Nous ne nous étendrons pas davantage sur leurs plarsirs ; il est d'ailleurs des choses qu'il doit nous être permis de voiler.

En Espagne, il y a dans toutes les rues des niches et des statuettes de la Madone. L'Espagnol qui voit qu'il va se commettre un crime ou une obscénité dans le voisinage^de la Madone, s'empresse de jeter un voile sur sa chaste image.

XX.

Et leurs affaires ?

Elles étaient comme leurs plaisirs, équivoques, immorales,—et aussi loucheè que ce bon M. Laffemas, l'agent de Richelieu, à qui V, Hugo a donné l'immortalité de sa Marion de Lorme.

Leurs affaires, c'était le vol, quelqxicfois le meurtre, souvent l'In-

— 70 —

eendie et le parjure, mais le vol, toujours, depuis le 1er janvier Jusqu'à la Saiiit-Sylvestre. Le vol, comme on le voit, était Tartiele qui abondait le plus dans cette étrange maison de commerce. Si les HJerpin avaient été assez élégants pour se faire faire des cartes de visite, ils auraient pu y faire graver un blason représentant leur double spécialité,—et ce blason aurait dû être une négresse dansant la bamboula, et tenant un rossignol à la main.

Honnêtes, tant que leur père avait vécu, ils avaient déposé leur lionutiGié réelle o\\ superficielle sur son cercueil; comme Sixte-Quint, après son avènement au pouvoir, ils avaient jeté leurs béquilles.

Alors avaient commencé les spéculations équivoques, les pirateries, les expéditions de nuit, les vols d'animaux, vols quelquefois mi$ en Cour, et toujours suivis d'acquittements ; les courses de chevaux où les coups de poing venaient en aide aux tricheries ; et enfin les kttres anonymes, ce poignard de la diffamation qni croit frapper dans l'ombre, et qui est toujours reconnu....

C'était le printemps des années de ces messieurs, car tout leur souriait.... ou semblait leur sourire....

Hélas ! rien n'est stable sur cette terre ; jugez si le vice peut l'être.... Ah ! si l'on savait combien est forte l'ancre jetée par la vertu !

Cependant la chronique scandaleuse des Herpin grossissait à vue d'œil. L'opinion publique grondait, mais elle ne rugissait pas encore.

Pourtant elle ne demandait pas mieux.

XXI.

Un jour, un habitant d'une paroisse voisine (Vermillon) vint porter, devant la 14e Cour de District, une accusation de vol contre Valsin Herpin ; cet habitant se nommait Lyon. ">

Cet homme, honorable et estimé, avait une jument de prix pour laquelle il avait conçu un attachement d'Arabe. Dans nos paroisses, c'est comme dans les zones du Sahara; la solitude produit de^ces affections qui semblent étranges, et qui ne sont, cependant, que l'abécédaire du cœur humain... Quand l'homme ne peut pas aimer la femme, il aime la bête.... et il y a beaucoup de femmes qui, par l'intelligence et la beauté, sont fort inférieures au cheval arabe.

M. Lyon était donc venu porter, devant la cour de notre paroisse,

— 71 — une accusation de vol contreValsin Herpin. Cette bcte volée était à k fois sa propriété et son amour ; le voleur évidemment étaitmal tombé L'a^iire fut mise en cour, discutée par un de ces rares jeunes gens de nos paroisses qui ont leurs deux mains pleines d'avenir, M Wilha«i Mouton ; et. malgré deux témoignaires donnés, l'un par M Emihen Vmcent, l'autre par M. Olivier Tralian qui, tous deux re^' connaissaient la jument comme étant la propriété de M. Lyon le'iuri in nocenta Valsin Herpin. ' "^

Ce verdict, disons mieux, ce parjure resta cœiime un ressentiment Nir le-oœur des honnêtes jrens de la paroisse Lafayette.

Un antre verdict malheureux vint augmenter, peu de temps après 1 exaspération des masses.

Cette fois, il s'agissait d'un vol de peaux. Ce jour-là, nous entrâmes dans la Maison de Cour de Vermillon ville avec un de nos amis et voisins, un des jeunes gens les plus honorables de la paroisse Lafayette, M. Dupré Guidry. On donnait en ce moment, les témoignages, et ils étaient accablants.

*• Cet homme sera condamné, dîmes-nous à notre compagnon. —Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, fit-il en comptant sur ses doigts, et en regardant le banc du juri Neuf voleurs de peaux et troi.^ hommes honnêtes. Les nmf seront pour î acquittement; les troh pour la condamnation ; mais ces derniers céderont pour ne pas être en conflit avec les autres. Aussi sûr qu'il lait jour, cet homme sera acquitté. Il le fut ! ! !

L'organi.sation des Comités est toute dans ce mot, prononcé par «n jeune homme intelligent, né en Louisiane, mais dont l'équité se révoltait contre une indignité.

Malheareusement pour les criminels et pour leurs amis du banc du juri, le Comit<^ allait entrer en scène, et briser, comme verre tous ceux qui avaient porté un défi à la justice.

XXII.

Nous arrivons à une des péripéties du triste drame que nous racontons.

P^ un coin reculé de la paroisse Si^int-Martin, la carte de la

— 72 — Louisiane d^eigne un lac, connu sous le nom de îac Catnaoulon. Ce lac est entouré de grands bois vierges encore, il y a quelques années, et qui n'étaient alors visités que par les chasseurs de chevreuils, et par les nombreux pêcheurs des paroisses voisines qui allaient souvent demander, aux eaux du lac, les poissons délicieux qu'elles Sibritent. Bois et lac foraient un des sites les plus ravissants qui se puissent voir. Ce site a^ de plus une poésie qu'il emprunte à son isolement même. Il étonne d'autant plus le voyageur que celui-ci ne s'attend pas h la magnificence du spectacle qui va se présenter à lui: c'est une beauté qui vous prend par la surprise. C'est comme si on trouvait sur un grand chemin Cléopâtre ou Impéria, une de ces femmes qui traversent une époque en l'illuminant de leur beauté.

Ce lac est aujourd'hui journellement traversé par les nombreux troupeaux que les Attakapas envoient à la Nouvelle-Orléans. Là, les vachers trouvent des guides, qui, à travers les chemins affreux, mais parfaitement connus d'eux, conduisent la caravane à un point de r Atchafalaya nommé Butte à la Rose. IjC chef des guides, ou le passeur s'appelle M. Hippolyte Barra. C'est-un homme âgé, créole. et jouissant d'une réputation immaculée.

XXIII.

Par une froidejournée de janvier 1859, untroupeau de nombreuses bêtes à cornes s'engagea dans un des mille sentiers de la forêt qui fait une ceinture au lac. Ce troupeau était conduit par un mulâtre, deux nègres et deux blancs : ces derniers étaient Valsin et Aladin Herpin.

Arrivé chez iVl. H. Barra, le troupeau entra dans une savane, en attendant le bateau qui devait le conduire à la Butte à la Kose ; puis les hommes se rendirent à la maison de M. H. Barra, où ils devaient passer la nuit.

Des explications qui furent données, il résulta que le propriétaire du troupeau était le mulâtre ; que ce mulâtre était Texien et s'appelait Alfred Oril : que les deux nègres étaient des engagés et s'appelaient Préféré et Pays ; les deux blancs n'étaient que les guides des vaquer os étrangers.

L'heure du souper sonna ; les voyageurs s'assirent fraternellement

— 73 —

sans distinction de couleur, à la même table—et se livrèrent à de nombreuses libations.

Après les libations, vint le j'en. Un Irlandais (les enfants de la verte Erin n'ont pas de préjugés) s'assit pour jouer, à côté de nos grecs en goguette. Le lendemain, en se réveillant, s'il se souvint qu'il avait une bourse, il put se convaincre, après de courtes recherches, que les dollars qui l'habitaient avaient disparu.

