente où hi» justice, exilée de son sanctuaire, promène son appareil martial et venge, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, les injures qu'elle a reçues.

Les comités de vigilance, en un mot, sont l'application du droit d'insurrection, droit plus ou moins reconnu et proclamé dans toutes les constitutions politiques modernes. Quand le joug d'un gouvernement devient trop lourd à un peuple, qu'il viole les droits de ce peuple, l'insurrection éclate et tue le fiouvernemeut.

Aux Etats-Unis, il ne s'agissait pas seulement de gouvernement. On sait quel peu de densité y présente la population,

combien elle est éparse, combien les membres en sont isolés. Cette condition toute spéciale y rend souvent la justice difficile à rendre, la police impossible à pratiquer. Les citoyens, clair-semés sur un vaste espace, sont une proie offerte aus délits et aux crimes de tout genre. Le désordre dure tant qu'il n'est pas trop intolérable ; une fois la mesure comble, le peuple se lève, improvise une justice sommaire et commet une série d'actes qui empruntent leur légitimité aux abus qui les ont fait naître.

Une autre considération importante est l'organisation particulière de la justice en Amérique. Au contraire de l'Europe, cù la société est tout et l'individu rien, et où la société écrase ,?ans pitié tout ce qui lui fait obstacle, en Amérique l'individu f:,st tout, et la société n'est rien. De îà, un admirable système de lois protégeant le faible, le pauvre, l'accusé ; de là surtout 'h juri si favorable à la défense; de là eufia toutes les armes de la loi subordonnées au droit individuel qui fait la hiise et l'essence de la république. Mais, et surtout chez un peuple né d'hier, formé de tant d'éléments divers et opposés, .)ù ia sève surabonde, qui avec une étrange ôèvre d'action

cherche son unité et son équilibre,—cette magnifique médaille devait avoir son revers. L'individu, abusant du principe démo-'rfratique, a opprimé la société, et la société a réagi. Or, ces réactions qui ont pris le nom de comités de vigilance et qui ont pour but de faire rentrer l'individu dans sa sphère, valent

ûieux à tout prendre que la lourde justice monarchique, aris-rocratique ou bourgeoise de l'Europe. Elles sont le correctif Jes excès possibles de la liberté et les limites et les garanties ie la démocratie, comme les privilèges individuels en sont la ■"•ondition.

Les comités de vigilance sont une arme sociale qu'il ne faut ;;mployer qu'à l'état d'esception et qui ne doit être confiée ■u'à des mains pures et désintéressées. Comme ils sont généralement le recours invoqué par une population opprimée et

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I

poussée à bout de patience, ils fonctionnent d'une manière salutaire et sont justifiables.

San Francisco était devenu le repaire de bandits et d'assassins accourus comme une croisade infâme au pillage de l.i toison d'or. L'écume du monde entier s'y épanouissait avec cynisme. Les comités de vigilance ont balayé ces étables im mondes, et la santé semble rendue au riche Etat du Pacifique

La Nouvelle-Angleterre en a souvent appelé à des comités de vigilance pour arrêter les progrès de l'ivrognerie et refouler la marée montante des vices qui coulent de cette source impure. N'eùt-elle réussi qu'à rendre le mal interne et latent elle aurait encore à se louer du service dont elle est redevable aux comités de vigilance.

Les Etats de l'Ouest font un usage fréquent des comités de vigilance. Aussitôt qu'une maladie sociale se déclare quelque part, qu'un désordre quelconque se montre, que les lois se rouillent, sont insufiisantes ou que les agents des lois ne lex font plus respecter et exécuter, le remède invoqué, la panacée est le comité de vigilance. Une fois que la cause a disparu, l'effet disparaît aussi ; le comité se dissout lorsqu'il n'est plu.s un besoin.

Tout près de nous, à St-Jacqucs, des abus criants s'étaieni glissés ; un commerce illégal et dangereux se faisait en plein jour, et la loi était impuissante à le réprimer. Les juris acquittaient, non par complicité bien certainement, mais par faiblesse. Le chapitre des considérations prévalait et de coupables et nuisibles industries continuaient à braver la loi. St-Jacques a eu et a encore son comité et paraît s'applaudir de l'effet qu'il a produit.

Aux Attakapas, le mal était bien plus grand. L'honnête et paisible population pastorale établie dans ces vastes prairies de la Louisiane depuis les premiers temps de la colonisation,

souffrait profondément. Le vol y a^ait établi sa domination et la démoralisation générale en eût été la conséquence. Des hommes dont les^noms sont des certificats de probité et d'iion-neur pour les comités des Attakapas, se levèrent et résolurent de faire justice eux-mêmes. Ce sont leurs actes dont Alexandre Jjarde s'est fait l'iiistorien. Nous ne voulons pas déflorer son sujet et toucher à ce drame palpitant d'actualité, dont le récit revenait à tous les titres à l'auteur. Ce que nous pouvons dire, c'est que la Californie, dans ses temps les plus orageux, n'a jamais rien présenté de plus dramatique que les prairies des Attakapas. Notre poète lève le rideau de verdure qui couvrait cesprai-rieSjVaste mer inconnue et mystérieuse ; il sème l'histoire sombre et triste de gracieuses idylles, d'épisodes charmants qui tranchent comme des oasis sur le sable du désert. Il dessine les tableaux de la vie primitive et coloniale, puis de l'ère de la rapine, tableaux qui vont s'effaçant, que le mouvement d'immigration et de défrichement changera demain, et qu'il est d'autant plus curieux de lire. Il esquisse des physionomies superbes et des faces patibulaires. Enfin il met au jour toute une société qui, pour avoir son importance historique, n'avait besoin que d'un historien,—et en pouvait-elle rencontrer un meilleur ?

Nous n'arrêterons pas plus longtemps le lecteur impatient au seuil du monument, et nous nous contenterons de lui en ouvrir les portes et de l'y introduire.

Saint-Jeau-Bwtiste, 1er mars 18C1.

COUP D'ŒIL SUR LES ATTAKAPAS

Les maladies des sociétés se traduisent comme celles des hommes par des symptômes. Chez ceux-ci, la fièvre ; chez les premières, l'épidémie de plus eu plus croissante du crime, le relâchement des mœurs, l'aflaiblissement des croyances religieuses et surtout la vénalité, là lâcheté et l'impuissance de la justice, cette triple lèpre qui apparaît sur la terre quand la terre ne sait plus prononcer le nom de Dieu. Quand les religions disparaissent ou semblent avoir disparu et que la Justice, cette fille de Dieu, qui ne vit que de la force que lui prête son père, ne couvre plus les sociétés qu'elle a mission de protéger et de défendre, on doit voir dans ce symptôme un signe certain de maladie sociale. Alors le temps vient où les nations qui* ne veulent pas mourir doivent se recueillir et se préparer par la lutte aux remèdes héroïques qui les guériront.

Du reste, l'apparition des maladies sociales n'a pas les allures perfides de ces terribles poisons du moyen-âge qui, donnés à un ennemi, lui conservaient six mois, un an, deux ans, sa sauté apparente et le tuaient ensuite, soudainement ou graduellement, à un jour donné.—Non, l'hypocrisie des poisons italiens était digue d'une main humaine. L'homme qui versait ces poisons, se servait d'une arme faite à sa taille ; la portée des blessures n'était pas plus grande que la main qui les faisait.

Elles procèdent autrement, les maladies sociales, car celles-là sont bien les envoyées de Dieu! Pour elles, pas de masques, pas de coups portés dans l'ombre. Elles marchent la tète haute, l'œil hardi, en faisant étinceler au soleil hs armes dont elles se serviront pour frapper au cœur les sociétés désignées à leur colère. Aveugle qui les voit passer sans les reconnaître ! Sourd qui ne les entend pas chanter ces deux mots du terrible chant catholique :

Dies irœ, dics^illa!

^ i

îs otrc société était frappée, elle aussi, par ces fléaux de Dien qu'on appelle les maladies sociales ; seulement, au lieu de leur résister et de les combattre par tous les moyeus qui abondent dans la main des hommes, tous s'étaient croisé les bras avec la tranquillité fataliste des orientaux. Ce qui est écrit est écrit, avaient dit ces Ma-hométaus de l'Amérique ; et ils avaient pris le parti de se laisser mourir doucement, en s'étendant au chaud ■ soleil de la Louisiane, en respirant le parfum de ses fieurs, en écoutant les trilles de ses oiseaux moqueurs. Impassibilité aussi peu digne de notre peuple que de ce merveilleux dix-neuvième siècle où le progrès dit à tous, ce que dit la vois mystérieuse au Juif-Errant de la légende : Marche ! marche !

Il y avait donc maladie dans notre société. Pour la décrire, il faudrait la plume sculpturale de Tacite, et nous n'avons pas besoin dédire que nous ne sommes pas Tacite. TSous n'en sommes pas moins condamné à nous en faire l'historien.

Il

Aux premiers temps de la colonisation, la noblesse française avait envoyé aux Attakapas plusieurs de ses représentants, qui y avaient implanté les vertus ei les vices de leur sang : vertus incontestables, vices beaux comme des vertus, tant ils étaient brillants ! Ils avaient entraîné avec 'eux, comme le soleil ses satellites, une population de travailleurs, active, industrieuse, prête à accepter sur ce sol, aujourd'hui si riche, alors inculte, la dure mais sainte loi du travail, L'Aca-die, chassée, dépouillée, comme jadis la Messénie, yavait aussi envoyé une députation de travailleurs, rudes comme la terre d'où le? iivait chassés la politique anglaise, mais ayan'. conservé, comme un refiet de h patrie, la prolîité et le courage des enfants venus de France. Sur ce soi des Attakapas, défriche au prix de tant de tueurs, la société s'était donc constituée avec toutes les vertus de la civilisation chrétienne. Courage, probité, honneur, y avaient fleuri en plein sol comme l'oranger fieurit sous le tropique, et la croix dominant Thumble clocher d^s villages attakapicns, avait dû être ûère de ne prêter sou ombre qu'à une terre et à des âmes mûres pour la vie sociale autant que pour la vie selon le Christ.

Ce fut là. pour les Attakapas, l'âge d'or,, c'est-à-dire la société

— 9 — avec ses vertu.=5 primitives, avec ses hommes vertueux, honnêtes, pla-çar.t le nom de Dieu entre eux et tous les actes de leur vie. Ere à ja-Tiiais regrettable, dont les hommes ne devraient peut-être jamais sortir et dont le souvenir nous porterait comme Jean-Jacques Rousseau, a maudire la civilisation, si cette loi, à la fois bienfaisante et fatale, qui sème tant de bienfaits en broyant tant d'idées et de vertus dans sa marche, n'exécutait pas les ordres de Dieu ! Oh ! avant d'aborder les tristesses^les aspérités de Tère présente, saluons d'un regard d attendrissement cet â/rc fro/-dont nous déplorons la perte ; cet âge où, selon l'expression d'un vieillard vénéré, que nous avon^^ eu la douleur de voir descendre dans la toml^e, le nègre lui-mèmc nc counatssait pas le vol.

m.

Cependant notre société marchait et la civilisation montait comme une marée dans nos campagnes. Elle arrivait sur notre sol de ton? les points, portée par les vents, par les ailes irdcntes de la vapeur, par le pamphlet, par le livre, }xir le journal, par tous les télégraphes» de la pensée.—Elle montait en éclairant, c'est vrai ; mais au??i en ei^portant dans ses flots, ici une vertu, plus loin une croyance, en-tin eu broyant sur son passage quelque fleur brillante des premiers temps.—Devant l'action lente, mais incessante de cette marée, dont chaque flot roulait une idée nouvelle, mais en broyait une autre implantée sur notre sol par la main calleuse des premiers colons, il devait s'ouvrir promptcmcnt une brèciie dans les saintes traditionr? léguées par les a'i'eux. Hélas ! cette brèche est là, sous nos yeux, béante Qui serait assez insensé pour le nier?

IV.

Une autre cause de démoralisation* était venue se joindre à celle?^ que nous avons indiquées.

vSi le progrès a apporté ici des vices inconnus des premiers colons, il serait absurde de le rendre responsable de tous les maux qui ■ ont fondu-sur notre société ; ce serait d'ailleurs tomber dans le ridicule que Béranger a si spirituellement reproché à la Restauration, en France, dans sa chanson :

C'est la faute de Voltaire, C'est la faute de Rousseau.

— 10 —

Cette cause eM due à un vice de notre organisation judiciaire. Expliquons-nous :

Les populations clair-semées de nos paroisses formaient autrefois et Ibrment encore de nos jours une immense famille dont tous les membres se connaissent ou sont liés entre eux par les liens de l'amitié ou du sang. Or, quand un crime se commettait, l'accusé comparaissait devant un juri composé d'hommes qui connaissaient son nom, sa famille, qui, peut-être, avaient joué avec lui aux jours de leur enfance, ou qui, la veille du crime, avaient échangé avec lui un salut ou une poignée de main. Les débats s'ouvraient et quelles que fussent la portée et même l'évidence des témoignages, on se souvenait des vieilles relations de famille ou d'amitié ; — on pensait à la femme ou à la mère de l'accusé pleurant au foyer, à ses enfants dont on avait soi-même caressé souvent les longues tresses ; la tristesse de ce tableau faisait oublier la grandeur du crime ; le cœur, vous cachant le mal que vous alliez faire à la société par un acquittement, vous parlait bien haut d'indulgence ; les mains qui avaient serré celles de l'accusé, répugnaient à ouvrir le bagne ou à dresser îa potence, et sans remords, sans songer même au parjure, l'on rendait un verdict de non-culpabilité.

V.

Cependant ces acquittements, que nous pourrions appeler systématiques, avaient produit les plus déplorables résultats. La clémence est une vertu si douce à pratiquer ; elle est en apparence si chrétienne, quoique contraire au dogme qui admet dans l'autre vie l'éternité des châtiments, qu'on avait longtemps fermé les yeux sur les funestes effets de son application. Cependant par cette porte ouverte par la honte excessive du juri, s'étaient glissés la paresse, le vagabondage, le parjure, le meurtre, le vol, l'incendie, tous les crimes prévus ou non prévus par notre législation criminelle,—crimes d'autant plus audacieux et fréquents qu'ils restaient plus impunis. Ici nous arrivons ù la partie la plus sombre de l'histoire de notre société ; mais avant de Taborder, jetons sur le papier cette réflexion :

Heureuses nos paroisses, si elles s'étaient aperçues plus tôt que découvrir la société en épargnant des criminels, c'est commettre un crime plus grand que tous ceux qui sont écrits dans nos codes !—

— 11 —

que la Justice est une femme qu'il ne faut jamais voiler parce que, dès qu'on ne la voit plus, on est bien près de croire qui! n'existe plus de Justice !—que le châtiment étant une loi de Dieu, doit être rigoureusement une loi des hommes !—qu'à tout crime il faut une expiation proportionnée h la ïj:ravité de ce nirme crime !—et qu'enfin tout acquittement rendu contre les témoignafres et l'évidence, (iiit saigner la société comme un coup de poignard !

VI.

Oui, un jour le bandeau était tombé et l'on s'était trouvé en face do la réalité la plus sombre, la plus effrayante. Cette réalité, nous allons la décrire. Nos lecteurs attakapicîm jugeront si nous avons chargé le tableau.

Le 1er février 1859, la société se trouvait divisée en deux camps, dont l'un était fort heureusement plus nombreux que l'autre, mais qui semblait débordé do tous les côtés par Taudace du second : le premier camp était celui ilesjionnètes gens ,• le second, avons-nous Ixîsoin de le dire, était celui des bandits.

Les honnêtes gens avaient conservé les vertus d'autrefois ; mais, par une de ces faiblesses du coeur humain qui seraient incompréhensibles, si elles ne rappelaient pas l'imperfection de l'homme, ils s'étaient pour ainsi dire résignés à la situation que les bandits leur avaient faite. Au lieu de relever dans l'esprit des populations le nom de la justice, traîné chaque jour dans le ruisseau par des jures infâmes ; au lieu de se grouper et de jeter enfin un cri de colère qui aurait été eu même temps un cri d'avertissement pour les bandits, les lionnêtes gens se contentaient de déplorer la fréquence des crimes et la complicité criminelle des jurés qui ne se lassaient pas d'absoudre lorsqu'ils auraient dû toujours condamner. JJu reste, éloignés des bancs du juri par les avocats qui, dans le but de sauver leurs clients, leur préferaient les hommes de la plcbe affiliés au bandittisme, les honnêtes gens regardaient passer les saturnales de la justice, auxquelles ils étaient étrangers ; purs de toute participation à ces orgies, ils s'en lavaient les mains comme Pilate. La société se trouvait désarmée, mais ils n'y pouvaient rien, car ce n'était pas eux qui lui avaient enlevé son épée flamboyante. Déplorable indifférence qui a prolongé pendant vingt ans une crise qu'une année de dictature populaire devait faire cesser !

— 12 —

VII.

Les bandits avaient tiré un piirli admirable et de rapatiiie des classes honnêtes et des étranges facilités que la loi américaine a données à l'accusé pour échapper au châtiment. Aussi étaient-ils enrégimentés et manœuvraient-ils avec un ordre, un ensemble qui auraient été dignes d'admiration, si les forces de cette armée du crime avaient été employées à la défense de la société.

Cette association avait ses généraux, ses officiers et ses Soldats.

Les généraux étaient ceux qui avaient bâti leurfortime en faisant des razzias sur les troupeaux attakapiens, et en se faisant acquitter par des jurés, membres de leur association, lorsqu'ils étaient mis en cour.

Les officiers étaient les mandataires, les intendants de ces étranges courtiers des propriétés des autres. A eux de tendre les pièges, de dresser les plans des razzias, de convoquer les soldats nécessaires à la campagne projetée.

Généraux et officiers étaient ies aristocrates de l'associatioD, la fleur des pois de la haute pègre.