Lorsque Tlrlandais fut dépouillé de sa monnaie, Préféré prit un violon et se mit à jouer avec cette furie qui distingue les artistes nègres, une bamboula qui aurait peut-être été désavouée par Gott-chalk. Alors nègres et blancs se prirent par la main, commencèrent des rondes semblables aux farandoles toulousaines et burent, sans doute, dans les entractes, à la sainte alliance de l'Afrique et de l'Amérique. Le bal, à la fin, arriva à un tel crescendo que M. Barra r quoique habitué à la visite de voyageurs excentriques, dut intervenir et faire cesser cette orgie où les enfants de Cham traitaient trop légèrement la majesté des enfants de Japhet.

Mais,-pendant ce banquet fraternel des illustres représentants de deux races ennemies, M. Barra avait eu Tindiscrétion de jeter un regard inquisiteur sur le troupeau du Texien.... Après une minute d'examen, lui qui connaît toutes les marques du pays, il éprouva une de ces émotions qui sont toujours créées par des coups de théâtre.... Le troupeau texien était louisianais.... Il compta quinze bœufs, portant l'étampe de M. Cade, riche propriétaire de bestiaux de la paroisse Lafayette, un bœuf de M. Elise Thibodeaux, &c., &c. C'était le produit d'une de ces razzias qu'on faisait alors si souvent dans

nos campagnes M. Hippolyte Barra fut convaincu qu'il avait

l'honneur, peu désiré par lui, d'héberger une bande de voleurs.

L'enquête démontra qu'Alfred Oril, le Texien-propriétaire, était un mulâtre du nom à'Adolphe, ex-esclave de M. Coquelin Latiolais, un des plus honorables habitants de la paroisse Lafayette ; que Préféré et Pays étaient deux esclaves voisins des Herpin, et que les deux frères Herpin, les guides, seulement les deux guides du troupeau texien, en étaient les seuls et uniques propriétaires... propriétaires, à la façon de M. Proudhon, qui a dit depuis longtemps cette parole célèbre :

La propriété, c'est le vol !

— 74 —

Plus tard, un affidavit, signé d'un homme qui est son propre, témoin, lorsqu'il jure, devait soulever aussi un large pan du rideau qui couvrait ces trois vies prédestinées au crime, comme d'autres le sont à la vertu. Cet affidavit, que l'on trouvera à la fin de l'histoire de ce Comité, devait révéler un vol de sept balles de coton, commis chez le col. Creighthon, les auteurs de l'incendie de plusieurs magasins, et une tentative d'assassinat sur M. Emilien Vincent, dans les circonstances suivantes :

tJn des témoins de l'accusation de vol d'une jument, dirigée con-tro^Valsin Herpin, était M. Olivier Trahau.

Celui-ci était mort plein de jours, comme dit nous ne savons plus quel poète. La famille et ses amis veillaient pieusement dans la chambre où ses dépouilles étaient exposées.... La nuit était venue.

Ou sait avec^quelle religion, avec quel respect, se font ces veillées de la mort dans nos campagnes. On prie, on chante de ces cantiques catholiques dont la seule poésie est dans la naïveté ; on voile les tableaux, les glaces et même les modestes gravures enluminées qui décorent les humbles parois de la chambre mortuaire ; on jette à poignées autour du mort les herbes odoriférantes ; enfin, devant celui qui s'est endormi pour l'éternité, tout est silence, religion, recueillement....

Il en était ainsi dans la maison de M. Olivier Trahan, lorsque des hommes se présentèrent à la porte de la cour, et demandèrent si on avait besoin de veilleurs pour la nuit qui commençait. Ou répondit négativement.

Ces hommes demandèrent ensuite si M. Emilien Vincent n'était point venu.

On répondit qu'il était venu, mais qu'il était reparti.

Alors ces hommes, profanant les magnifiques mélopées que TEglise a adaptées aux psaumes de David et se faisant sacrilèges devant un cercueil, ces hommes se mirent à psalmodier sur l'air de cette sublime lamentation appelée Dejnofundis: — 0 ! Trahan ne pourra plus être témoin contre Voisin Herpin.

Ce chant impie retentit longtemps, et se mêla insolemment aux pleurs et aux prières qui s'élevaient au ciel, comme des parfum» autour de ce cadavre.

Les auteurs de cette hideuse profanation étaient les frères Her-

— 15 —

pin.... et uu nommé B. Lacouture, qui va entrer eu scène dana les pages suivantes.

Uu affidavit de M. Emilien Vincent a affirmé depuis, qu'un soir, à la porte du clos de M. Caffrée, il avait vu et entendu l'explosion de deux capsules.

On voit où en étaient arrivés les Attakapas, sous le règne de la justice régulière, dont tant de bonnes âmes pleurent le détrÔTie-ment. Nons nous garderons de commenter ce que nous venons d'écrire. Un pauvre feuillet d'histoire a parfois une éloquence que ne connaîtront jamais les plus grands orateurs.

Le Comité condamna Yalsin, le 17 mars, et Aladin le 23, à quitter l'Etat dans dix jours, et sm fouet, s'ils résistaient.

Dolzin, qui avait mis la main h toutes leurs mauvaises actions, fut aussi condamné à partager l'exil fie ses frères.

Le trio exilé se bâta de s'enfuir outre-Sabine. *

Aladin partit plus riche que ses frères : car il put mettre dans 8a malle de voyage une double condamnation : la première, nous venons de la dire ; la seconde avait été motivée par un vol de coton commis, à son profit, chez M. Achille Landry, par un nègre de M. Isidore Broussard.

Les nègres, leurs complices, furent fouettés et avouèrent tout, sous le fouet

XXIV.

H est de riches placcrs dans la Californie, d'où le mineur a tiré taut d'or qu'il croit les avoir épuisés jusqu'au dernier filou ; toutefois, avant de les abandonner, le mineur les sonde d'un dernier coup de pioche, et y trouve encore de l'or en abondance.

Il en est ainsi des Herpin. Seulement l'or n'est pas précisément le métal que l'on trouve en parlant d'eux ; ces messieurs avaient un beau-frère ; il s'appelait Bernard Lacouture.

Celui-ci avait un frère nommé Jean,

Avant de parler du premier—et son histoire est riche en pages dramatiques—disons quelques mots de Jean, vulgaire bandit qui a disparu depuis longtemps outre-Sabine.

— 76 —

xxy.

Lorsque les Comités se formèrent, Jean était mis en Cour pour vol^de deux chevaux, retrouvés dans sa cour, par M. Hilaire David, leur propriétaire—et avait été soupçonné de complicité dans un assassinat commis de nuit, sur un grand chemin, par un jeune homme de Vermillon, ayant nom Corner, et acquitté depuis par le jurî, sous le règne des Comités de sa paroisse.

Comme Jean avait été mis en Cour avant l'org-anisation des Comités, ceux-ci avaient refusé de toucher à un cheveu de cet homme : il leur était devenu sacré.

Du reste, on voulait expérimenter si, devant un flagrant délit bien établi, en ce qui concerne le vol de chevaux, lejuri oserait commettre un de ces parjures qui, jusqu'à ce jour, lui avaient coûté si peu,—auquel cas le juri populaire aurait jugé à son tour, et aurait jugé sommairement.

Dès l'apparition des Comités, Jean disparut et fit bien, car leur police vigilante n'avait pas tardé à mettre la main sur un renseignement qui, donné à un juri honnête, aurait conduit Corner et Jean à la potence.

En effet, on ne tarda pas à découvrir que, le soir de l'assassinat, Corner et Jean s'étaient rendus à une heure assez avancée de la nuit, au domicile de ce dernier, et que Corner, s'adressant à la maîtresse de la maison, lui avait dit :

'* Je viens de tuer un homme. J'ai faim. Prépare-moi un bon souper. Je pars demain pour le Texas."

Le souper fut préparé, et l'assassin mangea avec appétit.

Le lendemain, il partit pour le Texas. Arrêté et jeté dans la; prison de la paroisse Yermillon, il fut traduit devant la Cour.

La jeune femme qui avait préparé l'horrible souper, fut citée pour donner son témoignage dans cette affaire. Malheureusement elle fut citée sous un autre nom que le sien, quoiqu'elle fût parfaitement con?iwe. Les défenseurs profitèrent de cette erreur inexplicable. La dame ne comparut point et

Corner fut acquitté à minuit, et s'empressa de disparaître pour échapper à la vengeance des Comités, grondant aux portes de la^ Maison de Cour.

— 77 -Et nos aïeux disaient qu'il y avait des juges à Berlin ! La femme de Jean (fille d'un honnête homme) a été partager volontairement l'exil de son mari. Elle a rendu vrai ce vers de Victor Hugo :

Les loups et les seigneurs n'out-ils pas leurs familles ?

^ XXVI.

Bernard était Français et, comme nous l'avons dit, avait épousé une sœur des Herpiu.

Jeune fille, die avait oublié un jour qu'il existait des juges de paix pour légaliser, et des prêtres pour sanctifier les amours des hommes, et elle s'était livrée à un jeune homme que nous avons vn mourir, il y a quelques années, odieusement assassiné dans un bal par un nommé Viléor Valot. Drame commis au son des violons ! Sang jeune et chaud tachant les robes des danseuses !

De cet amour, était né un fils que la jeune mère garda courageusement auprès d'elle, et éleva avec une tendresse qui ne se démentit jamais. (Nous constatons avec empressement ce courage maternel, le plus beau, le plus difficile de tous les courages.—Quand il nous arrivera de trouver un rayon de soleil sur notre route, nous le saluerons toujours avec bonheur.)

XXVII.

Bernard était un de ces Michel-Morin que la nature a doués d'une grande adresse de corps, d'une certaine dose d'intelligence et d'une de ces activités inquiètes qui, lorsqu'elles ne sont pas guidées par le fanal de la morale, égarent promptement un homme et en font, -du soir au matin, un vulgaire aventurier ou un bandit.

Charron, maçon, carrossier, charpentier, armurier, il avait cette suffisance gasconne qui fait croire à l'homme qu'il peut tout, qu'il est propre à tout, lorsqu'il ne sait rien, ni ne peut rien. Ces types se retrouvent, du reste, dans toutes les parties du monde : il n'y a pas de gascon que sur les bords de la Garonne ; il y eu a aussi sur lea bords du Meschacébé.

Après quelques échantillons de son adresse, donnés aux bons habitants, ses voisins, il avait été jugé., et la clientèle de Michel

— 78 — Morin s'était retirée de lui, comme la marée descendante se retire

du rivage, et l'activité de Lacouture avait dû se reporter

ailleurs.

XXVIII.

Alors, il songea à la boucherie

On apprit, un jour, que, plusieurs fois par semaine, il allait porter à YermillonTille des quartiers de bœuts fraîchement tués et dépouillés de leur peau. Comme on ne connaissait aucun habitant avec lequel Lacouture fît ses transactions commerciales, et qu'on trouvait souvent au bord d.'un marais, ou dans les grandes herbes de la prairie, une peau de bœuf ou de veau encore saignante, l'opinion publique avait commencé à s'inquiéter et à accuser le boucher improvisé qui approvisionnait le marché de Vermillonville avec de la viande prise à des sources mystérieuses. Lacouture rengaina son couteau de boucherie et donna sa démission.

Bientôt après, une série de drames avait commencé dans nos prairies paisibles : deux surtout, qui avaient produit une de ces impressions fiévreuses, électriques, qui frappent simultanément toute une foule.

XXIX.

C'était dans un quartier de la paroisse Lafayette, comiu sous le nom de Prairie Vermillon, quartier ténébreux, mal famé alors, et que les Comités ont déblayé depuis.

Un marchand français, M. Gallet,y tenait un magasin assez con-' sidérable, qui excitait depuis longtemps la convoitise des voleurs ; mais les barrières étaient bonnes, les chiens féroces et vigilants, les portes fermées à triples serrures,—et le propriétaire un homme idide (c'est le mot de nos paroisses pour dire brave), connu comme très disposé à défendre sa propriété avec un arsenal de fusils et de revolvers, toujours parfaitement chargés.

M. Gallet connaissait avec certitude les nombreux amoureux de son magasin ; aussi, depuis plusieurs années, un lit était-il disposé dans ce magasin, à la nuit tombante,—et ce lit, occupé par M. Gral-let, ou un commis, ne disparaissait-il que le lendemain, quand-on procédait à l'ouverture de rétablissement.

Un BOJrj—à minuit,—c'est l'heure historique de ce que nous allon«

- 79 —

écrire,—et nous ne l'avons pas cherchée,—M. Gallet entendit quelque chose qui grinçait contre la porte,—un bruit, un rien. Puis ce bruit grandit et devint parfaitement perceptible : c'était une tarière qui, maniée avec précaution, creusait un trou dans le bois de la porte, à la hauteur de la serrure.

M. Gallet sourit,—il avait compris ce qui allait se passer. Se rapprocher de la porte, aussi doucement que possible, et rapprocher do lui ses bonnes armes qui ne le quittaient jamais, fut l'affaire d'un instant.

La tarière ouvrit un deuxième trou.... puis un troisième... pnip un quatrième... chacun formant les points extrêmes d'un carré.

Puis le bois du carré, dessiné par ces quatre trous, tomba.... et une main.... une main dont M. Gallet reconnut la couleur noire, tant il eu était rapproché, passa à travers ce trou béant pour se rapprocher de la serrure. Et un coup de fusil retentit.

Le corps qui interceptait la lumière se renversa en an-ièi-e en poussant un cri déchirant.... Le fusil de M. Gallet, chargé à postes, et tiré à bout portant, avait dû labourer et broyer le bras du bandit dans toute sa longueur.

M. Gallet entendit ensuite les détonations de cinq ou six fusils, adressées sans doute aux murailles de sa maison. xMais que lui importait, à lui ? ses murailles étaient épaisses, et, en cas de brèche, il ne manquait pas d'armes pour rendre feu pour feu. Les bandits se retirèrent en lançant des imprécations.... leurs voix furent reconnues.... M. Gallet n'a jamais voulu en nommer les propriétaires.

Huit jours après, une dame (Mme Benjamin Mire),entendit à huit heufes du soir, à la porte de sa cour, une voix humaine qui poussait des cris lamentables... elle accourut et reconnut un de ses nègres, marron depuis un mois, et se tordant à terre, dans les douleurs du tétanos.

Il avait le bras horriblement broyé.

Le nègre mourut quelques jours après, en avouant qu'il avait reçu son affreuse blessure ù l'attaque nocturne d'un magasin.

Le lendemain, en ouvrant la porte de ce même magasin, qui portait toutes fraîches les traces du siège de la nuit, M. Gallet ramassa un dseau laissé sur le terrain ensanglanté. Ce ciseau fut parfaitement reconnu.... il appartenait à Bernard Lacoutnie,

— 80 —

XXX.

Un aTitre drame avait aussi jeté la terreur dans le quartier.