Les soldats, c'était Ja crapule la plus immonde, la plus abjecte ; celle qui a des haillons sur l'âme comme sur le corps ; celle qui ne sait pas, même par tradition, s'il y a un Dieu et s'il existe une morale ; celle qui fait un faux serment avec l'air souriant qu'une femme mettrait à respirer les parfums d'une rose ; celle qui fait douter que Dieu ait pu condamner des âmes à être emprisonnées dans des prisons aussi impures ; celle qui a l'instinct 'du crime comme la bête a l'instinct de la faim, à ses heures ; celle qui ment devant les tribunaux parce qu'elle ne croit pas en Dieu ; qui vole, pille, incendie, parce qu'elle ne connaît même pas de nom la probité, l'honneur, la morale ; celle qui tuerait froidement parce qu'elle ne sait pas ce que signifie le mot conscience, mais qui ne tue pas, parce qu'elle est encore plus lâche qu'elle n'est abjecte, et qu'à défaut de Dieu, elle craint le bourreau.

Les soldats, c'était la basse pègre, les exécuteurs des hautes œuvras de la haute pègre.

Et qu'on ne vienne pas nous dire que cette ariïiée du crime n'existait pas ; qu'eile'est sortie de notre imagination coranjc une contrefaçon plus ou moins heureuse des contes d'Hoffmann.

— J3 — Elle existait, comme Diea existe, comme le soleil noas &laire Nous «jouterons même qu'elle existe encore, mais broy<?-. matilec' rompue, par lo fouet impitoyable et les condamnations à' evl 'en^ dues par les comités.

l)u reste son organisation, son esprit, ses tendances, ce qa-elle a fait ce qu'el e se proposait de laire, tout ressortira plus loin vec un ternble rel.of, dans les pages de cette brochure, empruntées ."uz livres (les comités, restés secrets jusqu'îv priî^ent

Ou comprend ce qu'avait de formidable cette association avant ^cadres comme les armées régulières, depuis ses généraiûettur etats-majors tous enrégimentas pour le vol sur une We é heî e u qu'aux soldat., gent besogneuse qui. aprJs une exped t o, a entu-" eu e, se contentait d'une miette tombée de la table des cap taies un bœu , une vacbe, quelque chose qu'elle p(,t mettre sou m" Le rideau est lové, les voici en scène. -«J-nt.

Vin.

Le programme de cettx arnie'e n'avait qu'un mot, un seul i„,is d'une signification terrible: Le Vol!!! . wi scui. mais

Les honnêtes gens essaient de marcher à la fortune, ou tout au moins au bien-étre, par le commerce, l'agriculture, le barreau la médecine, par toutes les voies que le travaH sanetifi"

Les bandits y marchaient, eux, par une voie tortueuse, pleine d embûches et de dangers dans les pays qui ont une justice e ,1e gendarmes mais urne et sûre comme un grand chemin, là où la i, si hœ uexiste que dans les dictionnaires : ils y marchaient par le vol

maisons de commerce devaient abonder évidemment en commis

qu^enlikT'™" ''"* '" ™'' """"'■°°"' ^^ ' ^°"°>^"* '"' Prati-

,nl!-'i' "™ i^^'^û •/'•^"•''"ï"^'''. hardiment, la nuit, le jour, en plein

Ole.1 par les belles nuits d'été et même par les nuits sans fune

Que leur importait, du reste ? La Justice était une pauvre aveuMc

ITJ^'T ^T °'"" "" '^''" P"" '" '^""'''"■'•'^ ; et. pour la topographie des chemins attakapiens, ils auraient pu en remontrer au géographe le plus savant. Que voulaient-ils ?

— 14 —

Tout ce qui mérite l'honneur d'être volé : marchandises ou effets de magasins, la bourse du voyageur et au besoin sa selle et son cheval, la livrée de votre nègre, la robe de soie et les dentelles de votre femme, les vases sacrés et la nappe qui parait l'autel de votre église ; tout ce qui peut être volé dans ce bas monde, depuis ce qui est propriété de l'homme jusqu'à ce qui est propriété de Dieu.

Ce n'est pas tout.

Les vols que nous venons de spécifier, étant soumis à des chances iûésiiolresQtne dormant pas tous les jours,ils avaient sous la main une mine riche comme les sables aurifères de la Californie et toujours ouverte au mineur entreprenant. Cette mine, toujours exploitée et toujours inépuisable, offrait à la convoitise de ces bandits ses tentations quotidiennes. Jugez avec quelle avidité ils devaient s'y ruer !

Cette mine, c'étaient les troupeaux attakapiens. •

IX.

Nos paroisses sont, comme on le sait généralement, le pays des prairies immenses, appelées savanes, si souvent chantées par les poètes américains et par le plus grand d'entre eux à nos yeux, Fe-uimore Cooper. Bien qu'elles aient été un peu déflorées par les troubadours poitrinaires qui y ont semé à foison les fleurs, les papillons aux ailes d'or, les lacs limpides, lorsque les réalistes n'y auraient vu peut-être que des chardons et des serpents, ces savanes n'en sont pas moins belles avec leurs hautes herbes que le vent fait onduler comme des flots ; elles offrent de plus des pâturages admirables où s'ébattent, depuis les premiers temps de la colonisation, des milliers de têtes d'animaux.

Ces animaux représentaient autrefois la fortune d'une foule d'habitants ; fortune d'une source honorable, d'une venue facile, qui augmentait au soleil de Dieu, selon la fécondité des vaches et des juments aux mamelles toujours gonflées de lait, et qui n'exigeait qu'an peu de surveillance de la part des propriétaires et l'application au printemps de chaque année de la marque sur les veaux et les poulains de l'année. C'était, comme on voit, une proie riche, abondante, facile à saisir à toute heure, se vendant facilement sur tous les marchés.

Aussi, comme ils couraient sus à cette propriété des travailleurs.

— 15 — tous ces pirates de prairie qui infestaient les Attakapas ! Conimc ils savaient tendre leurs filets et y faire tomber ces troupeaux, espoir du travailleur pauvre, richesse du travailleur aisé ! Bœufs, chevaux, cochons, tout fondait, fondait en quelques mois, comme la neige ; une razzia d'Arabes n'aurait pas été plus âpre au vol, plus ardente au pillage. Les pirates de prairie étaient en effet des ennemis que la faiblesse ou la complicité des jurés laissait camper dans une société qui aurait dû les broyer elle-même. Fils de la boue, ils vivaient de pillage... Les honnêtes gens étaient si bons !

Bien bons en effet, et ce mot lég-itime mille fois la prise d'armes de leurs Comités de A^igilance, que tant d'adversaires ont attaqués, les uns loyalement, les autres déloyalement !

Pendant plus de vingt ans, ils avaient vu les maraudeurs se livrer à l'étrange commerce des animaux volés..., et ils s'étaient tus. Ils avaient vu leurs bœufs, leurs vaches, leurs chevaux disparaître tantôt un à un, tantôt par dizaincs,/|uelquefoi3 même par troupeaux, comme nos lecteurs pourront le voir plus loin, lorsque nous arriverons à l'expulsion des frères'Harpin,—expulsion restée célèljre dans les fastes des comités et qui est certes, à elle seule, la page la plus éloquente de la triste histoire que nous nous sommes donné la mission d'écrire.... et ils s'étaient tus.

D'un autre côté, les voleurs leur étaient parfaitement connus. Depuis longtemps l'opinion publique avait touche chacun de ces immondes bohémiens de son doigt de flamme, et ce doigt leur avait ];vissé sur le front comme un stigmate de fer chaud. Il aurait dono suiîi de les rassembler, ou plutôt de les parquer quelque part comme un troupeau de bêtes fauves, de reconnaître chacun d'eux par la marque appliquée sur leur chair par le fer chaud de l'opinion publique et de leur dire :

ce Vous êtes tous j?éfm et nous allons vous désigner, chacun par sa

fétrissurc à vos concitoyens Toi, tues un voleur de profession!

Tu as volé dix fois, cent fois, par toi, par tes enfants, par tes eiîgagés, l);u' tes esclaves ! Tu n'as pas gagné loyalement une seule piastre de ta l'urtune ! Au doigt, le voleur, au doigt ! — Toi, tu es un incendiaire ! Tu as brûlé pour voler et pour te venger de celui qui t'avait mis en Cour pour le vol de son unique vache ! Au doigt, rincendiaire ! —Toi, tu t'es parjuré dix fois pour de l'argent ou pour l'unique plaisir de commettre un parjure ! Au doigt, le parjure ! — Toi, tu as tendu un guet-à-pens à un vieillard! —Toi, tu as tué froidement, le soir, un étourdi qui '^•ourait à ses amours! — Toi. tu as pillé un magasin! —Toi, une

.- iC —

maison, pour Jeter le produit de tes vols sur le seia d une drolesse au

teiut couleur d'orange ! —Au doigt donc, les voleurs î les assassins '

les parjures ! les incendiaires i Au doigt, tout ce qui est maudit ! tout ce qui est infâme ! 2

Oui, les i^ODS habitants auraient pu leur dire tout cela et bien d'autres choses encore,—et ils s'étaient tus. En vérité, nous ne con-uaîssons dans l'histoire d'aucun peuple rien de plus beau et de plus rare que cette magnanimité.

X.

Mais la Justice? demandera-t-on peut-être.... Ah! la Justice.... En cherchant bien dans ses souvenirs, le peuple se rappelait bien peut-être qu'autrefois, il y avait bien longtemps, il avait existé une créature de ce nom, douce et indulgente aux bons, terrible et implacable aux méchants ; qui avait délivré la société de ses bandits en les envoyant au bagne ou à la potence ; mais, comme elle n'avait pas fait parler d'elle depuis longtemps, on supposait que la bonne dam^e était ou devait être morte chargée d'années et (|u'on l'avait enterrée dans quelque cimetière obscur de village, sans mettre sur sa tombe une pierre qui dît son nom ; ou, pour parler sérieusement, le seul langage convenable dans un sujet aussi grave, la Justice existait, mais faible, désarmée comme un prisonnier de guerre, et désolée sans doute de i^e pouvoir frapper les coupables qui comparaissaient devant elle pour la forme et que des verdicts infâmes lâchaient de nouveau, comme des loups dévorants, contre la société.

Ici, nous sommes obligé de redire ce que nous avons dit ailleurs, ce que nous ne cesserions pas de crier le jour et la nuit, comme les muezzins crient l'heure de la prière sur les mosquées turques, si au lieu d'être une voix isolée, une mauvaise et obscure pîume de journaliste, nous étions un des rossignols de la Législature.

La Justice se trouvait désarmée devant les bandits attakapiens, parce que la floï, dont elle est l'interprète, s'y trouvait tuée par deux absurdités de notre législation criminelle : le droit presque iîlirmté de récusaiwn et Vunaniraité dans les verdicts.

XL

Le droit presque illimité de récusation ! Vunammiîé dans les verdicts / Etudions ces deux étranges dispositions de notre législation criminelle, et nous verrons si elles n'ont pas ouvert les portes des

— 17 — prisons à plus de criminels que Dante n"a vu de damnés dans son Enfer !

En principe, rien de plus beau, de plus pliilanthropique que ces deux garanties laissées à l'homme poursuivi par la société. Dans ce duel d'un seul contre tous, on devait laisser au combattant le plus faible des armes qui fissent disparaître l'inégalité écrasante de ce genre de combat. Il était beau de lui laisser jusqu'au bout tous les bénéfices de sa position exceptionnelle, la présomption de son innocence et toutes les chances de se faire acquitter, s'il était possible, avec l'évidence du soleil. Mais la société devait-elle se dépouiller, pièce à pièce, de toute son armure, afin d'en revêtir celui qu'elle accusait ? Devait-elle combattre nue, comme les lutteurs antiques, contre un homme armé de pied en cap, comme un chevalier du moyen-âge? Non : tout ce que l'accusé devait et pouvait es\)éTeT. c'était une lutte à armes égales. Cette égalité existc-t-elle? Répon dre affirmativement, ce serait exciter un long éclat de rire.

Dans un pays où il existerait une température morale uniforme, où l'honneur, la probité, la moralité, la conscience en un mot, seraient le domaine de tous ; dans un pays enfin où l'image du Dieu vivant apparaîtrait flamboyante à toutes les consciences, le droit presque illimité de récusation n'offrirait aucun des inconvénients qu'il offre ici ; car chacun monterait au banc du juri avec la volonté de peser sans passion ni partialité les témoignages de l'accusation comme ceux de la défense ; car chacun se trouverait alors placé dans les conditions de sérénité et d'impartialité où doivent être ceux qui veulent agir selon les règles diverses de la justice ; car, enfermé dans le dilemme d'une condamnation méritée ou d'un acquittement qui tache comme un parjure, le juri n'hésiterait jamais à prononcer le fatal verdict de culpabilité ; car alors le Christ ne serait plus souflleté sur les deux joues comme il le fut, il y a 1861 ans, dans une des scènes de sa passion.

Ici, nous avons tous vu ou pu voir ce que valait le droit presque illimité de récusation. Eu effet, quand les Cours s'ouvraient, on était sûr d!assister à la représentation d'une comédie dont on aurait pu faire d'avance le compte-rendu, scène à scène, tant elle était toujours la même, tant il en coûtait peu aux avocats de se répéter. Comme ces damnés du Dante, enfermés pour l'éternité dans un cercle de feu qu'ils ne peuvent franchir, ils tournaient toujours dans le même

— 18 — cercle. Le iDublic des Cours crimiuelles en bâillait avec une toti-chante unanimité. Qu'importait à nos savants légistes ? Les Cours ne ressemblent pas aux théâtres : ici, ce n'est pas le spectateur qui paye, c'est l'acteur. Yoici la pièce éternellement jouée, sans variantes : La Cour s'ouvrait. Le Grand Juri rendait ses oracles. L'avocat de district appelait un accusé sur la sellette. La composition du juri commençait. Quand l'affaire appelée était une vétille, comme un assaut ou batterie, un homme crosse dans un bal, un échange d'injures en pleine rue, ou dans une réunion, à la façon des héros d'Homère, qui s'insultaient avant de se battre, le défenseur était bonhomme et se montrait de facile composition. Alors les purs, les honnêtes avaient quelques chances d'exercer le mandat de jurés. S'agissait-il d'un gros vol, avec effraction ou à main armée, ou de quelque meurtre enjolivé d'une douzaine de coups de poignard, d'autant de balles et autres arabesques du genre,—la défense devenait horriblement vertueuse, mais vertueuse comme l'Anglaise le plus collet-monté,—alors on avait beau lui présenter, comme jurés, la fleur de la population, les plus honnêtes, les plus instruits, les plus patients, les plus doux

(t Nenni, répondait la défense : Je ne veux ni l'honnêteté, ni l'instruction, ni la douceur, ni la conscience. Ces vertus me sont suspectes uu premier chef. Ce qu'il me faut, ce sont les âmes bornées, les consciences paralysées, les yeux aveugles ou louches. Foin des hommes qui pourraient voir clair dans mon affaire ! L'intérêt de mon client exige qu'il soit jugé par des taupes. »

Le client était coupable, c'était clair comme le jour. Après avoir épuisé la liste des honnêtes gens, on était donc obligé de descendre à la Bohême attakapienne, aussi immonde que celle que Victor Hugo a vu grouiller dans la Cour des Miracles de Notre-Dame Je Paris. Le procès-comédie s'entamait. L'avocat de district et le dé-lenseur échangeaient des périodes plus ou moins oratoires pour se disputer un acquittement qu'ils savaient parfaitement écrit d'avance dans le cœur des douze jurés ; arrivé au dénouement, le procès-comédie finissait heureusement comme un vaudeville de Scribe : l'accusé sortait de prison, plus ou moins blanchi par un verdict de non-culpabilité, rendu par un juri complice.... Et la Justice gravait sur son livre d'airain ce nouveau coup de poignard à sa poitrine, ce nouveau blasphème au ciel î

Voilà les bienfaits du droit presque illimité de récusation.

— 19 — XII.

L'unanimité dans le verdict est encore une de ces monstrueuses anomalies que, dans ses exagérations ultra-philanthropiques, la société laisse vivre ù la grande joie du criminel.

Vous aurez beau isoler un juri, lui défendre toute communication avec les vivants, lui donner comme surveillant un constable, qui trouverait fort ennuyeux le rôle qu'il joue, si le corps auquel il appartient ( sauf de rares exceptions bien entendu ) n'était pas composé de tous les crétins qui s'épanouissent, comme des chardons, dans chaque paroisse de notre bienheureux Etat ; vous aurez beau bercer les longues oreilles de ce même juri avec les symphonies oratoires de Pierre Soulé ou de mon ami Adolphe Olivier, vous n'empêcherez pas les tentations de Satan d'arriver, par la porte, la fenêtre, le trou de la serrure, sur l'aile du vent, n'importe comment, jusque dans cette chambre à la table couverte d'un tapis vert, autour de laquelle se jouera l'honneur ou la vie d'un accusé. Tant qu'il n'y aura pas réforme dans la loi sur le juri, les cours ne joueront qu'une comédie sacrilège qui ferait rire si elle n'indignait pas. Si cette réforme tant implorée n'était pas obtenue, si l'on devait continuer de cracher sur le rayonnant visage de la Justice, il n'y aurait plus qu'an échelon ù descendre pour se trouver dans l'abîme jusqu'aux aisselles et la société devrait s'attendre à voir arriver bientôt le jour où l'on cracherait sur l'autel de Dieu.

xin.

Encore un coup de brosse à notre tableau.

Aux fléaux déjà nommés nous allions oublier de joindre le rôle joué dans nos cours par les témoins.

Nous n'avons pas besoin de dire la grandeur, la sainteté de la mission d'un témoin dans une affaire criminelle. La loi prend un riche ou un lepero, car elle admet ( souvent à tort, hélas ! ) que dans chaque poitrine d'homme Dieu a mis une conscience ; elle prend cet homme où elle le trouve, dans un palais, dans la rue,—n'importe où, le traîne devant une cour où un accusé a à disputer à douze jurés son honneur, sa liberté ou sa vie qu'ils veulent lui prendre. De cet

t

— 20 —

homme riche ou en haillons ( car tous sont égaux à ses yeux), elle fait plus qu'un homme, elle en fait un prêtre. Elle lui dit :

» Ce maudit que tu vois là, sur ce banc, est accusé de vol, ou de meurtre. Si tu sais quelque chose qui puisse le condamner ou l'innocenter, au nom du Dieu vivant, nous te sommons de le dire hautement, tu seras béni de Dieu lui-même, si tu fais éclater son innocence ; coupable, aide-nous à le ûUre condamner, et tu seras encore béni de Dieu. 2

Nous le répétons : rien de plus grand, de plus auguste, que le rôle donné en ce moment à cet homme. Honneur à celui qui, dans CCS occasions solennelles, ne confesse que la vérité !