Avez-vous rencontré, parfois, dans le monde ou ailleurs, de ces bellâtres, à la barbe hérissée en crinière, aux mains noires lorsqu'elles ne sont pas j^antées, aux yeux qui semblent demander aux passants de les faire divorcer avec leurs orbites, aux épaules trapues, aux jambes grosses à faire croire qu'elles sont atteintes de réléphantiasis, aux pieds taillés eu patins destinés à dessiner des arabesques ^«r la Neva ? ,

Ces messieurs, que la nature a traités en grotesques, se croient taillés en Lovelaces, Ils se croient séduisants comme le serpent qui tenta Eve, notre première mère ; ils vous diront avec un grand sérieux qu'ils ont fait autant de victimes qu'il y a de jours dans Tannée 365, rien que cela ! Peut-être iraient-ils jusqu'au cliififre de

Don Juan, mî//e st irais, s'ils avaient lu Don O'uan—mais ils ne l'ont

pas lu.

Ils rôdent autour des dames, comme les ours autour de l'arbre que, d'ordinaire, on plante dans les fosses des ménageries ; ils les asphyxient avec les affreuses odeurs de musc ou de patchouli qu'ils exhalent ; ils leur content des madrigaux qui n'auraient jamais été si-o-nés par les poètes galants du 18e siècle ; ils déchirent le bas de leurs robes du bout de leurs bottes maladroites; ils passent,en un mot, leur vie à courir après des femmes dont la plupart ne seront jamais, pour eux, que des fantômes, beaux peut-être, mais insaisissables ; mais que leur importe ? s'ils en saisissent une ou deux dans leur vie—et des moins élégantes—et des plus faciles—leur joie sera complète, leur orgueil satisfait. Ils auront conquis leur bâton de maréchal.

Emile Comeau était de ceux-là.

Ce n'était pas un Antinous; mais il avait une longue barbe, comme Samson avait de longs cheveux : c'était là sa spécialité.

Dans les ateliers, les modèles posent, qui pour la tête, qui pour les cheveux, qui pour les épaules.—Lui aurait pu poser pour la barbe....

Honnête du reste—et n'ayant d'autre tort que de courir les aventures d'amour comme «n Espagnol du temps d'Isabelle-la-Catholi-

— 81 — que. S'il avait su gratter de la guitare, il aurait donné des sérénades a toutes les senoras de la paroisse Lafayette.... mais il ne le savait pas.

Ce jeune homme avait noué des relations avec deux ou trois beautés faciles qu'il poursuivait avec afifectation et publiquement au^ bal, dans les promenades, dans tous les lieux où le public pouvait le voir.... môme quand ces beautés étaient accompagnées de leurs maris.... car elles étaient mariées.... 11 était fier d'entendre murmurer à ses oreilles : " Yoilà Don Juan qui passe ! "

Hélas ! il y a Don Juan et Don Juan, comme il y a cruches et cru-•ches...-et le Don Juan de Byron et de Alozart n'est jamais venu se promener à la Côte-Gelée.

Un soir, comme Emile Comeau courait à une de ses aventures d'amour, deux coups de fusil retentirent à deux ou trois mètres de la maison habitée alors par celui qui écrit ces lignes.

Le lendemain, à 7 heures du matin, on releva dans la prairie un homme dont la poitrine était criblée d'une pluie de chevrotines— et dont le cheval gisait mort à cent pas de lui. Cet homme, c'était Emile Comeau.

Le meurtrier présumé fat arrêté, une enquête eut lieu, et laissa transpirer un de ces faits qui lavent bien des torts. ^ Une de ses victimes, voisine du lieu où le double coup de feu avait éclaté, entendit, dit-on, ses gémissements, et bien que mariée et signalée comme sa maîtresse, accourut auprès de lui pour le panser, s'il était blessé, ou, s'il était mourant, pour être la consolatrice de son agonie. Emile était blessé mortellement.

Ils passèrent, dit-on, une nuit longue, bien longue, sans doute à pleurer, l'un sa jeunesse que ce coup de fusil allait éteindre, l'autre ses mœurs faciles qui avaient peut-être contribué à armer le bras qui avait voulu éteindre cette vie....

Emile, ramassé mourant, mourut quelques heures après. L'homme que la justice avait soupçonné de ce crime, fut emprisonné, et relâché ensuite par le Grand Juri-car cet homme nbtait

PAS COUPABLE.

Le coupable devait être désigné plus tard par un affidavit'sigué d'un habitant de la paroisse Lafayette qui est son témoin, lorsqu'il

— 82 —

parle, et qui est doublement son témoin, loi-squ'il^wre. (On troo-Tera ce curieux affidavit à la fin de ce volume). ÏJË coupable, c'était Bernard Lacoutuke,

XXXI.

Lorsque le Comité condamna Lacouture au bannissement, il l'avait déjà pris la main dans le vol, mais pas encore dans le sang, car l'af-fîdavit dont nous avons parlé plus haut n'a été connu qu'après.

Lorsque le Comité Exécutif, son capitaine en tête, alla lui signifier sa condamnation, il labourait un petit clos, et se laissa appeler deux fois...!

Après avoir écouté la sentence qui le retranchait justement du sol de sa patrie adoptive, il retourna lentement h, ses bœufs qu'il avait laissés au milieu d'un sillon, et sa charrue raya ce sillon jusqu'au bout.

Puis, quand le Comité fut loin.... bien loin.... hors de la portée de la vue.... il retourna chez lui, et prit, en maugréant, le dur chemin de l'exil.

XXXII.

Laissons Bernard partir pour la Sabine..., nous le retrouverons.

Tja paroisse Yermillou—la paroisse des verdicts infâmes—venak d'acquitter Dosithée Maux d'un vol commis dans les circonstances suivantes :

Il avait été saisi, en plein jour, par un beau soleil de midi, dan« une de ces belles prairies, frontières des paroisses St-Martin et Vermillon, debout, un couteau à la main, les bras teints de sang, à coté d'un bœuf fraîchement égorgé. C'était le flagrant délit à la 33e

puissance. C'était la clarté du soleil l'évidence de Dieu.... et cet

homme avait été acquitté.

Malheureusement pour lui, ce vol avait été commis sur les domaines du Comité. Celui-ci plus juste que ses -juges, cassa le verdict, et condamna l'acquitté au bannissement.

Dosithée s'enfuit, et alla cacher sa honte dans les solitudes da Texas.

Bon fils—il y a, à ce qu'il parait, l'hérédité du sang comme celh

— 83 —

éa crime—son fils s'était aussi permis de faire un petit accroe an ©ommandemcDo de Dieu :

Le bien d'autrui tu ne prendras,

en volant nn veau chez Mme Joseph Leblanc, toujours sur les domaines du Comité de la Côte-Gelée, (Les papillons aiment sans doute, de^père en fils, à se brûler à la même chandelle.)

Cette fois, le Comité n'attendit pas la cour. Digne fils de son père, Aurélicn Maux fut condamné à quitter l'Etat, sous dix jours, si mieux il n'aimait s'exposer à une peine plus sévère.-

Les dix jours s'étaient écoulés.... et Aurélien s'était contenté de quitter son domicile, et de se réfugier dans une maison bâtie sur nn de ces îlots des prairies tremblantes appelés mèches par les habitant» du pays.

Le Comité de la Côte-CTelée partit pour lui donner un second avertissement.

Il voyagea toute la nuit, et arriva à quatre heures du matin devant la maison qui servait de refuge à Aurélien.

Tout y dormait encore.

Et comme les Vigilants voulaient entrer :

",Non, dit le capitaine, qui n'était autre que le Major, nous apportons ici un réveil assez désagréable pour attendre qu'on se lève. Entourez la maison et attendez."

Et après avoir dit ces mots, le capitaine se plaça le pistolet au poing à la porte de la maison.

Bientôt après, on entendit un pas traînant qui se dirigeait vers la porte.... la clef tourna, et Aurélien apparut

dans le simple appareil

D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.

—Bonjour, monsieur ! lui dit le Major, en le saluant cérémonieusement d'une main et en lui présentant de l'autre les cinq ou six jolies bouches d'un élégant pistolet.