Mais le faux témoin, celui qui sciemment, froidement, après avoir prêté serment à Dieu et aux hommes, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, trahit le serment qu'il a prêté devant Dieu et devant les hommes ; \efaux témoin qui brise l'honneur, la liberté ou la vie d'un innocent, lorsque d'un mot il pourrait lui rendre ce triple trésor que Dieu donne, mais que les hommes sont impuissants à donner ; le faux témoin qui n'a qu'à ouvrir ses mains pour en faire tomber la condamnation d'un coupable, et qui tient ses mains obstinément fermées ; le faux témoin que la loi romaine et celle de l'Europe du moyen-âge condamnaient à avoir la langue percée d'un fer rouge, afin de rendre le mensonge impossible à qui avait déjà menti devant la justice ; le fa:ux témoin a qui les législations modernes imposent, s'il fait condamner un innocent, la même peine que sa victime aurait subie ; le faux témoin, ce monstre qu'on devrait proclc-mer impossible dans les sociétés de notre dix-neuvième siècle, de même que les lois de Solon admettaient l'impossibilité du j?amczt?e; le faux témoin abondait dans les cours attakapiennes : on le coudoyait dans la rue, au café, a l'église, au bal, partout où il y avait concours d'hommes, he faux témoin était partout.

Et ici, avons-nous besoin d'expliquer une pensée rendue déjà fort claire par les pages qui précèdent ? Avons-nous besoin de dire que, dans cette étude sur les classes dangereuses de la société attaka-pienne, nos observations ne s'étendent, ni directement ni indirectement, aux honnêtes gens de nos paroisses, et qu'elles plongent seulement dans les bas-fonds de notre société, où s'agitaient naguère encore ceux que nous appellerons toujours les bandits, ces lépreux de notre civilisation ?

— 21 — . Oui, les faux témoins foisonnaient dans nos cours, mais seulement dans les affaires où les bandits se trouvaient impliqués. Ils étaient accusés d'un vol, d'un meurtre. Eh ! mon Dieu ! peu leur importait '. Dix, quinze témoins venaient certifier qu'à l'heure du meurtre ou du vol, l'accuse était malade ou se trouvait à 25 lieues du théâtre de l'action et... le tour était fait. Inutile d'ajouter que ces parjures se commettaient à charge de revanche de la part de celui qui leur devait un acquittement inespéré.

Une anecdote à ce sujet : une anecdote éclaire parfois une discussion. (Nous n'en nommons pas les auteurs, mais la paroisse La-fayette tout entière pourrait les nommer au besoin.)

Un honorable habitanfesnrprit un soir un de nos nombreux bandits, au moment où il vofm sa plus belle vache.

" Cette fois je te prends, dit l'habitant au bandit.

—Pas encore, fit l'autre.

—Mais c'est le flagrant délit !

—Pas le moins du monde ; je te prouverai par dix témoins que je t'ai acheté cette vache."

L'affaire mise en cour, le bandit prouva ce qu'il avait promis de prouver par quinze témoignages. I^e bandit y avait mis du Ihxe : il avait produit cinq témoins de plus.

XIV.

Xous avons dit les plaies de notre société, les éléments hétérogènes qui la composent, les facilités excessives laissées aux accusés par notre législation, l'indignité des juris, tels du moins que le tripotent nos avocats, les verdicts scandaleux, l'impunité des bandits, les parjures, les accrocs à la morale, les sacrilèges, les cartels adressés à D ieu et aux hommes, &c., &c. Il était facile de prévoir que tant «le maux auraient une fin et que le jour viendrait où nos populations pillées, volées, incendiées, traduiraient leurs griefs par un cri de colère, fevmersdent momentanément les maisons de cour, théâtres de tant d'indignes comédies et improviseraient des tribunaux oîi les bandits seraient sommairement et sévèrement jugés. Ce jour prévu arriva et donna naissance aux Comités de Vigilance. Nous les étudieron?! dans le chapitre suivant.

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A

LES COMITES DE VIGILANCE

Le jour où ce mot fut prononcé pwjf la première fois devant nos populations, il y eut comme un frisson de terreur chez les uns ; chez les autres, une explosion de joie. •

Etrangers aux coutumes américaine?, les uns ne connaissaient pas même de nom oes tribunaux exceptionnels, ces conseils de guerre <lu peuple qui, ailleurs, avaient eu cent fois raison de crimes que ne pouvaient atteindre les tribunaux ordinaires; c'était pour eux quelque chose de mystérieux et de terrible comme l'inconnu.

Incuries autres, c'était le jour cent fois prédit, non des vengeances, —car un tribunal ne mériterait plus ce nom s'il employait cette arme,—mais des expiations. C'était pour eux un compte qu'on allait demander aux classes dangereuses; le livre de leur passé qu'on allait feuilleter page à page ; leurs actions impunies qu'on allait peser dans une balance terrible et impartiale comme celle de la fra^e justice; mais cette fois on avait la certitude que cette balance serait tenue d'une main ferme et sûre ; que les bras vaillants qui se présentaient seraient à la hauteur de toutes les difficultés de l'œuvre, que le passé serait réglé avec l'exactitude des meilleurs teneurs de livres, et que chacun serait rétribué Selon ses œuvres.

Le peuple,—ce poète qui a autant d'imagination qu'Alexandre Dumas,—avait donné une auréole romanesque à'ceux qui allaient combattre pour l'épuration du pays. Pour les uns, c'étaient des bandes calquées sur celles de l'Opéra-Comique, portant la ceinture de soie rouge ou verte flottanie, la soflbreveste des Apennins ou des Abrnzzes, le chapeau calabrais couronné de fleurs. A ces poétiques soldats ils avaient donné un poétique chef : c'était et ce ne pouvait être qu'un Fra-Diavolo honnête homme, portant le trabuco sur

— 24 —

l'épaule, vêtu de velours des pieds à la tête, ayant des nœuds de rubans à sa veste flottante; en un mot, un chef à faire raffoler d'amour les jeunes filles.

Pour les autres, les Vigilants allaient être des puritains du temps de Cromwell, au pourpoint de cuir, au chef coiffé du pot de fer, qui iraient au combat armés d'un lourd mousquet et en chantant les psaumes éclatants et sombres de l'Eglise réformée.

Pour quelques-uns eofîn, ils devaient se montrer le visage couvert d'un masque noir comme les Italiens du moyen-âge ou les brigands de l'Opéra ; ils feraient la guerre la nuit, comme les Indiens on comme les bandes de Rob Roy....

Ah ! le peuple est un grand poète, mais le propre de la poésie est de dépasser toujours la réalité.

Les Vigilants étaient de bons habitants, qui allaient s'arracher momentanément à leur charrue, à leur intérieur, à leurs loisirs, à leurs affaires ; qui allaient saisir au collet tous ces lépreux qui auraient dû être retranchés de la société depuis longtemps et qui ne devaient qu'à l'indulgence criminelle du juri d'avoir encore leur place au soleil et à la liberté, et allaient les jeter, meurtris et saignants, sur les dures routes de l'exil

IL

Ici se présente une question qui a excité quelques controverses....^ assez naïves, et que nous devons par conséquent hoi^^prer d'une réfutation. . Un comité de vigilance est-il légal ?

Tout le monde savait, comme les braves gens qui ont posé cette question, que la Justice, étant la seule souveraine des sociétés régulières, ne doit pas, ne peut pas reconnaître d'autre pouvoir que celui qu'elle exerce elle-même ; qu'elle ne reconnaît qu'un drapeau et qu'un autel, et que ce drapeau et cet autel ne sont et ne peuvent être que les siens. Tout pouvoir est égoïste et ne se partage avec personne, car partager, c'est abdiquer. Celui de la Justice doit donc se partager moins que les autres ; m'ais ceci ne reste vrai que lorsque tout est serein et moral dans les diverses régions de la société ; lorsque la vertu est à la fois en haut et en bas ; lorsque le parjure est aussi vare que les comités ; lorsque l'innocent et le coupable sont certains

/■■

— 25 — de troHver devant un juri, l'un douze parrains de son innocence, l'autre douze juges austères qui prononceront sa condamnation.

Oui, nous l'avouons avec vous : quand la Justice est respectée pour ce qu'elle est, c'est-à-dire pour une éblouissante fille de Dieu, il serait à la fois insensé et criminel de faire schisme avec elle; d'élever temple contre temple et de ternir du sonffle des passions humaines le miroir où son auguste visage se détache dans toute sa pureté. Oui, quand tout est calme et serein sur la terre, nous dirons avec vous que :

Un comité de vigilance n'est point légal.—Mais où en étions-nous quand les comités se sont formés ? 1 ous les étais de la société manquaient à la fois. Un voile noir s'^toit étendu sur les âmes et les consciences. Ix)r8qu'on rencontrait (fia passant sur son chemin, on ne savait si l'on allait saluer un coquin*'Ou un honnête homme. Il y avait dans tous les cœurs doute de l'avenir et désolation du présent. La frayeur était partout. Etaitron volé ? on n'osait plus se plaindre de peur de voir sa maison incendiée et ses bètes égorgées. La moralité publique commençait à baisser d'une manière effrayante. Devant la fortune des bandits, qui montait, et celle des honnêtes gens, qui descendait, certaines consciences se demandaient si la route du crime n'était [)a.- préférable à celle de la vertu. Les bandits éjtaient partout méprisés hautement par beaucoup, choyés par les autres, car ils pesaient d'un poids souverain dans les balances électorales ; l'impfobité et le vol triomphants, la vertu regardée par un grand nombre commô.une niaiserie ! épidémie de vols et de crimes de toutes sortes ! bureaux ouverts de parjures au plus offrant et dernier enchérisseur ! Pour tout résumer en un mot : infamie î infamie ! tel était le bilan de notre société.

Assez, messieurs les chevaliers de la légalité ! Devant un état de choses aussi désastreux, il était du devoir de nos populations d'oublier qu'il y avait des maisons qui s'appelaient palais de justice, des hommes qu'on appelait juges, des hommes qu'un appelait avocats! Lorsque la société était en feu et que.les pompiers designés par la loi restaient paisiblement chez eux, il était du devoir de nos populations de courir au feu et d'éteindre un incendie qui menaçait de tout consumer. Et s'il y avait eu un crirne dans ce magnifique sauvetage d'un navire perce à jour et ayant déj?i dix pieds d'eau dans la cale, qui oserait blâmer les hommes de cœur qui prirent sur eux de

— 26 — ïc commettre? Du reste, nous allons dire in mot,qui restera vrai tant qu'il existera un dictionnaire : un crime, c'est un acte odieux, infâme, nuisible à tous ou à quelques-uns. Or, on aurait beau dresser une barricade de déclamations contre les comités de vigilance, qu'on ne parviendrait jamais à changer en malfaiteurs les hommes qui se dévouent au salut de la société.

Non, il n'y eut pas crime dans ces insurrections, armées et dirigées 'par d'honnêtes gens, qui, voyant que la justice n'existait plus, s'assirent dans le fauteuil vide de la justice ;

Non, il n'y eut pas crinie, car il faudrait appeler ainsi toutes les insurrections populaires contre un déplorable état de choses ;

Non, il n'y eut pas crime, ou il faudrait appeler ainsi la révolte des treize colonies anglaises contre la métropole, révolte dont est née notre magnifique république ;

Ou il faudrait appeler ainsi la révolution française de 1789 et 1792, qui, quoi qu'on dise et qu'on fasse, a semé d'impérissables idées de liberté, d'égalité et de fraternité dans tous les coins de l'univers ;

Ou il faudrait appeler ainsi toutes les protestations faites par les peuples contre leurs maîtres ;

Ou il faudrait appeler ainsi de nos jours l'insurrection de l'Irlande contre l'Angleterre et de la Yénétic contre l'Autriche, deux martyres qui se révolteront peut-être !

Ou il faudrait enfin, pour être franc et logique, en même temps, condamner l'histoire, reconnaître que si Néron nous gouvernait, nous devrions subir Néron, et qu'enfin il n'y a plus ici bas ni codes ni constitutions démocratiques et qu'il n'existe plus d'autre droit que le droit divin ! .2,

III.

Cependant les comités s'étaient organisés et allaient exécuter rudement et con'icienciemeînent leur programme, aussi simple que celui des bandits qu'ils allaient combattre.

Le progranmie de ceux-ci avait deux mots : le vol ; ■

Le programme de ceux-là en avait trois : guerre aux voleurs !

On voit que. pour le laconisme, les uns et les autres aviraient pn rendre des points à l'antique Sparte. Les hommes d'action qui avaient ■eu le courage de l'initiative, le plus rare de tous dans ce pays où

— 27 —

le courage court les Aes, ces hommes avaient appelé à eux tous les hommes honnêtes. Cet appel avait eu de Pécho et touayava en répondu t.emple mémorable, quil ^t bon de graver dan, cL feudles éphémères, ne dus^nt-elle, avoir que la durled'u„ejo«mr ct_ qu. prouve que tequ'une société souffre, elle repondiïruTrc m,er appel qu, .orlira -^^ne poitrine Tirile, et que, L,™ta„nd elle aurait retardé d'un siècle peut-être le moment d'aWr O^f';^' petons que les acte, de courage sont électrique, et q^.'au jo"; d„ danger ,1s ont et auront to,.Jo,.r, .ur les fouleTun prolnd rZt

On allait donc bi rrpnvrp ,0 +...-k

dont le nom seul f„ r^"' V ^ ,"^ 'T™'""='

cicnces. "^■'^ ■""•«, ,lans.b,cn dos cons-

Quel serait leur cocie .' Quels châtiments appliqueraient-ils?

Telles étaient les questions que se posaient les per..onnos étrangères a l'association dos Vigilante.

^^^^r'^"^ ''7,' I^^^^'^^'^^'^P^- ^-'^ lo premier comité (celui de la Cote-Golee) publia dhs les premiers jours de son organisation une procamation à ses concUoyensdelaparo.se L./-« S^CV te" proclamation, qu'on trouvera plus loin, ne laissait plus planer l'om-

Chatments. La liste en était courte mais sing«lièr,.,iont si^iifica-tive ; pour qno nos lecteurs puissent en juger eu x nous nou.

empressons (^ la donner. ' ' "^

La première peine était le bannissement ;

La seconde, le fouet ;

La troisième, la corde. **•

Comme on voif, c^éjait d'une simplicité p'resque primitive,- c'était court, ma,s c'était net.

Les hommâ de ce comité ne setaient pas ingéniés a créer des categones de panes ni des catégories de condannrations.

Pour vol ou tout autre crime ou deiic ordinaiie, si on étaittrom-é coupable, on serait toujours condamné, comme dans les conseils de guerre; la condamnation prononcée se,-ait le bannissement

Auss,tot 1 arrêt rendu, le président du comité n,onfcrait à che-ctZlZ. ''"■"' """"'■ '' "-^^ i.nn,édiatemcn, „oti«er la

— 28 — Le délai accordé pour le règlement des afflwes dépendait des termes de l'arrêt ; il serait de 24 heures, de deux jours, de cinq, de huit|; mais il ne pourrait jamais dépasser dix jours.

Le condamné qui laisserait expirer le délai accordé sans partir, serait/otté^^é sévèrement.

Fris en deuxième rupture de ban, il sQTu.it pendu. Pour meurtre, incendie, viol ou tout autre acte qualifié crime, le comité avait aussi décrété la corde... Et c'était tout simple. Ou avait si souvent refusé de dresser la potence, qu'on avait fini par ne plus y croire. Il était bon de montrer qu'on était décidé à la relever.

Tel fut le code de procédure criminelle adopté par le comité organisé à la Côte-Gelee. 11 fut simple et inspiré à ses auteurs par le bon sens.' Les membres du comitéicomprirent que pour frapper de grands coups il fallait adopter une justice prompte, expéditive, impitoyable, et surtout fermée à l'éloquence pâteuse des avocats. En honnêtes gens, ils allaient aussi écrire sur la porte de leurs délibérations : " Les avocats n'entreront pas ici."

IV.

Aujourd'hui, quatre paroisses sont couvertes de ces associations armées qui se sont donné pour mission de purger le pays de ses bandits. i

Aujourd'hui, partout où elles se sont établies, ces associâfions régnent et gouvernent, et tout le monde trouve leur joug léu^er.

Que faut-il conclure de ce pouvoir généralement acclamé et reconnu?

Que l'homme qui fit la première prise d'armes à la Côte-Gelée, fit un coup d'audace en même temps qu'un coup de génie ; qu'il comprit que les griefs des honnêtes gens étaient assez grands pour «lu'on les traduisît îi la fin par un cri de colère qui troublât les ban-tlits endormis sur leurs lits de roses ; et qu'en se faisant le premier vengeur de la société, il aurait l'honneur de sonner le premier, sur notre pays. Vheure de la providence qu'on accuse souvent de lenteur, maïs qui finit toujours par sonner.

Il faut en conclure encore que le pays attendait ce cri pour sauter sur ses armes et couper court à la scandaleuse et trop longue irapu-îîité des malfaiteurs.

Il faut on concluWfnfin que la-patience publique était à bout ; qu'on voulait en finir avec tous les scandales qui déshonoraient no? paroisFCS attakapiennes ; que le succès vient seulement aux causei' qui ont le? sympathies des masses ; et qu'enfin, sans toutes ces causes, le Comité de la Côfe-Gelee ou aurait opéré isolément danô la pa-roisoe. oa se serait éteint de lui-même, faute dappui dans lopinion publique.

i

ADHK^TON

DE LA PRESSE ATTAKAPIENNE AUX CÛWITÊS DE VIGILANCE

I.

Cependant la chasse aux bandits allait commencer,—la chasse ardente, folle, impitoyable, faite à grand orchestre par les limiers de la vigilance, et tout le monde savait qu'ils étaient bons I

Hourra ! ils commencent leurs battues, les vaillants chasseurs de Lafayette, de Saint-Martin, de Saint-Landry, de Yerjnillon, de Calcassieu !