Aurélien s'enfuit, poursuivi par le Major qui, pour la première fois de sa vie, venait de faire l'effet de la tête de Méduse.

Bientôt arrêté, il fut conduit à quelques milles de la maison, et fouetté selon le code du Comité. Au nombre das justiciers se trouvait son parrain et son parent,—mais un parent d'une probité pro-

— 84 —

verbiale, M. Pierre Maux, qui le marqua aussi du stigmate de Tin-famie, en lui disant :

" Plaise à Dieu que ce fouet défasse ce qu'a fait I0 baptême ! Je te renie !"

Le lendemain, Aurélien transporta ses pénates et son industrie au

Texas Il pourra y être le commis de son père

On nous a dit que, là-bas, il y a aussi des comités de vigilance. S'il allait tomber de Charybde eu Scylla ?

XXXIII.

Cependant les Herpin et leurs alliés ne s'étaient pas tenus pour battus, et avaient essayé de rappeler de l'arrêt qui leur retranchait l'air et le sol de la patrie. Ils venaient souvent visiter, de nuit, et la maison palissadée,—tanière de cette portée de loups,—et les brunes compagnes de leurs orgies, et les dignes complices, nègres ou blancs, qu'ils avaient laissés dans leur quartier.

La maison palissadée gardait bien ses mystères, comme la Tour ,de Nesle ; cependant, les voisins reconnaissaient, à certains indices, la venue des exilés, car alors la maison mystérieuse avait des bruits inaccoutumés, des lambeaux de chansons que le: vent indiscret portait à de certaines distances, des rayons de lumière filtrant avec éclat à travers les palissades.

Ces soirs-là, les voisins veillaient armés ; car tout était à redouter de ces espèces de brigands corses qui étaient partis en déclarant la vendetta à ceux qui les avaient proscrits.

Le Comité avait souvent fouillé cette maison,—caverne dont pouvaient s'échapper, à chaque instant, le meurtre, le vol, l'incendie, ces étranges Lazares non prévus par l'Evangile.

Cependant quelqu'un de ces papillons de nuit devait finir par se laisser prendre dans les rets du Comité.....

XXXIV.

C'était après le voyage du gouverneur.

M. Wickliffe, appelé par M. Martel, juge de district, après la journée de la Queue-Tortue, qui fut le Waterloo du bandittisme,

— 85 — M. Wickliffe était venu visiter les Attakapas, accompagné de M. Grivot, adjudant-géuéral des milices de notre Etat.

Ces messieurs vinrent-ils officiellement ou comme touristes ? T^ous ne saurions le dire ; mais quoi qu'il en soit, ils s'en retournèrent comme ils étaient venus.

Nous pouvons, dans tous les cas, affirmer une chose : c'est que les chefs des Comités, qu'ils virent dans leur voyage, n'avaient fait, ni une seule promesse ni4$ne seule concession.

Le lendemain d'une victoire, on ne désarme pas.

Quelques jours après, le St. Mare Darbi/, steamboat commandé par deux des officiers les plus populaires aux Attakapas, le capitaine îSmith et Titus Gardemal, un de nos amis les plus intelligents et les plus aimés, partit de la baie Berwick pour Saint-Martin, avec de nombreux passagers, au nombre desquels se trouvait un des bandits expulsés de la Côte-Gelée.

Ce bandit était Bernard Lacouture.

"Où allez-vous ? demanda à Bernard Lacouture un Vigilant de Saint-Martin qui se trouvait à bord du St-Marc Darby.

—A la Côte-Gelée, parbleu !

—Mais le Comité vous arrêtera et, comme vous êtes en rupture de ban, vous infligera, le fouet, et peut-être quelque chose de pire.

—Le Comité !.... il n'osera pas toucher à un cheveu de ma tête.

—Pourquoi ? fit le Vigilant avec étonnement.

—Parce que je rentre à la Côte-Gelée sous la protection du Gou-verneur."

Et le banni tira de sa poche un article du Courrier de la Louisiane, que nous avons entre les mains, et qui annonçait que le Gouverneur, dans sa récente visite aux Attakapas, avait obtenu des chefs des Comités que les bannis seraient rappelés.

*' Mais, malheureux, lui dit le Vigilant, cet article n'est qu'une longue erreur, d'autant plus inexplicable que le Courrier est favora-ble à la cause des Vigilants. L'écrivain du Courrier a été trompé. Aucun banni n'est rappelé. Aucune concession n'a été faite. Nos paroisses vous sont fermées—et vous serez broyé, si vous y venez.''

Le bandit répondit qu'il savait lire,—qu'il connaissait la valeur des mots—qu'il voulait rentrer au grand jour sur le sol qu'on lui avait retranché,-qu'à son tour, il demanderait un compte sévère à ceux qui l'avaient frappé d'ostracisme &c., &c.

— 86 — Le Vigilant cessa de dissuader le bandit de son voyage, Lacouture débarqua, le matin, à la Nouvelle-Ibérie et en repartit, quelques heures après, pour la Côte-Gelée, après s'être répandu en menaces contre les auteurs de son exil.

La destinée le poussait. a'

XXXV.

IjC bandit était arrivé à trois heures de^l'après-dîner à la maison palissadée, habitée par sa belle-mère. Le bruit de son arrivée s'était bientôt répandu ; car cette arrivée, c'était une menace d'incendie et peut-être d'assassinat suspendue sur ses voisins.

A quatre heures, une première dépêche parvint au major Saint-Julien.

*• Impossible, répondit l'énergique capitaine, impossible qu'il ait poussé l'audace à ce point, et il chiffonna en souriant la dépêche qu'il croyait mensongère."

A httit heures du soir, nouveau message : celui-ci venait de Ver-millonville, et contenait les mêmes détails que le premier.

Le Major ouvrit une oreille. Pour lui, l'impossible commençait à changer de nom.

A onze heures, troisième message, précis et clair comme les premiers : celui-là venait de Saint-Martin, et était porté p ar un jeune homme haut placé, membre du comité de Saint-Martinville, qui avait vu et interrogé ceux qui avaient vu et interrogé Lacouture.

L'hésitation n'était plus possible.

Le Major lança aussitôt dans toutes les directions les ordres de convocation aux Vigilants de service, pendant le mois courant.

Ces ordres portaient qu'on devait investir la maison dès quatre heures du matin,—et que, lui, le capitaine, se rendrait aux premières heures de l'aube pour entrer dans la maison, et prendre le bandit, mort ou vivant.

XXXVI.

A quatre heures du matin, la maison palissadée avait éijté entourée d'un cordon de sentinelles invisibles et muettes.

Ija nuit était noire, et masquait les soldats de la Vigilance et leurs fusils.

— 87 — }a longue galerie. Des ombres de femmes voilaient parfois cette lumière en vaquant, sans doute, aux soins du ménage.

Trois nègres sortirent comme pour chercher les bêtes errantes de la prairie. Ils durent, sans doute, voir quelqu'un des groupes de Vigilants que le ciel blanchissant commençait à mettre en lumière, car ils rentrèrent bientôt—et l'un d'eux, soulevant le châssis d'une de ces fenêtres, dites à guillotine, échangea quelques mots, à voix basse, avec un interloaiteur invisible. Bientôt après, on entendit une toux bruyante. Cette toux révélait Lacouture. Le moment de l'action était venu.

Le Ool. Creightou qui commandait le poste, en l'absence du Major, ouvrit la porte de la cour, et se dirigea vers la maison, le pistolet au poing, suivi de deux jeunes Vigilants, Saint-Julien La-chaussée et William Bouan.—Les autres avaient mission de rester à leurs postes, pour empêcher toute tentative d'évasion.

Après avoir fouillé rapidement la salle d'entrée, ces messieurs venaient de pénétrer dans une petite chambre sombre, lorsqu'ils virent la lumière, et entendirent l'explosion de deux capsules. La lueur de cette explosion, si rapide qu'elle eût été, leur fit entrevoir Bernard (lebout, un fusil ù double canon à la main, sur le plus haut échelon d'un escalier conduisant de la petite chambre à un immense grenier. Il faisait encore noir, et l'on ignorait les moyens de défense de Bernard, et les deux coups qui avaient raté providentiellement annonçaient qu'il était disposé à accepter la guerre. Le Col. Creightou donna à ses deux eoldats l'ordre de la retraite. Du moment qu'il allait y avoir haute lutte, il valait mieux attendre la venue du jour et du Major, que d'attaquer dans l'obscurité, attaque qui aurait donné tous les avantages au bandit.

Celui-ci, après les .deux coups de feu, heureusement sans effet, s'était barricadé dans le grenier derrière une porte épaisse qui avait été probablement construite dans la prévision d'une attaque.

XXXVII

Cependant le Major était arrivé à l'aurore, et avait été promp-tement informé des dramatiques incidents qui venaient de se passer. Ou lui avait dit et Tinvasion de la petite chambre, et les deux capsules brCiléey p^r I^acouture sur le Col. Creighton et ses deux sol-

— 88 — dats, et la retraite dans le grenier, et Tépaisse porte en bois de chêne derrière laquelle il s'était barricadé.

" Eh quoi ! dit-il, cette maison serait imprenable,—et l'on a pris Sébastopol ! Montons, messieurs."

Et il entra le premier dans la maison, suivi de ses Yigilants.

En passant dans la grande salle de la maison, ces messieurs essuyèrent bien quelques bordées de grossières insultes de la belle-mère du bandit, et furent mcme menacés, par elle, ^'etre arrosés d'une pluie d"eau bouillante, ridicule engin de guerre qui bouillonnait dans une chaudière mise au feu exprès ; ils n'y firent aucune attention. Celle qui les insultait, était une femme, donc, ils ne se tenaient pas pour insultés.

Le Major monta l'escalier de la petite chambre qui conduisait au grenier, retranchement de Lacouture, et sonda la porte de chêne de sa main vigoureuse.

"Cette porte est solide, dit-il ; qu'on m'apporte de quoi la briser."

Un Vigilant descendit dans la cour, et eu rapporta un fragment de barre de fer, avec lequel le Major essaya de faire céder la porte. Elle résista.

'■'Une hache ! cria le Major."

On en apporta une, trouvée dans le voisinage.—" Martial, monte ici ; bien que les degrés soient étroits, je crois que nous pourrons y tenir à deux."

Le' Major venait de donner cet ordre à son gendre. Puisqull y avait danger, c'était à un membre de sa famille à braver ce danger à côté de lui.

Martial monta avec le sang-froid du soldat qui obéit à un ordre.

'• Messieurs, dit le Major, je ne sais quels sont les moyens de défense de cet homme. Moi seul suis exposé à ses armes. Je n'ai qu'un mot à vous dire : S'il me tue ou me blesse, passez sur mon corps, et frappez sans pitié. Maintenant, que la hache fasse sa besogne."

La hache de Martial tournoya, et mordit le bois de la porte. Au troisième coup une brèche s'ouvrit.

Le buste à demi-passé dans cette brèche, le Major, le revolver à la main, parcourut d'un long regard le grenier que son unique fenêtre fermée laissait encore noyé dans l'ombre de la nuit, et aperçut, à deux pas de lui, Lacouture debout, immobile, armé d'un casse-tete que sa main droite tenait à la hauteur de son front.

— 89 —

*' Rendez-vous, Lacouture, lui dit-il ; Pempressement que vous nYettrez à vous rendre, rendra moins sévère le châtiment que vous avez mérité."

Silence de Lacouture.

•' Rendez-vous ! répéta le Major ; mes Vigilants sont derrière moi. Toute résistance est impossible.

"La force est clémente... nous serons cléments.

—Je ne me rendrai pas, fit le bandit."

Et comme il brandissait sa hache levée sur le Major, celui-ci lâcha un coup de pistolet.

Le bandit chancela ; mais reprenant son élan, il se rua de^nou-veau sur le Major, la hache levée, et lui en porta un coup sur la nuque pendant que celui-ci lui envoyait une seconde balle qui le renversa.

Le Major s'affaissa sur lui-même, et deux de ses Vigilants le croyant blessé ou mort, tirèrent par-dessus son corps deux coups de feu qui achevèrent le bandit.

>

=■•♦ Le Major n'était qu'étourdi; le coup qu'il avait reçu avait été, pour ainsi dire, providentiel. La hache, furieusement secouée, avait porté sur Inn des montants de la porte ; la violence du coup avait Mt tourner l'arme dans les mains du bandit ; de sorte qu'au lieu du tranchant, c'était la tête qui avait frappé la nuque du Major, par ricochet, et, au lieu d'une affreuse blessure qui lui aurait sans doute arraché la vie, ne lui avait causé qu'une douloureuse contusion.

XXXVIII.

Quelques jours après, le président d'un comité voisin reçut la lettre suivante, lettre qui complète l'histoire du bandit tué, et qui prouve qu'il était parfaitement décidé à changer nos prairies en makis corses.

Nouvelle-Orléans, 24 octobre 1859. Mon cher moneifiur.

A mon arrivée à la Nouvelle-Orléans, j'ai recueilli une note très importante sur les dispositions criminelles de Lacouture : comme citoyen de la paroisse Lafayette, je crois qu'il est de mon devoir de vous la communiquer. J'ai été très exactement informé que peu de jours avant son dernier départ de la Nouvelle-Orléans, Lacouture a acheté, chez un droguiste, pour deux piastres d'arsenic, sous le pré-

— 90 —

t«xte d'empoisonner des rats ; mais qu'il a dit, plus tard, confideotiel-lement, qu'il destinait ce poison à être distribué à ses camarades de la paroisse Lafayette pour empoisonner les Vigilants, leurs ennemis. Cette note me vient d'une personne respectable qui ne désire pas donner son nom, pour le moment, mais qui le donnera plus tard, si i>eeoin en est.

ANTOINE GUIDRY.

Nous le répétons : cette lettre est entre les mains du président d'un comité voisin, et est signée de l'un des noms les plus connus de la paroisse Lafayette.

XXXIX.

Le Comité venait donc d'avoir sa première lutte sérieuse ; lutte où la force du droit avait rencontré, face à face, la force du crime— et où la première avait triomphé. Lacouture était mort plus glo-rieusetnent qu'il ne l'avait mérité.

Banni pour des vols nombreux, les mains souillées d'un meurtre atroce commis lâchement, la nuit, à la lueur des étoiles, il aurait dû mourir comme les criminels de Tyburn ou de New-Gate. la corde an cou, et en dansant une ronde aérienne, ronde qu'aucuaç; sylphide n'a jamais dansée.

Le vaillant capitaine du comité de la Côte-Gelée aurait pu, à travers la brèche ouverte, le faire tomber sous les balles de ses Vigilants qui encombraient l'étroite chambre, et étaient massés sur les degrés non moins étroits de l'escalier. On ne tue pas les loups en combat shigulier, on les tue par tous les moyens possibles. La mort des bêtes féroces, la mort par la fusillade, était doue la seule qui lut digne de Bernard.

En voyant Lacouture devant lui, le Major oublia le bandit pour ne voir en lui qu'un homme. Il n'engagea la lutte que de poitrine à poitrine. Le chef chevaleresque des Vigilants de la Oôte-Gelée voulut être soldat... même en combattant un bandit.

XL.