Hourra ! c'est la chasse au lancer ! la chasse à l'arrêt I la chasse à la muette! lu chasse à courre! Ce sont toutes les chasses! Hourra ! •

Les bo^éN'ont beau fuir comme des daims, comme des chevreuils, comme des lièvres. Elles entendent déjà l'haleine stridente des lévriers qui les poursuivent. Sus donc, mes chiens, sus ! Sus aux fuyards ! sus s^ux chevreiiils ! sus aux lièvres ! Encore un effort et la proie ponr.^uivie saignera sous vos dents blanches ! et les chasseurs triomphants sonneront l'hallali !

D'ailiCurs cette chasse n'a rien de commun avec les chasses ordinaires. Celle-ci est une chasse royale qui a pour témoin la population des quatre paroisses. Les hommes vous regardent passer d'un œil ardent... Les dames crèvent leurs gants à vous applaudir d leurs belles mains blanches, ainsi que les fanfares éclatantes des chasseurs.

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— 30 —

A l'œavre donc, les limiers! Tue! tue ! ^Tle ! pille! Feu des quatre pieds pour la galerie ! feu pour les beaux grands yeux noirs qui vous regardent ! Courez tant qu'il vous restera des pieds et un souffle pour continuer votre course ! Sur la terre, sur l'eau, en plaine, sous bois, course et course effrénée ! Hourra ! hourra !

La presse attakapienne s'était empressée de mettre les trompettes de ses colonnes à la disposition des comités.

Trois journaux leur avaient ouvert leurs tribunes hebdomadaires : le Bèmocrate de Saint-Martin, VEcho de la paroisse Lafayette, et le Courrier des Opelousas.

Trois journaux, c'est-à-dire trois tocsins pour sonner la sainte croisade des honnêtes gens contre les bandits.

C'était un concours précieux pour l'œuvre naissante. Le JDémo-r/rate de Saint-Martin était un journal représentant un parti alors en minorité dans la paroisse, mais plein d'une conviction et d'une verve qui étaient les augures certains de l'avenir qu'il a conquis depuis. Edité, non par la spéculation, mais par un groupe d'hommes attachés à la démocratie, et plus attachés encore à l'avenir de leur paroisse compromis par une administration know-nothing. le. Démocrate était le miroir qui reflétait la sainte indignation'de quelques plumes jeunes, fougueuses, prime-sautières, ayant l'amour de ce qui est bon et juste et prêtes à se dévouer, par amour de la patrie, à tout ce qui pouvait être pour elle progrès ou prospérité. Ces plumes étaient tenues par Ed. Voorhies et Alcêe Judice.

Ed. Yoorhies, quoique jeune, avait fait depuis longtemps ses preuves dans le journalisme. On savait qu'il faisait la guerre, non en tacticien ou en stratégiste, mais en tirailleur, en mousquetaire ; qu'il était prorapt à l'attaque comme un zouave, alerte comme un turco ; qu'en un mot il se battait au fusil, au revolver, à l'arc, à toutes les armes de l'infanterie légère ; mais qu'il se servait peu ou point de la grosse artillerie.

Alcée Judice était une priiûeur, une révélation, une force qui allait se révéler sans peut-être se bien connaître elle-même, mais une force réelle, disposant d'une somme étonnante d'ardeur, de jeunesse

f-

^ -31-et de virilité. Cœur chaud, nature méridionale, médaille frappée au meilleur coin de ce type créole qui va s'absorbant chaque jour dans les flots de la population américaine, ce jeune homme allait se réveiller écrivain, comme certaines natures d'élite se réveillent peintres, poètes, sculpteurs, au sortir des langes.—Logicien implacable, il allait faire la guerre à coups d'arguments, à coups de raisons que les adversaires des comités n'ont pas encore réfutées à l'heure où nous écrivons ces lignes. Alcée Judice était l'artilleur de la guerre que les Comités allaient commencer.

VEcho de Lafaj/ette et le Courrier des Opelomas avaient tous deux l'honneur d'être les organes de la démocratie dans deux paroisses riches, populeuses, et bien que les Comités fassent composés d'hommes pris dans les deux partis, qu'une question de moralité publique avait réunis sous la même bannière, la presse démocratique des Attakapas était venue à eux à bras ouverts, taudis que la presse opposante s'était renfermée dans une neutralité hargneuse, et que les amis de cette presse commençaient déjà dans l'ombre une opposition qui, pareille à la montagne en mal d'enfant, n'a produit que le plus ridicule des avortements.

II.

La chanson avait aussi porte son tribut au mouvement. ' La poésie chantée,—cette poésie aimée du peuple parce qu'elle parle à la fois à son intelligence et à ses oreilles,—est à nos yeux un des plus puissants leviers des âmes aux jours de danger, de guerre ou d'insurrection. La Marseillaise, —ce chef-d'œuvre inimitable de la poésie chantée,—fut, dit-on, pour beaucoup dans les premières victoires de la république française, en ] 792. A Jemmapes et à Yalmy, ses strophes enflammées dominèrent l'orchestre de l'artillerie et de la fusillade. Ce fut un concert chanté par un chœur de quarante mille hommes et, le soir de la bataille, il tonna encore autour du jeune drapeau tricolore, qui venait de cueillir sa première couronne de triomphe.

La chanson vint encore en aide aux Comités, comme elle viendra toujours en aide à tout ce qui est protestation contre un crime ou un abus. Douce aux malheureux, impitoyable aux sots et aux méchants, amie de la mansardé du peuple plus que des palais des grands, cei-

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gnant la robe guerrière lorsqu'il faut guider un peuple au combat. la robe de deuil lorsqu'il faut pleurer une défaite, le linceul même lorsqu'il faut descendre, avec un peuple égorgé, dans la tombe que les rois lui ont creusée, la chanson est un ange toujours prêt à venir du ciel pour servir les causes populaires.

Voici deux chansons inspirées par les Comités de Vigilance. Nous les publions, non pour leur valeur, mais pour démontrer que la chanson a pris part à la lutte dont nous sommes l'historien.

—4—

Air : Liberté sainte^ après trente ans d'absence.

BÉRA.KCKII.

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Guerre aux bandits ! de toutes les poitrines Ce cri puissant s'élève dans les airs ; Assez de vols, de meurtres, de rapines; Après trente ans les yeux se sont ouverts ! Trop de lépreux salissent notre terre, Le cri public les a tous condamnés : O Vif^ilants, en guerre, vite en guerre! Que les bandits soient tous extarminés !

Qu'ils soient broyés dans la même tempête, Tous ces maudits, chiens du même chenil ; Et que le fouet en les cinglant les jette Aux durs chemins qui mènent à l'exil ! De leurs forftits, absous par la justice, Qu'ils soient par nous à leur bagne traînés! Honte à Thémis qui se fait leur complice ! Que les bandits soient tous exterminés !

Sus aux bandits ! aux voleurs ! à ces drôles, Honte et fléau du sol où nous vivons ! Dieu, qui sourit à nos vierges créoles, Doit se voiler devant tous ces démons ! De ton vieux tronc, arbre de la patrie, Tes purs enfants à ton ombre inclinés, Vont ai-racher toute t>ranche pourrie. Que les bandits soient tous exterminés !

I

f-î

— 33 —

KoB tribunaix ne cessaient pas d'absoudre,

Au crime heureux ils ôtaient leur chapeau.

Nous, nou;! frappons comine finppela foudre

De Jéhova meftsag:ère et bourreau. >.

Frappons toujours! Aucune voix austère

N'osera dire aux rongeurs déchaînés :

e Caïn ! Caïu ! qu'as-tu fait de ton frère ? i

Que les baudits soient tous cxterminés !

Quand nous fondons sur ce^ bandes farouches,

Iroupeau saignant et ré luit de moitié,

Nous entendons parf.is dans quelque bouches

Ton doux liine^Lie. ''divine Pitié !

A ces br -e <!es ptatuea

Comme . i un nimbe couronnés.

Sous nos tni 'S soient ubnv

Que les l»an< 1 il tous extcrmii

Broutez en paix l'herbo de nos campR^nes, Troupeaux traqués trente ans par ces maudits , Les Vigilant? improvisent des bagnes Et d'un enfer vont faire un paradis. Durs forgerons, courbés sur le cratère, Noir soupirail ouvet pour ces damnés,

Fondons pour eux le b<\ilet populaire

Que ces bandits soient tous exterminés

Louisiane, ô mère bien-aimée,

Mets sur ton front la couronne do fleurs

Puis efWors-toi sur ta couc!iti embaumée

Et ne crains plus uiourtricra ni voleur

Sol de l'honneur, ô pa f\c immortelle,

Ferme t^n sein à tc.^ fils gangrenés, '

Le juste seul doit dormir sous ton ailo .. • •

Que les bandits soient tous exterminés ! ^^

_^_

Oà Tont ces bandits, fils des bagnes^, Qu'a fait ce drôle â l'air farouche, Oui pillaient nos belles campagnes Au grand front fuyant, à l'œil IoucIk;, Comme des écumeurs de mer ? Comme celui d'un paria ?

Où ces gars de mauvaise mine ? Dans son abri clos d'une planche Ils vont manger outre Sabine II a tué ma vache blanche

Un pain amer. Pauvre Lia !

OA vont ces démons de nos plahios, Qu'a fait ce vieux à l'œil atone I-ies mains libres de toutes ciiaines. Au ventre gros comme une tonne Aux premières roses d'avril ? Monté sur son grand palefroi ?

Oà vont-ils, mornes, eu silence ? Il conduit dans d'autres patrie» ils roat chercher une potence Les pirates de nos prairies

Dans leur exil

raies uu uos prau-ies ,^^bïk

Dont il est roi. J ^PBr

— 34 —

Un jour ceux-ôi par un parjure Les ministres delajustice

Ont souffleté sur la figure De leurs crimes étaient complice; '

Jésus, le martyr immortel ; Us pardonnaient à ces damnés ;

Dans l'exil, trop clément supplice^ Mais le peuple est juge suprême :

Ils vont maudits par la justice 11 les a frappés d'anathème Et par le ciel. Et condamnés.

Ceux-là, la nuit, phalange sombre, Il8yont,eux,leurs fils et leurs femmes^ Ont pris une torche dans l'ombre Abjects entre les plus infâmes. Et l'ont jetée à nos maisons ; Chercher l'ombre et l'exil lointains ;

ïlg ont brûlé dans leur étable, Qu'ilaaillent où le vent les pousse, Nos bœufs aujoug en bois d'érable, Foulant la poussière et la mousse Et nos moissons. Des grands chemins.

Tous ces noirs démonsde nosplaines Etdans les champs et dans les villes Ont volé, volé par centaines, Que chaque main de ces mains viles

Nos troupeaux, notre seul trésor ; Repousse le contact honteux ! Ils ont fait, avides harpies, Errants, proscrits et sans patrie,

Do nos parcs et de nos pi-airies Qu'en les voyant chacun leur crie : Des mines d'or. Lépreux ! lépreux !

Comme Caïn l'Israélite, Qu'ils s'en aillent, foule maudite. Manquant d'eau, d'abris et de feu ! Et que toujours dans la nuée Ils voient flamboyer une épée, Celle de Dieu !

A'^oilà deux cbausons, deux imprécations de la poésie atiakapienne contre les hommes qui ont, pendant vingt ans, tenu audacieusement en échec et la Justice et les honnêtes gens. Il y a dans ces chants plus de mépris, d'indignation, de colère, plus d'écho des griefs populaires que de poésie réelle, nous le reconnaissons. Qu'on pardonne Il ces poésies, si mauvaises qu'elles soient, de s'être faites si ardentes. Elles n'ont fait que traduire, ou plutôt not^r l'exaltation populaire. On ne peut méditer des églogues et des champs bucoliques lorsqu'on est assis sur le cratère d'un volcan.

OPPOSITION AUX COMITES

I.

Cependant à peine les Comités eurent-ils montré le bout de leur drapeau, qu'on vit se former un parti d'opposition. Si cette opposition n'eût été faite que par les bandits ou leurs

#

— 35 —

affiliés connus ou secrets, elle n'aurait étonné personne et, comme dans les cours do justice du moyen-âge, on leur aurait laissé vingt-quatre heures pour maudire leurs juges. C'était en effet un sinistre jour qui se levait sur eux : leurs revenus supprimés par un de ces arrêts du peuple souverain qu'on ne casse devant aucune cour suprême, leur carrière brisée, leurs habitudes de paresse rompues, leur industrie coupée dans sa racine,—tels étaient leurs griefs contre les comités, griefe que ceux-ci pouvaient entendre éclater en souriant.

Mais l'opposition de quelques hommes honorables, foncièrement honnêtes, aurait été aussi inintelligible que tous les hiéroî^lyphes de lobélisquede Luxor. si cette opposition, mystérieuse de prime-abord, n'avait pris sa source dans une cause qu'on n'avouait pas, mais qui néanmoins était suffisamment transparente pour quelques yeux. C'était, puisqu'il faut le dire, une opposition d'opinion et un instinct (inné du reste chee ces hommes) de conservation.

C'était une opposition 'dopinion, car ces hommes, la plupart know-nothings et qui avaient tantdéclaméenl855 contre la canaiV/c étrangère, ces hommes éprouvaient un dépit de vertueux, améiica-nisme en voyant que des hommes du pays s'étaient armés pour faire le dénombrement de la canaille indigène ; la bannir du pays natal qu'elle souillait de sa présence et, en cas de résistance, lui déchirer les reins et les épaules à coups de fouet. Ce qui les faisait mouvoir, c'était la douleur, honorable mais étroite, de voir mettre à nu lee plaies et les misères d'une société que, par esprit de parti, on s'était plu à peindre si souvent comme composée de rosières des deux sexes. Hélas ! grâce à l'indiscrétion des comités, les voiles allaient se déchirer, les bas-fonds de nos marais mettre au grand jour tous leurs mystères et cette société si vertueuse, fournir, comme la vieille Europe, des myriades de voleurs, d'aipsassins, de bandits de toute sorte, que la main de fer des Vigilants allait faire monter au pilori et marquer à l'épaule d'un fer chaud. Nous ne pouvons décrire la pudeur patriotique de ces braves gens qui auraient voulu cacher aux regard» étrangers leur canaille, qui pourtant prélevait sa dime sur eux comme sur les autres ; car cette pudeur ressemblait beaucoup à la niaiserie sentimentale d'un chirurgien, frèreou parent de Jocrisse, qui ayant à soigner un malade dont la jambe s'était gangrenée à la suite d'une fracture, aima mieux le laisser mourir que de lui dire

— 36 — qu'il devait être amputé.—Ce«e terrible nouvelîe lui aurait fait mal r nous a-t-il dit plus d'une fois avec une sublime naïveté.

C'était nue opposition puisée dans l'instinct de conservation, car en démasquant impitoyablement les faiblesses, les palinodies, le relâchement de la justice, les comités allaient imprimer à l'opinion publique un de ces chocs électriques qui brisent tous ceux qui, de près ou de loin, peuvent être regardés comme solidaires des abus dont Texcès met des armes dans les mains des hommes généreux. Cea hommes se sentaient menacés dans le popvoir qu'ils occupaient depuis quinze ans, non par l'action directe des comités, mais par la portée morale de cette action ; ils sentaient vaciller sous eux les fauteuils qui, pendant tant d'années, avaient supporté vaillamment le poids de leurs corps. Il courait dans l'air comme des signes précurseurs d'un tremblement de terre. Les lois physiques semblaient avoir changé..,. La terre ferme était devenue prairie tremblante. Alors, chez ces vainqueurs qui pressentaient la défaite ; chez cea hommes qui avaient bu durant plusieurs années à la coupe du pouvoir, qui enivre comme celle de Circé, il y eut une réaction fatale, irrésistible, qui les jeta sans retour dans l'opposition. Favorables d'abord, comme gens d'honneur, à un coup d'état qui avait pour but de rendre au pays et à la justice l'auréole d'honorabilité que l'un et l'autre n'auraient jamais dû perdre, ils se jetèrent dans l'opposition par instinct de conservation. Ce fut à nos yeux une faute indigne de leur adresse et de leur parfaite connaissance du terrain. L'histoire démontre à chaque page que toutes les réactions ont une force de courant qui dépasse celle des torrents les plus dangereux de l'Amérique du Sud,—et que par conséquent vouloir leur résister, c'est vouloir être brisé ; et pourtant, malgré l'évidence de cette force, l'histoire est aussi remplie d'exemples de victimes qui ont péri dans ce torrent en voulant bâtir une digne pour l'arrêter. Le plus ilhistre de ces aveugles est Mirabeau, qui voulut museler la révolution française après l'avoir déchaînée comme un dogue furieux sur le monde, et qui périt à l'œuvre, bien qu'il fût un Hercule et par la parole et par la pensée. Il n'est pas le seul dans le passé et ne sera pas le seul dans l'avenir. L'abîme a ses séductions et se« vertiges, témoin Mirabeau et cette belle jeune fille américaine qu'ont chantée tant de poètes, qui tomba, il y a quelques années, dans la cataracte du Niagara en voulant cueillir une fleur sauvage sur sei

— 37 — bords. Inntîle d'ajouter que l'abîme dont les flots avaient reçn k corps virginal, ne rendit qu'un cadavre !

IL

Malgré le péril souvent mortel qu'il y a à remonter le courant d'un torrent ou d'un fleuve furieux, il se trouva deux hommes qui îe tentèrent. La fortune a souvent secondé l'audace, dit le proverbe emprunté à la langue latine ; c'est vrai, mais seulement l'audace appliquée à ce qui est possible, à ce -qui peut être tenté et réussi à l'aide de circonstances heureuses d'abord, ensuite à l'aide d'une surabondance des deux qualités qui réunies donnent à l'homme des proportions surhumaines, une intelligence et une énergie supérieures. Il est bon d'être cupitor imposstbilmm, pour nous servir de la pittoresque expression de Tacite; mais, pour atteindre l'impossible, il no suffit pas de le désirer. Quel e^t d'ailleurs le jeune homme de vingt ans, qui, riche de sang, de sève,d'imagination, de jeunesse, n'a formé le désir d'allumer son cigare an feu des étoiles ?