Dans une paroisse de Vermillon vivaient deux vieillards, les Fhi-lémon et Baucis de la paroisse, qui pendant près d'un demi-siècle, avaient vécu côte-à-côte, obscurs comme les fleurs sauvages qui «'épanouissent dans les bois voisins. Cbe^ eux, pas d'épopée ; pas

- §1 —

de doux romans de jeunesse ; pas de moisson de souvenirs, amassée pour enchanter leurs vieux ans. Un jour, il y a cinquante ans peutr-^tre. ils s'étaient unis, et le lendemain de leur mariage.... ils s'étaient mis à travailler.

L'épouse avait pris son rouet, ce travail du temps d'Homère, qui est encore celui d'aujourd'hui dans nos campagnes.

L'époux s'était courbé sur la charrue.

VA ils s'étaient pris à naviguer doucement.... doucement sur ta mer de la vie,—mer houleuse et pleine de tempêtes pour les ambitions immodérées,—mer douce comme l'huile aux cœurs modestes, à ceux qui ne demandent à Dieu que leur pain quotidien.

Ils avaient eu plusieurs enfants.

Après les avoir aimés, élevés et établis, ils s'étaient pris de passion pour autre chose : l'argent.

Nous avons tous besoin d'un culte ou d'un amour, dans cette vie.

Fuis cette passion de l'argent leur étant venue, ils avaient travaillé,—et économisé.—et s'étaient retranché chaque jour plusieurs miettes de leur pain, pour que ces miettes pussent se changer d'abord eu cents, puis en piastres, puis en trésor.

Ce trésor tant convoité leur était enfin venu,—non le trésor des IvOt^child,—celui-là les aurait rendus fous,—mais un pauvre, un humble trésor qui ferait sourire le dernier des courtiers marrons de la Nouvelle-Orléans. Il se composait de 4 à $5000.

A un si riche trésor, il fallait un coffre-fort qu'on avait fait venir, après de longues et mûres délibérations qui avaient excité plus d'une tempête, le soir, au coin du feu.

liC coffre-fort venu, on l'avait placé triomphalement entre le foyer et le lit nuptial qui, depuis quarante à cinquante ans, recevait le« mêmes hôtes.

Puis les voisins avaient vu le coffre-fort des époux Simon (noua avions oublié de les nommer).... puis on les avait crus riches.... richissimes.... puis....

Par une froide journée de novembre 1859, une jeune fille, allant a pied, visiter les époux Si7non, ses parents, vit une épaisse fumée sortir par les portes, les fenêtres et l'unique cheminée de la maisoi qu'elle allait visiter—et cria : au feu l

Ce cri sinistre fut entendu des voisins.

I

— 92 —

On accourut, et l'on vit quelque chose d'horrible.

Deux mares de sang tachaient la cour dans deux directions différentes.

Dans la chambre principale, tous les matelas, linges, effets de la maison, avaient été amoncelés, et brûlaient lentement, faute d'air.

Sous ce monceau de linge gisaient deux corps carbonisés par le leu, et n'ayant plus, pour ainsi dire, forme humaine.

Plus loin, le coffre-fort portait des cicatrices qui indiquaient qu'on l'avait attaqué par la hache, le couteau, la pince ; mais il avait gardé fidèlement le dépôt de ses maîtres.... il n'avait pu être forcé.

Les époux Simon avaient donc été victimes de trois crimes : le vol, l'incendie, l'assassinat.

Quelques jours après, les journaux vigilants publiaient que qua-trefj Comités : Côte-Gelée, Yermillonville, Foreman et Yermillon, avaient souscrit une somme de $1000 pour être donnée à celui ou ceux qui fourniraient des renseignements suffisants pour mettre les Comités sur la trace des assassins.

Yermillonville avait souscrit la moitié de la somme.

Des personnes soupçonnées furent arrêtées par les Yigilants, et interrogées sur les fosses des deux victimes.

Les fosses restèrent muettes, ainsi que les personnes soupçonnées.

Le jour n'a pas encore lui sur ce drame, le plus affreux qui ait eu lieu dans la paroisse Lafayette.

La justice de Dieu est comme celle du commandeur : elle est lente a venir.... mais elle vient.

Quant aux Comités, ils attendent avec la patience de la force, car ils ont foi en Dieu !

XLI.

Yoiià l'histoire du Comité "de la Côte-Gelée, qui poussa, il y a un an, le pn^rnicr cri d'insurrection contre les plus graves des abus, ceux qui dépravent les peuples et perdent les empires, les abus de la justice. Dix bandits chassés ! On voit qu'il n'a pas fait de proscriptions en masse, coïnras Sylla, ni nn abattis de têtes de pavots, comme Tarquin. Il appela autour de son drapeau tous ceux qui avaient vu, cent fois, le juri se parjurer, et donner ainsi une prime d'encouragement aux criminels ; il appela tous ceux qui étaient fatigués

— 93 —

d'être volés, incendies, massacres journellement ; tous ceux qui désiraient faire remonter la justice, la bonne, la vraie, la sainte justice, sur son autel... Quatre paroisses devaient répondre au crid'indig-ua-tion et de colère poussé par ce vaillant Comité.

Nous le retrouverons ailleurs, toujours guidé par son chevaleresque capitaine, et prêtant ses bras et ses fusils aux comités naissants ou qui, nés de la veille, n'étaient pas encore assez forts pour faire respecter leur jeune drapeau.

Nous le retrouverons à Saint-Martin, au Vermillon et dans cette grande journée de la Queue-Tortue, qui donna pour toujours la dictature aux Comités.

Bien que nous devions le revoir, nous le quittons avec (jnelque peine...

Au revoir donc, mon vaillant Comil*' !

Au revoir, mon vaillant capitaine !

COMITE

cBsa©

I.

Oq sait comment naissent et se développent les incendies à&n» nos prairies attakapiennes, lorsque les premières gelées de l'automne en ont desséché les grandes herbes. Un cigare jeté par un passant, une parcelle de tabac enflammé détachée d'une pipe par le vent, va tomber sur l'herbe flétrie par les premiers froids et... la prairie s'allume peu à peu comme le pauvre foyer d'un nègre ; puis le feu grandit et augmente peu à peu son auréole lumineuse ; puis le feu devient flamme, volcan, incendie, enveloppant une paroisse dans se« serres immenses. Le Comité de la Côte-Gelée était le cigare, la parcelle de tabac qui avait mis le feu aux quatre coins du pays.

n.

Vermillonville avait répondu le premier à l'appel de la Côte-Gelée; mais comme ce Comité à eu la plus grande journée, celle qui assura pour toujours la dictature aux associations naissantes, nous placo-rons son histoire à la suite de celle du Comité de Saint-Martin. Ce sera le dénouement naturel du drame que nous écrivons. En attendant, nous ferons avec nos lecteurs le voyage de Saint-Martinvill«.

— sein.

Saint-Martiuville est une jolie petite ville jetée sur les bords du bayou Tôclie, comme un village toscan sur les bords de l'Arno. Fondé dans les premiers temps de la colonisation par les populations acadiennes qui émigrèrent aux Attakapas, il s'était traîné bien longtemps dans ses langes, pareil à une jeune femme atteinte d'une de cesdouloureuses et poétiques maladies de poitrine qui tuent infailliblement à un jour donné, mais qui jusqu'à ce jour conser vent à cette même femme la beauté et la grâce des lis souffrants. Séparé de la ISTouvelle-Orléans par un ruban interminable de bayous coupés de lacs, il n'avait avec la capitale de l'Etat que des rapports lents, difficiles, et qui auraient même été impossibles, si ces rapports n'avaient pas été une nécessité.

Il languissait donc eu attendant un miracle qui effaçât la distance qui existait entre la jS' ouvelle-Orléans et lui. Ce miracle devait venir dans ce siècle des découvertes merveilleuses. La vapeur allait jaillir du cerveau de Fulton.