Deux hommes tentèrent donc l'entreprise fabuleuse, héroïque, de dire aux comités : Vous n'irez pas plus loin ! Notre droit et notre devoir sont donc d'étudier ces deux hommes. Quelques-uns de nos lecteurs s'attendent peut-otre à trouver dans les pages que nous allons écrire un écho de la passion que la presse a mise à les juger au <;ommencement de la lutte. Ei-reur. La lutte est finie ;• les Comités sont vainqueurs sur toute la ligne. IjC moment est venu de faire do Vbistoire et non du pamphlet.

IIL

Ijes deux adversaires officiels Ues Comités étaient MM. Amédec Martel et A. Olivier, tous deux appartenant à la magistrature atta-kapienne.

Un jour d'élection, le peuple avait été chercher îc premier dans l'ombre d'une modeste mais honorable place qu'il devait à une lutt/^. aussi acharnée que courageuse contre les lacunes d'une éducation superficielle, et l'avait élevé à la dignité de juge de district. Ce fauteuil de magistrat qu'il avait sans doute entrevu plus d'une fois dans ses rêves était donc devenu une réalité, grâce à la baguot^jç^

— 38 — magique du peuple qui, lorsqu'il s'en mêle, change si facilement en choses palpables et tangibles les prestiges des contes de fées.

Cependant,—hâtons-nous de le dire,—il l'avait occupé avec probité,'fermeté et convenance,—et, malgré toutes les épines qu'il semblait devoir y rencontrer,—ses jugements n'avaient pas plus été cassés devant la Cour Suprême que ceux de certains juges de district de notre connaissance.

Tout-à-coup éclata le coup d'Etat des Comités, la Cour de Ver-millonville s'ouvrit et l'honorable A, Martel prononça ce que la phraséologie anglaise appelle la charge au juri.

Le juge,—plusieurs de nos amis s'en souviennent encore,—parla des Comités de Vigilance et dit que leur formation était une conséquence de l'indulgence et de la criminelle faiblesse que le juri avait souvent déployées dans ses acquittements. (Nous ne reproduisons peut-être pas textuellement les paroles,—mais nous sommes parfaitement sûr de reproduire la pensée.)

■ Les Comités applaudirent d'autant plus à ce qu'avait dit le juge, qu'il avait réellement touché du doigt la véritable plaie, la plaie saignante et purulente, celle dont ils voulaient guérir la société, pour l'empêcher de mourir.... Impartialité éphémère comme la rose.... passagère comme la lueur d'un feu follet.

La journée de la Queue Tortue arriva. (On trouvera plus loin le compte-rendu de cette journée qui restera dans les annales attaka-piennes.)

Bien que ces événements eussent été provoqués par les bandits et que les comités, en les châtiant, n'eussent fait que répondre à une provocation et à une nécessité de salut public, le juge Martel s'empressa de requérir le gouverneur. Celui-ci accourut, vit superficiellement les hommes et les choses et, sans doute convaincu que les comités étaient une manifestation de la volonté populaire, s'en retourna..^ gouverneur comme il était venu !

N'y eut-il pas, dans cette inaction ou ce silence du gouverneur, une satire directe et peut-être calculée de la susceptibilité ombrageuse de l'honorable A. Martel?

M. Martel ne la comprit point.

Il ne la comprit point,—car les vaincus du Bayou Tortue trouvèrent, grâce à lui, aux Opelousas, un patronage et même des certificats, inspires, nous n'en doutons pas, par les passions du moraenfr,

— 39 — mais qu'on aurait dû leur refuser, car ils étaient les vaincus de la société.

Il ne la comprit point,—car il crut réhabiliter la Justice en lui faisant toucher sans gants des hommes qu'elle n'avait pas condamnés, bien que la plupart d'entre eux eussent été traduits souvent à sa barre, mais qu'elle aurait flétris et pendus depuis longtemps, si, au lieu d'être aveugle comme une taupe, elle les avait^ couverts de son beau et limpide regard qui voit tout, parce qu'il est lui-même un reflet du regard de Dieu !

Ce jour-là, M. Martel se fourvoya et perdit à la fois beaacoup de prestige et beaucoup d'amis. Il crut, ce qui à nos yeux est une grande erreur, que la fermeté et l'énergie du magistrat réhabiliteraient la Justice et essuieraient les crachats qu'elle avait tant de fois reçus sur le front. Ce fut une erreur. En effet, la Justice, loin d'avoir b, gagner, ne pouvait que perdre à ce veto posé sur une révolution faite dans son intérêt. D'ailleurs de quel droit M. Martel se présentait-il pour laver les taches faites à sa robe blanche ? Ce n'était pas le juge qui avait sali la Justice,—nous l'avons dit et le répétons encore,—c'était le juri.

Nous n'insisterons pas sur un débat terminé ; nous ne chercherons pas à analyser la valeur intellectuelle du juge, ni à rechercher si ses titres aux fonctions judiciaires étaient bien fondés. M. Martel, qui se connaît en fait d'arrêts, a compris que les électeurs l'avaient condamné en dernier ressort, et que la popularité s'était retirée de lui. Il a déclaré publiquement qu'il ne briguait point une réélection et il emporte dans sa retraite une haute réputation de probité sinon de sagacité.

ly.

M. Adolphe Olivier, nouveau Brennus, avait aussi, dès le début, jeté le poids de sa parole dans la balance des comités. Comme son nom est intimement lié à l'histoire qne nous racontons, nous allons étudier un moment cette remarquable figure.

C'est une jeune et vaillante intelligence, pleine de contrastes, comme les beaux archipels parsemés d'écueils à fleur d'enu. Elle tente la palette du peintre par ses rayons et ses ombres, son aspect varié et accidenté.

— 40 —

Issu d'une famille patricienne qui s'est fait une seconde noblesse par la pratique des plu? hautes vertus sociales, M. A. Olivier entra dans la vie par la porte d'or. Dès ses plus jeunes années, on s'aperçut que la nature s'était penchée sur lui, les mains pleines de don» magnifiques, et les avait laissé tomber avec prodigalité sur son berceau. Après avoir terminé son éducation, il entra dans le monde par un discours que nous eûmes l'honneur de lire un des premiers gur une copie qui nous fut envoyée par le vénérable chef de sa famille, avec quelques mots aimables à notre adresse que nous avons tx)ujours conservés avec bonheur.

Ce discours reproduit par le Delta eut un certain retentissement. Il avait été inspiré, s'il nous en souvient, par une manifestation en faveur de l'Irlande, cette pauvre crucifiée du dix-neuvième siècle qui ■ressuscitera peut-être quelque jour, elle aussi, comme le divhi jeune homme de Nazareth ; mais, à l'étroit sans doute dans cette île qui râle de faim et agonise, l'orateur avait d'un bond traversé le détroit, jeté un regard sur l'Europe, y avait vu trois ou quatre autres-grandes martyres, l'Italie, la Hongrie, la Pologne, s'était agenouillé pieusement sur leurs tombes et les avait ensuite pieusement recouvertes d'un voile étincelant de poésie.

Ce discours fut plus qu'un événement de famille, il fut aussi chaudement accueilli par ceux qui aiment à étudier les talents naissant» do même que les jardiniers aiment à étudier l'eclosion d'une rose.

Nous fûmes du nombre de ces derniers.

Il y avait en efî'et une sève, une verve, une exubérance, pour ainsi dire tropicales dans cet essai. C'était comme un bouquet de bal préparé pour une jolie femme. A travers la poésie on voyait bien encore l'amplification fraîchement sortie des jardins de la Khétorique : mais il y avait aussi une aube radieuse d'aveuir.

La Louisiane, quoi qu'on veuille dire, est d'une pauvreté manifeste en talents oratoires. Dans le premier discours de M. Olivier commençait à poindre l'aurore d'un talent qui manquait encore k cq pays. En eifet, tout le monde avouera que nos marchés abondent en professeurs ès-cotons et sucres, mais qu'ils n'ont jamais entendu encore une parole d'orateur.

On acclama donc, et nous des premiers, le discours de M. Olivier. —Ah ! c'était là l'aube de sa vie comme de son talent! Tère de* inspirations généreuses, des impressions vierges ! l'ère où le e<Bar.

— 41 —

que n'ont pas encore mordu l'ambition et le désir de faire nn vain bruit parmi les hommes, aspire après ce qui est grand et beau ! C'était la jeunesse, le printemps de la vie, comme le printemps est la jeunes?e de l'année !

Si les partis vivaient encore, si ces ardentes phalanges foitifiëca dans les camps ennemis se mesuraient encoi-e du regard, nous aurions toute une page de critique à écrire ici sur la voie politique dans laquelle s'engagea le jeune et audacieux fiivori de la fortune. Mais les partis se sont immolés devant l'autel de la patrie et, si loin que le regard s'étende, il ne rencontre plus trace de ces divisions effacées. Nous ne ferons donc qu'indiquer l'association passagère de M. Olivier avec le parti kuow-nothing. Il voua à ce parti une fidélité digne d'une meilleure cause, car il le servit encore, lui ou sa mémoire, au-delà du Waterloo de 1855. Pour une telle nature, les interprétations bienveillantes ne risquent pas-d'ètre fausses. Ce vi<^ou-reux esprit rejeta loin de* lui le rôle facile du gondolier de Venise qui abandonne au courant sa voile indolente. Il voulut remonter le courant, braver le peuple. Si le doute ternit un instant l'éclat de 6on nom,.son talent acquit cette trempe de la lutte qui fait l'orateur comme certaines eaux d'Afrique font le damas. Il fut fort, sinon »age comme Caton.

Fictrix causa Diis placuit, sedvicta Catoni !

Cependant, malgré lô désaccord de ses opinions avec celles des populations attakapicnnes, M. Olivier avait été nommé avocat de district, et, nous^le disons consciencieusement, il eût été difficile de donner à la loi'îm plus jeune, plus beau et plus éloquent représentant. Tout, en effet, révélait chez lui l'homme façonné pour les luttes de la parole : la nature, en le créant, semblait l'avoir sculpté ^our ce rôle. La déesse de Virgile se laissait reconnaître à la dé-narche ; rien qu'à voir M. Olivier, on devinait le tribun.

Sa taille était élevée, et sa ^'oix souple et richement timbrée tr^vait pour vêtir sa pensée tantôt des notes d'une douceur infinie, tAi^ôt les notes stridentes de l'ironie, les éclats tonnants de la colère ou les explosions orageuses de l'indignation. Ses yeux bleus reflétant toutes ses impressions comme l'eau des lacs reflète les étoiles ; ses lèvres fines et comme découpées par un ciseau d'une délicatesse toute féminine; son front large et couronné d'une forêt de cheveux

— 42 — blonds, fins et soyeux qu'il aimait à secouer comme une crinière lorsqu'il parlait ;—tout donnait et devait donner à M. Olivier une grande influence sur les masses, influence qu'il jouait avec l'heureuse insouciance de la jeunesse qui prodigue et risque ses opulents trésors sur un coup de dé !

Les comités avaient paru et s'étaient emparé, aux acclamations du pays, d'une dictature qui leur revenait avec d'autant plus de droit que la Justice, cet ange gardien de notre société, n'existait plus.

Que fit M. Olivier ? Il se jeta bravement dans la lutte, seul contre une armée, comme l'Hercule ou l'Ajax antique, acte courageux, d'une audace par trop juvénile,—plume arrachée à l'aile d'un oiseau et jetée dans un torrent pour essayer de l'arrêter.

Après l'expulsion de quelques brigands sur qui pesaient des accu -sations de vols, d'incendies nombreux et même de meurtres, d'après la déposition assermentée d'un honorable et riche habitant de la paroisse Lafayette, que nous publierons dans une autre partie de cet ouvrage, M. Olivier s'arma de sa plume d'avocat de District et dénonça les comités au Gouverneur.

Celui-ci répoixlit par la proclamation suivante qui est devenue pièce historique :

PROCLAMATION.

Attendu qu'il paraît, sur information oflicielle donnée par Tavocat de District du 14e District Judiciîiire de cet Etat, qu'un certain nombre de personnes des paroisses Vermillon et St-Martin organisées sous le nom de Comités de Vigilaiiee, ont, en violation des lois, coîmmis des

OUTRAGES SUR DES PERSONNES et des DÉPRÉDATIONS SUR LA PROPRIÉTÉ DES CITOYENS DE CES PAROISSES, et Ont fait résistance avx officiers delà loi qui essayaient d'arrêter les procédures illégales de ladite organisation ;

Et attendu qu'il paraît que les of^ciers de justice ont trouvé qu'il leur était impossible de traduire lesdits violateurs de la loi devant la Cour, avec les moyens ordinaires que les lois leur donnent ;

En conséquence, j'ai cru convenable de lancer ma proclamation ir. vitant lesdits Comités à se dissoudre, et priant tous les bons citoyers de cet Etat de prêter leur aide afin d'arrêter et de traduire devantia Cour les violateurs de la loi.

Donné sous ma signature et le sceau de cet Etat, à Bâton-Rou^o, ce 28 mai 1859, a. d., et la 83e de l'Indépendance des Etats-Inia d'Amérique,

Par le gouverneur r. c. wicklifps.

' ' ANDREW, s. HERRON,

secrétaire d'Etat. '

— 43 — Le joiir où parut cette proclamatiou, que nous aurions le droit de juger en termes sévères, si notre cause avait encore besoin de lutter pour arriver au triomphe, M. Olivier compromit la popularité que lui avaient conquise ses brillantes facultés. Le peuple s'énamoure facilement, comme les femmes douées d'un cœur sensible; mais, comme elles aussi, il a un cœur'de sensitive qui se contracte et se referme à la moindre blessure. Comme cet Anglais, dont nous avons lu l'histoire quelque part, et qui, malheureux d'une fortune lourde pour lui, enviée par les autres, mit le feu à ses châteaux et à son palais de Londres se mirant dans la Tamise,—M. Olivier mit dans un écrin sa renommée, son influence, sa popularité, tout ce qui la veille faisait encore sa force et son orgueil,—puis il prit cet ^crin où il avait enfermé ses diamants comme aurait fait une femme au sortir d'un bal dont elle aurait été la reine, et jeta'cet écrin dans la mer... qui ne rend guère ce qui lui est confié.

Comment fut-il poussé à ce jeu hardi, à cet audacieux défi? Eprouva-t-il le désir d'élever un vain bruit autour de sou nom? La connaissance que nous avons de son caractère nous donne le droit d'en douter. Fut-ce un acte de courage destiné à en imposer à la foule en lui faisant croire que, dans sa personne, la Justice retrouverait ^à ses heures l'énergie qui faisait depuis si longtemps défaut aux déplorables juris de ce pays ? Nous en doutons encore, parce que M. A. Olivier est trop intelligent pour no pas avoir compris dès le début des Comités de Vigilance que ce n'étaient pas les magistrats qui avaient besoin de réhabilitation, mais le juri. Eut-il l'espérance de briser, les comités par la puissance de la parole ? Helas ! ce qui s'est passé depuis a dû lui prouver que la musique chantée ou parlée n'a pas l'ombre d'une influence sur des populations pillées et incendiées journellement. Non, M. Olivier ne fut poussé ^ à ses hostilités contre les Comités, ni par l'orgueil, ni par une foi follement exagérée eu ses doubles forces de magistrat et d'orateur : il y eut dans son cœur un accès d'audace léonine, et sans doute il trouva beau de répeter ce mot si fier de l'histoire :

Etiam si omnes, ego non !

Bonheur de la jeunesse et de l'audace ! M. Olivier n'a pas succombé sous le poids de sa tâche ! Comme la mer fut clémente à ce roi qui avait jeté son anneau le plus précieux dans les flots et luî ren-

— 44 — dit cette proie dans le corps d'un poisson servi le lendemain à la fable du monarque blasé sur les prospérités mondaines,—de même l8 peuple n'abandonna point M. Olivier. Tout en le condamnant, il lui garda sa faveur. D'importants événements concoururent aussi à refaire un rôle au brillant orateur qui cherchait si ardemment un théâtre digne de son talent. Fendant que nos calmes prairies s'éveillaient et frémissaient, pendant qu'elles vengeaient de longues et humiliantes injures, la patrie tout entière, la grande nation souffrait, elle aussi. Le contrat social se déchirait, les étoiles, jadis sœurs, se heurtaient et s'entrechoquaient sur le drapeau de l'Union. La confédération, qui semblait hier encore immortelle, chancelait sur sa base et ne paraissait plus que le rêve de quelques citoyens vertueux, rêve qu'allait dissiper l'orage. L^ droits des Etats du Sud, les droits du pays natal d'A. Olivier, étaient contestés et menacés, et un président sectionnel montait les marches du siège honoré et consacré par Washington. Alors, la Caroline du Sud commença à former le noyau d'un vaste Comité de Vigilance. Ce qu'avaient fait les paroisses attakapiennes, sept Etats du Sud le firent successivement. C'était la même question en grand, question de vie morale et matérielle, de dignité et d'intérêt à la fois. Le patriotisme de l'orateur attakapien était trop grand pour qu'il hésitât. Dans uneleltre qu'il nous adressa et dont nous avons publié quelques fragment» dans la presse louisianaise, il exprime avec sa brûlante éloquence tout le déchirement de son cœur, en face de cette dure nécessité de-la dissolution de l'Union ; mais il proclame sa résolution ferme et immédiate de s'associer à la reconstruction d'une nation nouvelle et de partager la fortune du Sud.

Ainsi, l'adversaire des Comités attakapiens faisait une généreuse et magnifique amende honorable à l'idée qu'il voulait foudroyer na-g-uère. Il reconnaissait le droit de légitime défense qu'il avait attaqué, droit inhérent à la constitution humaine, et antérieur et supérieur à tous les pactes politiques. Aujourd'hui, M.-Olivier est l'un des plus vaillants champions du majestueux Comité de Vigilance qni se dresse l'épée à la main devant l'invasion du Nord.

Les comités ont trouvé dans la presse quelques adversaires, les uns loyaux, les autres déloyaux. Mais cette opposition ne sera corapripe du lecteur qu'après le développement des faits auxquels elle était un» allusion. Nous la résumerons alors au point de vue historique.

COMITIi

DE LA

OOTE O E L E E

I.

Il y a vingt ans, un des pins grands succès de l'expositiot. de peinture à Toulouse, ville artistique entre toutes, fut décerné à un paysage signé Roques, le premier maître d'Ingres. Ce chef-d'œuvre du maître toulousain reproduisait, à peu de chose près, le tableau que nous allons décrire.

Le bayou Tortue est une rivière peu profonde et de peu d'étendue, tachetée d'îlots et de bouquets de cyprès (arbres cannelés qu'on dirait sculptés par le ciseau d'un statuaire), et ombragée sur les deux bords par des arbres de haute futaie, qui lui font un parasol de verdure à faire rougir le parc de Yersaillcs. Ce bayou sert aussi de ruisseau frontière aux paroisses Saint-Martin et Lafayette. Le trait-d'union de ces deux paroisses est un pont baptisé par une famille dont le nom paraîtra plus dune fois dans ces pages, famille française enracinée depuis soixante ans sur notre sol, mais ayant conservé pieusement le souvenir de son origine,—famille dont le chef, né aux environs de Bordeaux, était venu aux Attakapas, cnl79G, avec uik-monnaie peu lourde à porter matériellement, mais ayant cours dans tous les pays du monde : une intelligence élevée,^bien que son éducation fût incomplète, et un cœur assez grand pour faire tête à des orages dont le récit n'appartient pas au livre que nous écrivons. Ce pont a reçu le nom de la famille Saint-Julien.

Au nord, une immense cyprière ferme l'horizon comme un rideau;

— 46 —

au sud, des prairies dépassant en étendue toutes les distances que l'œil peut embrasser ; à l'ouest, ces mêmes prairies courant le long du bayou Vermillon, et allant se relier à celles de la paroisse du même nom. Sur cet immense tapis vert, des habitations nombreuses, semées au hasard comme à coups de foudre ; des troupeaux à moitié enfouis dans les grandes herbes des savanes qui leur servent à la fois de nourriture et de litière ; des milliers de clos où s'épanouissent, en été, les houppes de neige du coton et les barbes blondes du maïs : tel est le théâtre sur lequel nous allons faire monter le lecteur.

IL

Ce n'est pas tout. Après nous avoir suivi dans la campagne, il faut qu'il se laisse prendre par la main, et qu'il pénètre avec nous dans les maisons.

Ces maisons sont comme la Galathée de Virgile : elles se cachent derrière un double ou triple rideau d'arbres, étendu comme un voile de fleurs et d'ombre ; mais elles ne se cachent pas si bien, les coquettes î qu'elles ne puissent être vues par le passant. Les arbres, qui leur font comme un oasis de verdure, sont les lilas.

Il y a soixante ans, cette prairie, aujourd'hui si ombreuse, était nue comme la main. C'était un paysage d'Afrique pendant les journées torrides de l'été. Un jour, un nègre nommé Baptiste, appartenant à M. 0. Comeau, alla aux Opelousas, y vit un lilas, arbre qui lui était inconnu, couvert de ses grandes grappes de fleurs parfumées, en détacha une branche, et la planta à l'Anse-Pilet, sur une terre appartenant aujourd'hui au gouverneur Mouton. La branche grandit et devint arbre. Ce doyen des lilas qui couvrent aujourd'hui les campagnes attakapiennes, était debout encore il y a peu d'années.

Que le lecteur entre maintenant, avec nous, dans les maisons,— maisons luxueuses de propreté ; mais, sauf quelques exceptions, n'ayant que ce luxe, le plus beau de tous. Ce n'est pas riche, ainsi que vous le voyeZj mais c'est poli comme un miroir, brillant comme du cuivre. C'est un intérieur de la Hollande, dessiné aux Attakfr-pas par ce grand artiste mystérieux qu'on appelle la Providence.

Les femmes sont au métier, têtes brunes et rieuses, penchées sur ce métier comme les femmes du monde sur le piano ;—mains blanches, couronnées d'ongles étincelants et polis comme l'ivoire, qui, du

— 47 — lundi au samedi à midi, font voltiger la navette, et frappent cette cotonnade qne tout le monde connaît.

Que le lecteur entre donc. S'il est connu, il sera accueilli par une franche poignée de main et par un sourire ; si étranger, par une de ces bonnes et hospitalières paroles qui sont la bienvenue du voyageur. Qu'il regarde autour de lui, et tout lui semblera rire, chanter et s'épanouir au soleil comme les maîtresses de ces maisons. La nature, en effet, s'est faite ici gracieuse comme les femmes. Heureuse prairie qui sert de cadre à ce frais et paisible tableau où, même en hiver, tout semble avoir un air de printemps !

III.

Nous avons dit que les femmes y font voltiger la navette du lundi au samedi à midi. Oh ! c'est que ce jour-là n'C'^t pas un jour comme les autres! C'est que la modeste pendule de ménage, qui a tinté des heures de travail toute la semaine, sonne ce jour-là l'heure du repos, heure lente à venir, mais toujours attendue sans impatience ! C'est le jour où elles vont dépouiller la pauvre robe de travail, lisser, peigner et parfumer des cheveux qu'elles ont gardés toute la semaine, tordus comme un double câble de soie sur leurs épaules, tirer de l'armoire de noyer la robe de bal, la mantille de soie, les bijoux, les gants Jouvin, les bottines de Cendrillon,—et se regarder au miroir,— et se faire belles I Pas de coups d'œil indiscrets sur ces modestes apprêts de toilette I Laissez en paix ces laborieuses abeilles qui vont sortir de leurs ruches, armées eu guerre, et s'envoler au bal, bruyantes et joyeuses comme des gamins faisant l'école buissonnière.

Le bal se donne chez Léon Billaud. C'est une modeste villa, voilée de lilas comme une anglaise collet-monté d'un double voile de dentelles ; mais soyez tranquille ! si vous la visitez ce soir, vous verrez comme il y aura tapage, et rumeur, et rire autour de cette maison ! et comme elle sera pleine de chants et de lumières ! La salle de bal sera pauvre, car elle n'aura pour décors que quelques mauvais tableaux, des bancs en bois, sièges bien durs pour tant de robes soyeuses, et le stuc blanc des quatre murailles ; mais la scène sera si gentille, le tableau si coquet, que vous lui pardonnerez les quelques taches que nous venons de signaler. Le violon seul servira bien peut-^tre de repoussoir au spectacle qui se déroulera devant voue ; peut-

— 48 — être tronverez-vous ce violon trop aigre, trop strident, trop grinçant, trop différent enfin de ceux que vous avez entendus aux théâtres de la Nouvelle-Orléans. Le violon est mauvais, abominable, c'est vrai, mais les danseuses sont jeunes, jolies, gracieuses, prestes comme les oiseaux endormis à cette heure sous les rameaux de« grands arbres ; mais elles ont des ailes aux pieds et le rire aux yeux, et des mélodies sur les lèvres. Eh ! que leur importe que le violon grince, qit'il crie, qu'il détonne! A cebruitelleadauaeroaten ■mesure mais elles ne l'entendront pas.

IV.

Nous arrivons à la population masculine.

Nous avons lu quelque part une impression de voyage qui a quelque analogie avec ce que nous allons dire. C'est une histoire de voyageurs, encadrée dans ces magiques paysages de l'Inde, beaux comme ceux du Paradis, et cachant la mort sous leurs splendides draperies.

Après une longue journée de marche, deux voyageurs s'étaient arrêtés sur les bords d'un lac dont les flots, légèrement ridés par la brise du soir, semblaient rouler des étoiles. Celac était beau, comme

tout l'est dans cette terre merveilleuse, qui serait un Eden si elle

n'avait pas le tigre, l'obra-capella, les poisons les plus subtils, de« dangers à chaque pas et la mort. Pendant les premières heures de la nuit, tout sembla dormir ; mais à minuit, les grands bois se réveillèrent, le tigre rugit, et des yeux ardents, dont chaque éclair ^tait la mort, s'allumèrent dans l'ombre, et nos voyageurs auraient eu le peu enviable honneur de servir de déjeûner à quelque roi de» forêts indiennes, s'ils n'avaient eu la chance de mettre l'incendie d'une forêt entre eux et leurs ennemis.

Il y a à peine un an, la Côte-Gelée et les Attakapas étaient, hélas! comme l'Inde, une médaille à deux revers.

Si, d'un côté, il y avait une population honnête, industrieuse, aimant à l'excès, comme ses aïeux de race française, le travafl qui donne l'abondance, et les plaisirs qui, chez les natures généreuses, «ont un aiguillon qui les pousse au travail, au lieu de les en éloigner ; s'il y avait des hommes, joueurs comme des Mexicains, buveurs, à leurs heures, comme des Allemands, batailleurs quelquefois comme les boxeurs anglais, mais à cheval sur l'honneur, fidèles à.

— 49 — leurs eagagements, les mains et la conscience pures de tout acte appelé délit ou crime par la loi de leur pays ;—il y avait aussi une poignée de bandits, tache à ce tableau tout alpestre, nuage obscurcissant ces heureuses prairies louisianaises, comme ces nuées imperceptibles qui parfois nous toilent le soleil.

Oui, à côté des maisons retentissant jour et nuit du bruit de la navette; à côté de ces jeunes filles, usant leurs belles mains blanches à frapper la cotonnade, qu'elles échangent ensuite contre de fraîches robes dont elles se parent aux bals de Léon Billaud ; enfin, à côté des bons habitants, courbés sur la charrue qui tiiit jaillir de la terre, le maïs, le coton, la canne ; à côté de tout cela, il y avait, disons-nous, des maisons équivoques, peuplées de bohémiens aux mains parfaitement innocentes de tout travail, mais habiles au vol, quelquefois au meurtre ; et quand le vol et le meurtre ne donnaient pas, allant jusqu'à l'incendie, ce luxe et cette volupté de Néron.

Ces bandits formaient, nous le répétons, une minorité infâme, mais rachetant son infériorité par des coups d'audace qui, vus de loin, leur donnaient les proportions d'une armée.

Cette petite armée du crime se composait d'hommes depuis longtemps désignés par la voix implacable de l'opinion publique, qui, traduits en cour pour leurs méfaits, y avaient trouvé si souvent une indulgence scandaleuse que, lorsqu'ils avaient commis de nouveaux crimes ou délits, on avait renoncé à les envelopper dans des poursuites qui se dénouaient toujours comme les vieilles comédies.

Le tableau n'est pas encore complet :

Quand le crime ne donnait pas, venait l'orgie. L'orgie amenait la gaieté, l'amour de la facétie. La gaieté de ces brigands était assez sinistre, mais qu'y faire? La Justice d'alors était souveraine et maîtresse, et les brigands étaient si intimes avec messieurs du juri !

Alliez-vous au bal sur un cheval orné d'une selle neuve ? Le lendemain votre selle avait déjà disparu ou vous la retrouviez déchirée à coups de couteau.

Histoire de rire 1

Il en était de même pour la voiture élégante que vous aviez achetée, après im an d'économies, pour votre femme, votre sœur, ou"votre mère. Les bohémiens la tailladaient, la découpaient avec la lame de leur ctichillo, et, du chef-d'œuvre de carrosserie de la veille.

— 50 —

j1 ne restait qu'une ruine informe dont la vue faisait verser des pleurs à celle à qui vous l'aviez offerte.

Encore histoire de rire !

Ces messieurs usaient aussi d'une plaisanterie non moins cliarmantc. Dans les bals, ils rudoyaient les adolescents, les imberbes, ceux qui entrent dans la vie par la belle porte de leurs seize ans. Parfois même, ils jetaient aux dames et aux jeunes filles des mots immondes, ramassés on ne sait où. Mais ils renoncèrent à ce jeu, jeu qui avait porté malheur à l'un d'eux. Yoici en quelles circonstances : l'anecdote mérite d'être racontée.

Un jour, l'individu en question adressa une de ces odieuses insultes à la belle et chaste fille d'un homme dont tous connaissent la justice autant que l'intrépidité. Au bal suivant, il reçut, du père de la jeune fille insultée, un coup de poing herculéen qui lui ensanglanta le visage. Le battu empocha l'insulte, et s'en vengea quelques jours après, en donnant des coups de poignard à.... un vieillard de.... 80 ans.

(Toute la paroisse sait que ce fait est historique.)

\

V.

■ ♦, 11 y avait donc ici bien des coeurs indignés, bien des mains qui

frémissaient et cherchaient des armes pour venger sommairement

la longue impunité des malfaiteurs et les verdicts scandaleux et

systématiques rendus depuis tant d'années par le juri. Une dernière

goutte d'eau fit déborder le vase.

Yers les derniers jours de janvier 1859, deux vols avaient été commis : l'un chez M. Dupré Guidry, l'autre chez M.Yalsin Brous-sard, tous les deux marchands à la Côte-Gelée.

Chez le premier, on avait enlevé pour quatre cents piastres de marchandises sèches. Il était évident que, pour accomplir ce vol, il avait fallu la coopération de plusieurs personnes.

Le second n'avait perdu qu'une centaine de piastres en chaussures, eu indiennes, &c.

—C'en est trop ! s'écrièrent alors quelques hommes. Puisque la justice est impuissante- et ne nous pro'ége plus, protégeoDS-nons iious-mêmes !

— 51 —

Ce jotir-là l'indignation fit prononcer pour la première fois ce

mot : Comité de Vigilance.'

A ce Comité il fallait un chef ; un chef qui assumât la grave responsabilité d'une insurrection contre la justice qui garde toujours un certain prestige, si impuissante, si vénale, si discréditée qu'elle puisse être ; un chef qui fût à la fois homme d'action et de modéra-lion ; et qui, de plus, fût assez haut placé dans l'esprit de ses concitoyens pour que son nom fût le programme et le drapeau de l'insurrection. Aux heures de crise, la foule a toujours, à quelques pas d'elle, un homme qui résume tontes ses aspirations, qui est capable de comprendre et d'épouser toutes ses souffrances, tous ses griefs. Pour choisir cet homme, les ambitions, les vanités individuelles s'effacent ou se taisent. Dans ces moments, on se rallie au nom le plus juste et le plus énergique. Le nom du Major Saint-Julien fut acclamé.

Nous allons étudier avec bonheur cette puissante individualité. Bien que faite par une main amie, cette étude sera impartiale, cai cette individualité est à la hauteur de tout ce que nous dirons d'elle.

VI.

Le Major Saint-Julien est créole de la Louisiane. Il naquit en 1805, dans la paroisse Lafayette, sur les bords du bayou Tortue.

Son enfance fut ce qu'elle pouvait être à cette époque, où la Nouvelle-Orléans était plus éloignée des Attakapas qu'elle ne l'est aujourd'hui de l'Europe. Dans les premières années de ce siècle, les professeurs étaient aussi rares aux Attakapas que les ténors le sont aujourd'hui.

Mais qu'importait à cet enfant ? Il était intelligent ; il devait beaucoup apprendre, et se compléter par l'observation à l'école du monde où il allait vivre ; école qui brise quelquefois, fortifie souvent, et qui, ou l'a dit avant nous,—a plus d esprit que M. de Voltaire,

A la première de ces écoles il s'était assis gamin ; à la seconde il entra homme.

Si l'enfant avait fait l'école buissonnière, l'homme jeta un regard profond sur la société. Modeste comme une jeune fille, se taisant

— 52 — lorsqu'il ignorait, ne parlant pas même toujours lorsqu'il savait, il observa beaucoup.

Doué d'un esprit juste, complété par une modestie vraiment exceptionnelle, il sortit de cette école, non avec une glane, mais aveo une gerbe de connaissances. Il avait étudié en écoutant. Lui qui est si généreux, il avait meublé sa mémoire et son intelligence aux dépens des autres.

Nous ne dirons rien de son enfance et de son adolescence, pages noyées dans l'ombre, fleurs peut-être, mais fleurs perdues sous les buissons.

Il se maria. Onze enfants sont là pour continuer sa race. Les plantes vivaces et fortes ont toujours de nombreux rejetons.

A son entrée dans la vie, il se montra armé de deux qualités qui devaient faire sa force : une probité antique et un esprit de justice aussi robuste que sa probité.

On ne saurait assez le répéter : ces deux vertus pèsent plus dans les balances de l'Opinion Publique que les écus de cent coquins !

Aussi, bien qu'il ne jouisse que d'une modeste aisance, bien qu'il n'ait que Vaurea mediocritas d'Horace, l'Estime Publique,—sollicitée par beaucoup, mais qui ne se donne pas à tout le monde,— est-elle venue à lui depuis longtemps.

Cela, disons-le à sa louange, ne l'a pas gâté : chez lui, il n'y a pas, il n'y a jamais eu l'ombre de ce que l'on appelle : l'ambition.

Yint-on lui ofî'rir la coupe enivrante du pouvoir, le saluât-on sénateur à Bâton-Rouge, shérif, greffier, lui conférât-on tous les titres que peut donner une foule reconnaissante, il répoudrait : non ! avec une simplicité qui ne lui coûterait~pas une minute de réflexion. Il pourrait être, dans sa paroisse, ce qu'il voudrait, et pour cela, il n'aurait qu'un mot à dire. Ce mot, il ne le dira jamais....

L'intimité avec quelques-uns, la bonté et la simplicité avec tous, les mains toujours ouvertes pour relever un courage défaillant ou pour soulager une souffrance, voilà sa force.

Il en a une autre, sans laquelle l'homme est comme une lame qui n'aurait pas été trempée : il possède l'énergie.

L'énergie, marchant toujours avec la justice ! L'énergie ne sq îHontre que lorsqu'on l'y force au nom d'un droit violé, ou d'une société qui a besoin d'être défendue.

— 53 —

Cette énergie est vraiment celle des hommes forts. .

Un exemple :

C'était il y a vingt ans.

En véritable habitant du Sud, il tient les nègres pour ce qu'ils valent, et il ne les a jamais poétisés comme Mme Stowe ; aussi sa vigilance est-elle incessante.

Un jour il remarqua qu'une brèche avait été faite dans son coton.

Ensuite, il remarqua qu'une brèche ne pouvant se faire toute seule, et pouvant être encore agrandie par le bras piystérieux qui l'avait faite, il serait bon de veiller comme on le fait dans les villes assiégées.

Il veilla.

Autrefois, on disait que la fortune (aujourd'hui on dit la chance) aime les audacieux : on devrait ajouter les veilleurs ; car, quelques nuits après, il vit un de ses nègres pénétrer dans son magasin, en sortir avec deux sacs pleins de coton, et se diriger vers la prairie.

Le Major le suivit.

La lune, voilée par des nuages, ne répandait dans la prairie qu'une vague lueur.

Bientôt après, un homme sortit de derrière une roncière, et se dirigea vers le nègre.

Cet homme, de haute taille, semblait colossal, et se détachait avec vigueur sur le clair obscur de la prairie.

Le Major sourit : il l'avait reconnu.

Cependant le nègre et le blanc s'étaient rapprochés, avaient échange quelques mots à voix basse, puis, le coton du nègre avait passé dans la main du blanc ; puis, avait retenti un bruit métallique.

C'était le nègre qui recevait le prix du vol ; ensuite de quoi voleur et receleur se séparèrent. ,

Le Major avait tout vu. Un autre que lui se fût rué à l'instant sur le misérable qui avait établi, chez lui, la permanence du vol par ses esclaves. Le Major le laissa s'éloigner en paix. Mais le voleur ne devait rien perdre à attendre.

Le nègre, interrogé, avoua ses vols, et fit connaître les nuits où il en portait le produit au receleur. Il parla tant et si bien que pas un détail ne fut perdu

Un autre soir, le nègre repartit avec la quantité ordinaire de coton volé. i,

_ 54 —

Le Major le suivit à quelques pas de distance, après avoir fait placer deux amis près du théâtre de l'entrevue du nègre et du blanc. Ces messieurs avaient été placés là pour constater le flagrant délit ; mais il leur était défendu de prendre aucune part à ce qui allait se passer.

Le Major voulait bien se faire justice, mais il ne voulait du concours de personne.

Le blanc avait été exact au rendez-vous ; mais à peine avait eu lieu l'échange du coton contre de l'argent, que le Major sortit de sa cachette, se jeta avec fureur sur le receleur de son bien, et le terrassa en quelques secondes, bien qu'il fût de taille et de force herculéennes.

Après avoir roué de coups le bandit, le Major appela son nègre.

" Cet homme s'est mis à ton niveau par son crime, lui dit-il ; il est juste qu'il soit châtié par un égal."

Et en disant cela, il lui avait mis un fouet dans la main.

Le nègre frappa, frappa, car il était sous le regard sévère du maître.

Le fouetté resta sanglant sur le terrain. Quelques jours aptes, il disparut.

— En voilà un que les avocats ne feront pas acquitter, murmura le Major en revenant de Vexécution.

Ce mot est la plus sanglante satire de nos institutions criminelles.

Il y a vingt ans, le juri était déjà impur, car un honnête homme, un homme honnête entre tous, doutait du juri.

Cependant peu d'incidents avaient marqué la vie du Major : quelques affaires personnelles où il avait témoigné d'une bravoure surabondante ; toutes les pages de sa vie pouvant être signées par le tribunal d'honneur le plus rigoriste, tels étaient ses titres de noblesse, son droit à la considération publique, et malheureusement pour l'humanité, tout le monde ne peut pas &i dire autant.

Quelques-uns de nos amis lui avaient appliqué, depuis longtemps, les deux vers écrits au Cimetière St-Louis, à la Nouvelle-Orléans, sur .la^tombe de Dominique You.

Nous, nous le définirons en disant de lui, au public, ce que nous ne lui avons jamais dit à lui-même, depuis quinze ans que nous 1» connaissons.

— 55 —

Le Major est un des cœurs les plus grands, les plus justes,les plus honnêtes, qui battent en Loaisiane. C'est un homme de Flutarque égaré dans notre dix-neuvième siècle.... En a-t-il beaucoup ? nous le souhaitons pour lui.

Le Comité naissant l'avait acclamé, avons-nous dit.

Cette acclamation fut transmise au Major.

Il pesa, dans une minute de réflexion, et la responsabilité qu'il allait assumer,—et son influence et sa réputation dont il ignorait lui-même la puissance et l'étendue,—et les mille chances qui lui promettaient un échec plutôt qu'un triomphe,—et les angoisses qu'il •allait causer à sa nombreuse famille, dans la carrière périlleuse où ii allait s'aventurer.

Après une minute de réflexion, il accepta.

Il allait commencer une révolution, illégale comme toutes les révolutions, mais cent fois nécessaire, mais mille fois sainte ; et cette révolution, il allait lui donner son nom, non' par ambition, non pour demander des honneurs ou des places à ses concitoyens, mais par devoir.

i^II.

On avait ensuite choisi, comme l'alter-ego du Major, M. Alexan-'dre Mos, son parent, comme lui homme d'action et de justice, et qui, quelque temps après, devait donner sa démission.

Son successeur devait être le Col. Creighthon, le digne fils d'un père qui a laissé des souvenirs impérissables dans tous les cœurs de la paroisse Lafayette.

Disons quelques mots du père, que nous pourrions appeler un grand homme de bien ; ce sera en même temps écrire l'histoire du ,fils.

Le vieux Creighthon était médecin,—non à la façon de ces Shi-locks d'Escùlape qui sucent la bourse de leurs clients comme les sangsues sucent le sang de leur corps,—mais un médecin de l'Evangile, soignant avec un égal amour le pauvre et le riche, aimant même plus à soigner celui-là que celui-ci ; attendant des années la rémunération du riche, et faisant souvent, au pauvre, l'aumône discrète de ses soins,—et souvent même de plus que cela. C'était non pas un médecin, mais un apôtre respecté dans sa paroisse corame.un roi ne le sera jamais dans ses Etats.

— oeil mourut, laissant à ses deux enfants une aisance qui aurait pa

être une magnifique fortune, s'il avait été moins homme de bien et

plus homme d'argent.

Il voulut être enterré près de la maison où il laissait sa famille

bien-aimée, et sa digne compagne repose aujourd'hui à côté de lui. Si les cendres de deux justes protègent une maison, celle du Col.

Greig'hthon n'a pas besoin de paratonnerre... n'est-ce pas, colonel?

VIII.

Les deux secrétaires nommés furent deux jeunes hommes ayant la communauté du berceau dans la môme patrie ; l'un riche, l'autre marchant à la fortune par le commerce basé sur la probité la plus rigoureuse ; tous deux frères, par l'honneur, s'ils ne le sont pas par le sang : MM. Désiré Roy et Dupré Guidry.

IX.

La première séance du Comité avait eu lieu chez M. Yalsin Broussard, et l'on y avait adopt^une Constitution simple, sans phrases, se composant d'une dizaine d'articles qui peuvent se résumer ainsi :

a Organisation des membres présents en tribunal temporaire, contre les mallhiteurs.

3 Châtiments : Le bannissement, le fouet, la mort.

3 Pour crimes ou délits ordinaires, le bannisseraent.

3 Signification du bannissement au condamné.

2 Le fouet, si^ le condamné résistait, ou s'il ne partait pas dans le délai prescrit.

2 Pour les crimes punis de mort par la justice régulière, la potence.

T) Si un homme était mis en Cour, respecter cet homme pour ne point entraver l'action de la justice.

» Surveillance rigoureuse des blanca suspects dans leurs rapports avec les hommes de couleur ou les esclaves d'une moralité douteuse.

3 Serment appuyant les dénonciations. »

Les signataires de ce procès «verbal, première étincelle de l'incendie qui allait s'allumer dans cinq paroisses, furent :

Charles-Duclize Commeau, Alexandre Bernard, Don Louis Broussard, Aurélien Saint-Julien, Eloi Guidry, Paul-Léon Saint-Julien, président pro tempore, Raphaël Lachaussée, Césaire L'abbé, Jo-

— 57 — seph Guidry, Valsia Broussard, Martial Billaut et D. Giiidry greffier.

Douze signatures d'hommes ayant des pairs en honneur, mais pas de supérieurs !

Ce jour-là aussi, le Comité naissant traduisit son premier criminel à la barre : ce fut Gudbeer !

X.

Gudbeer (5tait fils de père et de mère bohémiens. Sou berceau avait été appendu on ne sait où ; les uns disent : en Allemagne ; les autres, eu Louisiane ; tout ce que nous pouvons dire de lui, c'est qu'il venait du pays d'où viennent les bohémiens ; de la rue, du bagne, de la boue peut-être ; mais à couf) sûr, pas d'un palais.

Son père s'était fait vaquera, et avait planté sa tente sous les beaux ombrages du bayou Tortue, sur le chemin qui relie St-Mar-tin à Lafayette. De cette tente, que, pour être véridique, nous appellerons une cabane, il voyait passer journellement les nègres les blancs suspects, les gentilshommes de la nuit, qui abondaient alors dans les deux paroisses. Les gentilshommes avaient pris insensiblement l'habitude de toucher la main au bohémien, puis les rapports froids des premiers jours s'étaient changés eu intimité ; entre honnêtes gens, l'amitié vient si vite !... Et Gudbeer père recevait depuis longues années les membres de la gentiihommerie nocturne et sa maison, de jour comme de nuit, était toujours pleine et bruyante,—et le whisky abondait chez lui ! et les cuissots de chevreuil ! et les quartiers de veau et de bœuf! bien qu'on ne lui connût aucun revenu, et q'il se livrât avec volupté à la douce vie du farniente....

Son fils Auguste grandissait.

Sa mère était Alsacienne, parlait français comme les Allemands de i\L Scribe, tirait les cartes.... un peu moins bien que Mlle Lenor-mand, et vendait des médecines à ceux qui étaient... fatigués de la vie. Hideuse au physique, comme au moral, elle ressemblait au trio de sorcières de Macbeth... Comme elles, elle jetait des herbes dans sa chaudière, et les malades, qu'elle avait envoyés dans la tombe n'étaient jamais venus porter plainte devant notre excellent et populaire ami de St-Martin, le juge Ed. Mongé.

Son fils Auguste grandissait toujours....

— SSII avait tellement grandi, et ses facultés étaient tellement pri^co-

ces, qu'à vingt-un ou vingt-deux ans, il avait été traduit le premier

pardevant le Comité. Insigne honneur ! Traçons la silhouette d'Auguste Gudbeer. Il avait 21 ou 22 ans :

visage allongé, grands yeux, nez proéminent, chevelure blonde,

taille élancée,

Pas d'éducation religieuse ; encore moins d'école. Né peut-être

sur un grand chemin, sous un arbre, sur une pelouse, il avait porte

jusqu'à ses vingt ans les traditions de son berceau.

D'où venons-uouB ?—ou n'en sait rien. Où allons-nous ?—le sait-on bien ?

Il n'avait appris à connaître ni le prêtre, cet initiateur de la croyance en Dieu et de la morale, ni le maître d'école, cet initiateur de l'intelligence à la vie pratique et réelle, ni le travail, qui fait les soldats de la vie civile, comme la guerre fait les soldats de? camps....

Mais il avait connu de bonne heure le vagabondage, le vol, la débauche, l'habitude des liqueurs fortes.... il s'était lancé en poste sur le chemin qui mène au bagne ou àl'échafaud.-dans les pays où il y a.... un bagne et un échafaud.

Signalé pour des vols nombreux, et particulièrement pour l'audacieux vol de nuit exécuté chez M. Dupré Guidry. Qt trouvé coupable sur preuves évidentes et convaincantes : il fut condamné au fouet, rude mais nécessaire épreuve du début du Comité.

La condamnation, prononcée à quatre heures du soir en février, mois des journées courtes, devenait exécutoire sur le champ. A cinq heures, le Comité monta à cheval et partit.

XI.

On savait où était Auguste Gudbeer.

Il se trouvait, non chez son père, mais dans un lupanar ouvert, il y a quarante ans, dans la prairie Marronne, par un nègre et deux femmes blanches, deux sœurs, femmes toutes deux de ce Mormon nè-trre, lesquelles avaient créé une nombreuse progéniture de voleuri< et de drôlesses, chassée par un autre Comité, et dont nous aurons

— 59 — à fâëônter la romanesque histoire. Il était dans un enfer, que nos paroisses toléraient depuis quarante ans, comme un ulcère maudit, mais incurable.

Il était ;i cocoville (c'était le nom de ce moral village.... aujourd'hui détruit, heureusement).

La nuit était froide, humide, parfois pluvieuse. Il fallait passer à Yermillonville, chef-lieu de la paroisse Lafayettc, se rabattre à droite, suivre les sinuosités du bayou, à travers les chemins rendus affreux par la moindre pluie, et saisir Gudbecr dans un nid, d'où il aurait peut-être le temps de s'envoler.

Le Comité partit, au nombre de 22 hommes, nombre convoqué, non pour prendre un vulgaire bandit, mais pour donner îi la première exécution d'un coupable la consécration de nombreux honnêtes gens.

Le Comité voyagea longtemps, longtemps, par une nuit obscure, par des chemins affreux, mais que lui importait? Sa première campagne était un peu pénible, désagréable ; mais c'était la première page d'une rénovation sociale, et il avait la foi !

Cependant le Comité était arrivé à Cocoville, avait fouillé dans tous les sens ce chenil de drôles et de drôlesses habituées à trafiquer de leurs charmes dès l'adolescence,—et n'avait rien trouvé.

Il entrait dans la paroisse St-Martin, après avoir franchi le P&nî des Moutom, lorsqu'un cavalier tomba au milieu d'eux. Il était alors deux heures du matin.

—Oii sommes-nous, mon cavalier ? lui demanda un membre du Comité, soit par hasard, soit qu'un pressentiment lui eût dit que c'était là la proie cherchée. ^

Et comme le voyageur inconnu ne faisait point de réponse, on l'arrêta, et,-à la grande joie de tous, on reconnut Gudbeer.

II fut solidement lié, et comme on l'avait arrêté dans les limites de la paroisse Saint-Martin, qui ne s'était pas encore jetée dans l'insurrection vigilante, on fit repasser au jeune condamné le Pont des Moutons, et les voisins, s'il y en avait, purent voir un spectacle fantastique, une page arrache'e aux ballades allemandes.

Une torche de pin s'alluma, et jeta ses reflets rougeâtres sur ce juri de vingt-deux hommes, et sur ce jeune et dangereux voleur dt-22 ans.

Gudbeer fut étendu sur le sol et le fouet siffla.

— 60 —

Et cliacun de ces vingt-deux hommes saisit alternativement le fouet, et chacun, en lui infligeant un double affront et une double meurtrissure, chacun jeta l'énumération assez longue de ses crimes, et se nomma.

Après l'exécution, un de nos jeunes amis, Raphaël Lachaussée, ramassa une dépouille du bandit, le portrait au daguerréotype d'une mulâtresse, sans doute sa maltresse et la complice de ses vols.

Puis la torche s'éteignit. Gudbeer fut relâché, et ceux qui l'avaient châtié reprirent leur route, et se replongèrent dans la nuit après avoir intimé au condamné l'ordre de partir sous huit jours.

XII.

Gudbeer s'était relevé du, lit où il avait trouvé le fouet et la honte, et, tout saignant encore de ses blessures, était allé frapper à la porte des juges^de paix de Vermillonville. Cette porte resta fermée. Voisins du volcan qui s'ouvrait, comme Pompéia l'était jadis du Yésuve, les magistrats de ce village avaient compris la légitimité et la nécessité d'une insurrection momentanée contre la Loi, insurrection faite pour rétablir cette même Loi qui semblait avoir disparu dans une tombe comblée par des crachats.

Gudbeer alla porter ses griefs à Saint-Martinville, et fut écouté.

Nous ne nous ferons pas juge des motifs qui portèrent le juge de paix de ce village à recevoir la plainte du jeune bandit. Tout homme a une conscience où il puise les notions du bon et du mauvais. La conscience est un tribunal sacré qui, même lorsqu'il se trompe, mérite d'être respecté. S'il y a erreur, c'est une affaire à régler entre l'homme et Dieu !

Les 22 membres du comité se rendirent à Saint-Martinville pour répondre à la plainte portée par Gudbeer. Nous devons à la justice de dire que le juge les avait traités selon leur vàlenr : il leur avait fait demander, par son constable, leur parole de comparaître devant lui, en leur laissant le choix de l'heure et du jour de leur comparution ; en homme bien élevé, il leur avait épargné les citations individuelles, cette correspondance de la justice avec les criminels.

Une des plus pures illustrations du barreau attakapien, M. Al-cibiade Deblanc, se mit à la disposition du major Saint-Julien, et défendit les Comités avec sa loyauté et son éloquence ordinaires.

— 61 —

Deux membres, MM. Paul Broussard et Martial Billaut, gendres du Major, furent renvoyés devant la Cour de District pour avoir arrêté Gudbeer dans les limites de la paroisse Saint-Martin. Quelques'mois plus tard, le grand juri s'empressa de déchirer en morceaux cet arrêt d'une cour inférieure.

On voit que le premier acte de ces contempteurs de la loi, fnt un acte de soumission à la justice.

N'étaieut-ils pas ses meilleurs soldats?

xni.

Ce soir-là. les 22 regagnèrent leurs foyers, fiers'de la persécution dirigée contre deux de leurs membres jgt du témoignage de soumission qu'ils venaient de donner à la julÉÈe. C'étaient des insurgés et non des rebelles ; ils voulaient réformer et non détruire. Leur programme, ils venaient de le buriner sur la table d'une justice de paix.

Ce jour-là aussi, le Comité voulut communiquer son programme, et le renferma tout entier dans la proclamation suivante, qui fut répandue à profusion dans les paroisses voisines.

£c Comité bc bigilancc bcG ôe, 6<^ et 7^ bistricts hc la pai'oissc iiafa^ctte d ses conciloncns :

Concitoyens,

Organisés en comité de vigilance,—c'est-à-dire en tribunal oxlra-légal. nous vous devions compte des motifs qui nous ont pousses à une insurrection momentanée contre l'administration régulière de la justioc : ce compte, nous vous le rendons aujourd'hui.

Nous le rendons, bien entendu, à nos concitoyens honnêtes, à ceux qui sont nos pairs eu honneur, eu intégrité, eu respect de toutes les loispro-tcctrices de la soci été.

Nous rougirions de dire un mot, un seul mot à l'adresse des bandits qui infestent notre paroisse, encore moins à l'adresse des amis ou complices de ces bandits. A leurs calomnies/o?"?i;;az?ics, nous opposons leméprifi; à leurs calomnies en face, nous répondrons par le fouet.

En commençant, nous nous inclinons respectueusement devant la justice—la vraie, la sainte justice, celle qui caresse l'innocent de la même main dont elle frappe le coupable.—Celle-là, nous la respectons, sans la craindre—car ceux qui vous adressent ces ligues, sont, ils osent le dire, des hommes qui n'ont jamais violé aucun des devoirs qu'elle impose au citoyen. Mais, ceci posé, nous jetons un voile sur sa statue que des mia^-

— 62 —

vable ont tant de fois insultée, frappée au visage, et nous disons à ceux qui jusqu'à présent, ont souffert, sans se plaindre, les mêmes maux que nous :

Citoyens, les malfaiteurs pillent, brûlent, ravagent tous les jours notre paroisse. Les agressions à la propriété sont des faits do tous les jours, de toutes les heures, nous pourrions ajouter de tous les instants. Le crime a ici une armée qui compte ses généraux, ses officiers et ses soldats.

Comment cette nouvelle armée a-t-elle pu s'organiser dans cette paroisse où les gens d'honneur sont en si grand nombre T Nous allons le dire bru talement:

Sondons donc les plaies qui rongent notre paroisse: au point où nous en sommes, c'est faire acte de bous citoyens.

Le juri—cette institution conquise par la philosophie moderne , ce tribunal créé pour protéger l'innocent comme pour écraser le coupable —lejuri a failli cent fois à sa mission.

Oui, il a commis cent fois, à la face de Dieu et du pays, un des crimes les plus abominables contre la société—le Parjure !

Oui, le parjure! car, en acquittant ceux que les témoignages et l'évidence déclarent coupables, le juri commet le crime nommé plus haut, —crime qui le fait descendre au niveau de ceux-là même qu'il vient de rendre à la liberté !

N'est-ce pas, citoyens, que vous avez de ces acquittements rendus malgré les témoignages et V évidence?

Si cette indulgence criminelle de certains jurés n'avait fait que soustraire quelques hommes au bagne, elle eût été un scandale—mais elle n'eût pas été un crime contre la société. Mais ces verdicts, contraires aux témoignages et à l'évidence, avaient du retentissement dans les cœurs pervers de notre communauté. L'acquittement d'un bandit était une prime d'encouragement aux autres, l'impunité d'un coupable pro-daisait aussitôt cent criminels.

Ceux qui sèment le vent récollent la tempête, dit l'Ecriture—notre pai'oisse en offre un exemple bien éloquent.

Aussitôt que la justice commença à se trouver désarmée devant les coupables, que vîmes-nous?

Le vol, le jour, la nuit, partout, toujours! Le vol avec effraction, à main armée, ou bien commis par ruse et sous les circonstances, aggravantes citées plus haut ! Le vol par des esclaves poussés par des blancs, ou pai* des blancs sans le concours des esclaves ! Le vol d'autant plue audacieux qu'il était plus impuni!

Chargeons-nous le tableau, concitoyens ?

Cependant les bandits formèrent bientôt une armée nombreuse, intelligente, ayant des chefs restant dans l'ombre et des soldats prêts à faire raain basse sur tout ce qui setrouverait à leur portée. Ilaces, couleurs, noirs, blancs, tout se fondit et se groupa dans cette armée du pillage, iiu vol, de l'incendie. Les uns furent receleurs ; les autres, détrousseurs ;

— 63 — ceux-ci, acteurs; ceux-là, spectateurs.Mais chacun concourut activement è l'œu^TC commune. Récoltes, animaux, tout ce qui fait le bien-êtrcdoB populations laborieuses de nos campagnes, tout po trouvait cxpo?é aux coups de main de ces bandits. L'incendie fut aussi employé par eux : té nioin le moulin de M. Joseph Laprade qui fume encore et dont la fumée est pour nous à la fois une menace et un avertissement !

Pillés, incendiés, menacés dans nos propriétés, mais non dans nos personnes, Dieu merci! car les bandits sont trop lâches pour se poser on ennemis armés devant nous, —devions-nous attendre l'action de la justice, désarmée par des hommes qui acquittent souvent, même lorsqu'ils ont les mains pleines de preuves ? Devions-nous charger des jurée de faire la chasse à ces bandits ? Non. Nous nous sommes ralliée à la loi de Sulut public, cette loi qui prime toutes les autres ! et noue nous sommes constitués en tribunal temporaire contre les brigands.

Nous nous appelons donc aujourd'hui : Comité de Vigilance.

Notre programme ne contient qu'un SHi|mot : Châtiment !

Châtiment sommaire et implacable a;^0ii9 ceux qui commettront le <;'rime de vol, ou tout autre, dans notre ressort !

Le fouet et la corde seront nos deux armes : terribles et fléti'issantes toutes les deux !

"Voilà notre programme.

"Vous voyez que notre association est celle de Ibonneur contre le crime.

Nous ne craignons pas plus le blâme de Dieu que celui d'un juri.

Maintenant, citoyens, écoutez notre dernier mot :

Si vous approuvez les principes et le but de notre association :

,Si vous tenez à conserver ce que vous avez acquis par votre travail :

Si A'ous dét-irez purger notre société des éléments immondes qu'elle contient—et désigner au pays ceux que la corde et le bagne attendent depuis trop longtemps :

Enfin si vous voulez, comme nous,marquer du stigmate du fouet ou punir du bannissement les hommes tarés, dont la présence est une insulte à notre moralité et un danger pour nous et nos familles :

Imitez l'exemple que vous ont donné les citoyens des 5e, 6e et 7e districts. Levons-nous de concert et opposons les soldats de l'honneur à ceux de l'incendie et du pillage. Gravons avec la lanière de nos fouets le mot voleur sur les épaules de ces misérables:

Une explosion populaire les broierait en quelques jours—et la paroisse nous devrait sa régénération.

COMITÉ EXÉCUTIF

des cinquième, sixième et septième diôtricte,

— 64 —

XIV.

Cependant, Gudbeer n'était pas parti ; et, profitant des quelques jours d'intervalle que le Comité avait mis entre son châtiment et son exil, il était venu demander de nouveau protection aux magistrats de Yermiilonville,—magistrats près d'être, par l'inaction, leur seule arme, complices de l'œuvre de réformation des Comités. Sa présence fut signalée par un membre ; le Comité repartit aussitôt pour infliger au tenace bandit un dernier et terrible châtiment. On discuta, en chemin, le supplice qui lui serait infligé. Les uns proposèrent de le fouetter, aux flambeaux, devant la maison de Cour de Yermiilonville ; les autres, de le pendre au plus prochain lilas, d'après le Code du Comité qui applique la mort aux ruptures de ban.

Les maisons suspectes de la capitale de la paroisse avaient été fouillées de fond en comble, et l'on n'avait rien trouvé. Cependant Gudbeer ne pouvait être loin, car des témoignages certains assuraient qu'il avait été vu, dans une rue, au coucher du soleil.

On marcha une pai'tie de la nuit à sa recherche, mais vainement. Le drôle s'était fait introuvable et invisible. Cependant une dépêche transmise au Major lui donna l'espoir d'être, le lendemain, sur sa trace. La retraite fut donc ordonnée vers les trois heures du matin, et le Comité se replia sur la Côte-Gelée, après avoir fait buisson creux, comme on dit eu termes de chasseur. Après avoir dépassé l'habitation du Gouverneur Mouton, on aperçut une immense colonne de feu qui montait vers le ciel, par-dessus les grands arbres qui bordent le bayou Vermillon : c'était le moulin-à-coton de M. Joseph Laprade qui brûlait. Cet incendie était un défi jeté à ceux qui s'étaient croisés pour réprimer le crime ; il avait été allumé par une bande de malfaiteurs, noirs et blancs, présidée par les trois frères Herpin, dont nous raconterons plus loin l'expulsion.

Après deux ou trois heures, données au sommeil, le Comité repartit. Cette fois, sa colonne de cavaliers traversa le pont Saint-Julien, et se dirigea, à travers champs, vers l'Ile des Cyprès, qui devait bientôt ^fournir une des pages les plus colorées du bandit-tisme. Le Comité avait perdu toute la nuit à poursuivre le jeune bandit ; mais, cette fois, la Providence allait être pour la bonne

— 65 — « cause.... Une voiture parut tout-à-coup dans une manche, le phaéton de cette voiture.... c'était gudbeer.

—C'est lui, s'écria le-capitaine.

Gudbeer fut bientôt saisi et garrotté.

—Qu'on le conduise dans les limites de la paroisse Lafayette. ajouta le capitaine, en jouant avec un pistolet-revolver à cinq coups, chargé jusqu'à la gueule et qu'on venait d'arracher à Gudbeer.

Et le Comité se remit en marche. Un des cavaliers de cette armée de l'ordre avait donné au prisonnier l'hospitalité sur la croupe de son cheval.

Le Comité avait pris un chemin différent du premier et qui devait conduire plus promptement au but. Il était entré dans une de cea prairies attakapienn&s, magnifiques à voir, mais coupées de ravins, de coulées parfois bourbeuses àen gloutir un cavalier et son cheval. '

Le Comité était arrivé sur les bords d'une de ces cau/écsperfides, dont l'eau limpide cache des abîmes de boue.

Or, comme tous étaient attakapiens, et qu'ils connaissaient les dangers de ces ruisseaux de leurs prairies, ils se mirent à chercher un gué et virent, en le cherchant, de l'autre côté de la coulée, un homme de haute stature, à la barbe blanche, qui semblait couvrir d'un long regard de pitié le jeune prisonnier.

—Indiquez-nous un gué, lui cria-t-on.

Je n'en connais pas ; quant à moi, je passe où je peux, quaod j'ai besoin de passer.

Le grand vieillard qui venait de faire cette réponse, était un individu qui, lorsque nous écrirons l'histoire d'un comité voisin, trouvera une large hospitalité dans ces pages. C'était Bernard Roméro.

Le Comité franchit cette coulée dangereuse, et amena le prisonnier sur les mamelons sourceux qui hérissent la magnifique prairie connue sous le nom de Prairie Sauvé.

On s'arrêta sous un grand arbre.

—Messieurs, dit le Major, cet homme porte encore sur sa chair vive les stigmates des blessures que nous lui avons fiiites. Le meurtrir encore, ce serait le tuer. Plutôt que de le torturer, il vaudrait mieux le pendre. Fouettons-le pour la forme,—et qu'il parte.

On fouetta le bandit pour la forme ; puis, comme il disait n'avoir pas d'argentpour partir, chaque membre mit la main à la poche, en

— 66 — tïria, toute la' monnaie égarée dans ses profondeurs, et la versa dans? la main de Gudbeer.

Quelques jours après, il disparut, et alla porter un nom^ de plu® à la longue liste des brigands qui sont le fléau et la honte de la Xouvelle-OrléanSo'

XY.

Nous avons tenu à dé^crire la première expédition du Comité. Nous l'avons décrite, non pour les périls qui étaient nuk, mais pour l'acte lui-même, acte qui devait donner aux procédures du Oo*-mité leur véritable caractère. Ce caractèTe, c'était le cliâtiment dés bandits, en plein soleil comme il convient à des juges. La justice doit, en effet, agir en plein jour : il n'y a que la vengeance qxii se cache.

Maintenant, nous crayonnerons seulement quelques expulsions de bandits vulgaires. La Gazette des Tribunaux e\\Q-mêmen'a]]nmQU)xis. ses flambeaux que devant les figures saillantes dn crime : c'est la chapelle ardente de la presse ; aux vulgaires criminels, elle consacre quelque chose de vulgaire comme eux : un lampion.

Nous inscrirons donc, comme notes de police,-les lignes suivantes :

Bannissement d'Hervihen et d'Enclide Primo, père et fils, pour vol d'une embarcation pontée, trouvée dans leur cour, et reconnue par M. Guidry, son propriétaire, et deux témoins.

En môme temps, expulsion de Don Louis, esclave et époux de Marie la Polonaise, griffonne libre. Cet homme avait eu une main daiis tous les vols et dans tous les meurtres qui s'étaient commis, depuis plusieurs anTiées, dans la paroisse Lafœyette.

C'était, comme on le voit, le menu fretin du crime. Le Comité ])elotait en attendant partie. Cette partie, c'était l'expulsion de quelques grands coupables.... ' Elle allait se présenter.

XVI.

Dans le sixième district de la paroisse Lafayette, s'élève unemai^ Son ensevelie dans la verdure de vieux lilas, entourée de cabanes moisies et ayant comme un air de lèpre ; une cour, palissadée d« pieux de neuf à dix pieds de haut, donne, à cette maison, la physio-ïjoraie d'une forteresse.Dans 1» même enceinte, un clocheton peu g^a-

— 67 — oieux couvre la presse d'un moulin-à-coton,' autrefois fréquenté, aujourd'hui désert comme les ruines de Palmyre.

C'est la maison des Herpin.

Connaisssez-vous cette auberge, sur la route de Ximes, où Monte-Christo vient essayer les tentations de la richesse sur Caderonssc et la Carconte, et où l'on assassine un bijoutier pour lui reprendre un diamant qu'on lui a vendu.

Ou Dumas a vu la maison des Herpin, ou bien les Herpin ont .copié Dumas.

Le chef de la famille étaiji de la Normandie, la terre classique des procès. Pour ne pas démentir la réputation faite depuis longtemps à sa terre natale, il avait des rapports avec toutes les cours de district des Attakapas. * ♦ ^"

II mourut, laissant à ses enfants, une petite fortune, acquise légitimement, à ce qu'on nous a assuré.

xvn.

Parmi ses ^héritiers, se trouvaient trois fils, les seuls qui soient appelés à défrayer cette triste chronique ; ils s'appelaient : Aladin, Valsin et Dolzin.

Ils étaient jeunes.

Du reste, voici leurs silhouettes ;

Aladin ( à tout seig-neur tout honneur) avait de 28 ù 29 ans. Front bas et déprimé sur les tempes, lèvres sensuelles, yeux sachant se couvrir, an besoin, d'un voile d'honnêteté ; joues sachant aussi feindre la pudeur, la rougeur comme Tartufe.—Les Mendiants de la Cour des miracles s'appliquaient des plaies simulées sur le corps ; les masques sont comme les plaies ; seulement on ne les met qu'aux visages. Aladin avait emprunté cette tradition aux Véniti^s du moyen-âge.

Valsin était petit, trapu, fort. Sa mise était ordinairement soignée. Une forêt de cheveux noirs, toujours élégamment peignés et ondes, descendait sur ses larges épaules. Un jour, sa main droite s'était trouvée prise dans les rouages du moulin-à-coton de son pore. Elle eu était ressortie broyée. Pendant quelques mois, il avait tenu l'école du 6me district de la paroisse Lafayette. Nous ne savons qui lui avait donné un diplôme ; nous regrettons de ne pou-

— 68 — voir citer quelques lignes de ses lettres autographes : elles auraient prouvé à quels étranges professeurs on confie, parfois, l'éducation des enfants dans notre bienheureuse Louisiane.

Dohin était le lion de la mode, le comte d'Orsay, de la Côte-Gelée. Par le sang, comme par la dépravation, il était bien le digne frère de Yalsin et d'Aladin. Chez eux, âme et corps avaient été coulés dans le même moule. La nature, qui ne se répète jamais, dit-on, avait pris plaisir cette fois à tirer trois épreuves d'un seul portrait.

xviir.

La moralité de ces jeunes gens était déplorable, surtout celle de Valsin.

Marié ti une chaste jeune fille, dont nous avons entrevu une foia le doux visage, il s'était vautré dans les bas-fonds les plus abjects de la dépravation. Et sa femme.... sa chaste et pure jeune femme... elle pleurait sans doute.

Etrangeté des destinées humaines : quand Dieu crée des diamants, il se plaît parfois à les jeter sur un fumier!

Ces messieurs avaient fait deux parts de leur vie, et avaient donné l'une aux plaisirs, l'autre aux affaires.

Décrivons d'abord leurs plaisirs : c'est une page arrachée aux pires lupanars de la Nouvelle-Orléans.

i

XIX.

Les Etats du Sud de l'Amérique sont, comme l'Angleterre, une médaille à deux faces : or et billon ; noblesse et bassesse ; diamant et strass ; types de femmes plus admirables que les anges les plus suaves rêvés par Shakspeare ; types plus hideux que les sorcièrea de Macbeth. Les lois morales ne sont, du reste, qu'une copie des lois physiques. Aujourd'hui, un ciel bleu où le soleil déploie son auréole rayonnante, nous fait sentir qu'il est doux de vivre ; demain, un ciel nébuleux nous donnera le spleen ou nous fera pleurer.

Kachel, une des plus rayonnantes figures de femme de ce siècle, avait tout ce que Dieu peut donner à celles qui sont conçues dans ces heures rares et bénies où le ciel est en fête ; elle avait poésie, noblesse, beauté calquée sur celle des plus belles médailles antiques.

— 69 — poses sculpturales, dignité, façon royale de porter un cachemire sur 8es épaules ou une fleur dans ses cheveux noirs à reflets bleus, cheveux qui révélaient si bien son origine judaïque ; c'était la suprême poésie, la suprême beauté, la suprême élégance.—Rachel était impératrice par le talent, bohémienne par le berceau.

Chez les frères Herpiu, tout était noir, maudit, sinistre. Il est des bandits chez lesquels Dieu a laissé tomber une qualité ou une vertu quelconque,—chez les Herpin, rien ! rien ! rien ! pas même un de ces pâles rayons qui illuminent parfois les sombres tableaux de Rembrandt. La morale, ce soleil des âmes, ne les avait jamais touchés avec cette prodigalité de rayons qui ne coûte rien, car elle vient de Dieu !

Ces messieurs avaient le vice cynique ; non le vice qui attend l'ombre de la nuit pour éclater dans les villes, qui se modère et se contient, et se fait presque décent ; mais le vice en haillons ; le vice du ruisseau et de la rue ; le vice qui abdique l'orgueil de race, non pour faire monter la race africaine jusqu'à soi, mais pour descendre soi-même jusqu'à elle ; le vice qui met sa main blanche dans les mains noires, et qui demande, en échange, ou une nuit de triste volupté, ou une conspiration à un crime projeté. Leurs vices, c'était une page de Pétrone jetée par le vent de l'Italie antique dans notre Louisiane ; un morceau de stuc détaché des sentines de Rome au temps de sa décadence ; un livre de Sodbme et de Gomorrhe, sorti de son linceul de sel après des siècles ; une halte dans la boue, pour nous servir d'une expression restée fameuse dans l'histoire de la tribune française.