IV.

Le jour où la vapeur sillonna nos cours d'eau, les Attakapas commencèrent à être comme un livre longtemps fermé et qui serait entin ouvert. Les colons y alïluèrent comme vers une terre promise. On en étudia l'intérieur. On en reconnut les lacs, les bayouc^, les forêts, les plateaux élevés, toutes les bizarreries géologiques, si l'on peut employer cette expression, qui font de ce pays plat et peu jÉlevé au-dessus du niveau de la mer, un des pays les plus accidentés du Sud. Chacun planta sa tente ^sur les terres les plus élevées et le^ plus fertiles, et à l'ombre de ces grands et beaux arbres que Dieu a donnés, comme une couronne, à la Louisiane, toutes les bouclie.s chantèrent l'hymne au travail, et la charrue déchira des terres vierges comme les forêts qui les entouraient.

V.

Saint-Martinvilie avait profité de cette inondation d'émigrants. Ceux-ci y avaient apporté, qui leur industrie, qui un métier, qui

— S7 — des bras prêts à défricher, beaucoup la civilisation,—et peu à peu, ce hameau qui ne comptait dès le début que quelques cabanes groupées autour d'une église dirigée par le père Barrière, un missionnaire à qui les Indiens avaient arraché les ongles,—peu à peu, disons-nous, ce hameau avait pris les proportions d'un village. Puis il s'y était formé une société polie, élégante, aimant les artistes, ces chers interprètes des passions humaines, aimant aussi les fêtes, les bals, et y montrant avec orgueil ses essaims de jeunes et gracieuses femmes ; une société française par ses mœurs, par la civilisation et par une tolérance charmante, qui n'était que la mise en pratique du précepte de l'Kvangile : aimez-vous les uris les autres.

Le parti Know-iS"othing devait passer sur cette société, la lancer en petit dans tous les excès de pouvoir par lesquels il devait signaler en tous lieux son passage et enfin, par suite d'une réaction providentielle, précipiter ses adhérents du pouvoir, comme pour donner raison à ce passage de l'Ecriture :

Deposuit patentes de scâc et exaltavit humiles.

VI.

TjC jour où la paroisse vSaînt-Martin avait pu échanger ses produits, les capitaux et l'abondance lui étaient venus. Le bayou Tè-che, si beau, si pittoresque, de Pattorson à Saint-Martinville, s'était couvert peu à peu d'habitations princières qui semblent aujourd'hui un paysage détaché du fleuve ou du bayou Lafourche. Des villages «'étaient élevés : Franklin, avec cette merveilleuse rapidité qui caractérise la race américaine ; la Nouvelle-Ibérie, le Pont-Braux et Vermillonville, avec toutes les difficultés qu'éprouveront toujours les fondateurs d'un village à l'élever loin de tout chemin ou de toute navigation. Saint-Martinville seul avait été lui aussitôt que les chemins qui conduisaient à ses portes avaient été ouverts. Là, nous le répétons, s'étaient groupées la grâce, la poésie, la probité, la civilisation, tout ce qui tend à faire aimer la vie. Aussi allait-on à lui comme on va à la lumière. Heureux temps où tout le mondai s'aimait ! où les Capulet et les Montagu n'y avaient encore déployé ni leurs drapeaux ni leurs haines î

— 98 —

VII.

Avec le Progrès, on comprend, que les maisons en pisé davilkige primitif devaient disparaître une à une pour faire place aux gracieuses constructions de l'architecture moderne. Il y a longtemps qu'il avait fait peau neuve. Le marteau du démolisseur avait eu raison des vieilles maisons en bois, monuments des premiers temps de la colonisation ; la brique et la pierre avaient remplacé le bois ; l'art nouveau avait remplacé l'art ancien ; et, comme feuillet d'architecture des vieux jours, il ne restait guère, si nos souvenirs sont exacts, qu'une maison moisie, vermoulue, estompée par la pluie et le soleil d'un siècle, formant l'angle de la rue du Port, que nous avons décrite aussi rigoureusement que possible dans un roman commencé.... mais non fini, intitulé : Michel Peijroux. Cette maison, aujourd'hui rajeunie, est habitée par une jeune et vaillante épave des révolutions françaises, dont le cœur est supérieur à la fortune et qui s'appelle A Auge.

VIII.

Comme tous les villages de la Louisiane, dont le berceau date d'hier, St-Martinville n'a pas de légendes, pas même de chroniques pouvant intéresser le poète ou l'historien. Il est sorti un jour du sol, comme en sortent les champignons après un jour de pluie. Mourra-t-il un jour ? Hélas ! il pourrait peut-être trouver bientôt ce dénouement ou cinquième acte de son existence. A quelques milles, il a une jeune et formidable voisine qui grandit et se développe pouf ainsi dire à vue d'œil comme une fleur de serre chaude et à qui le chemin de fer des Attakapas va apporter mille éléments de prospérité de plus : cette voisine, c'est la Nouvelle-Ibérie. Celle-ci atteindra-t-elle promptement aux destinées qu'elle rêve et qui semblent lui être réservées ? Étoufferà-t-elle le village où ses aïeux élevèrent le premier clocher catholique? Nous le croyons sans le désirer. N'y a-t-il pas place et large place pour tous à notre bon soleil ?

Comme tous les villages de la Louisiane, Saint-Martinville a trois monuments :

Une église catholique,

Une maison de cour, ,

Une prison.

— 99 —

IX.

L'Église est un de ces monuments, moitié église, moitié salon, que tous avons trouvés au fleuve comme aux Attakapas. Les fenêtres ont des rideaux peu luxueux, l'autel des nappes modestes ; l'enceinte est coupée de bancs destinés aux deux races catholiques qui se partagent le sol. Derrière le maître-autel, un seul tableau, reproduisant un trait de charité que notre mère nous a fait observer plus d'une fois aux jours bénis de notre enfance : Samt Martin donnant la moitié de son manteau à un pawvre. Au-dessus du jubé, un orgue qui prend une Ame et une voix, le dimanche, sous les doigts d'une noble femme, créole de la Guadeloupe, à qui Dieu a refusé l'aumône qu'elle aurait le plus désirée : des enfants ; mais qui depuis vingt ans est la mère de toutes les jeunes filles à qui la mort a retiré leurs mères ;—d'une femme qui est l'Ange de la Bienfaisance, dans un pays où la reconnaissance est une fleur assez rare, qui ne croît pas sur tous les chemins ;—d'une femme enfin qui est sûre de recevoir un jour les palme? du ciel si le bien qu'elle fait ne lui fait pas tresser des couronnes sur la terre.

Madame, nous avons dit que l'église de Saint-Martin était pauvre. Pardon ! Nous n'aurions pas dû oublier que Dieu vous y voit chaque fois que le prêtre le fait descendre sur l'autel.

X.

La Maison de Cour a été bâtie depuis la création des Comités, c'est-à-dire depuis l'époque où l'on a aboli, par ordre d'une autorité supérieure^ le parjure et les acquittements scandaleux. Nous avons entendu critiquer vivement l'architecture de ce palais de la justice attakapienne, et ces critiques nous ont paru injustes. Tous les architectes ne peuvent pas créer des chefs-d'œuvre de pierre comme St-Pierre de Rome; Mlle Bonuehaie ne peut pas jouer comme Rachel. Quoiqu'il en soit, cette maison aura du moins un avantage sur l'ancienne. Dans celle-ci, le juri sera moins souvent lâche et criminel, les témoins moins souvent parjures, et lorsqu'un crime y sera prouvé et démontré, l'éloquence des avocats ne pourra plus empêcher le châtiment de tomber sur le coupable, froid et impassible comme la statue du Commandeur. La réaction vers le bien est irré-

— 100 —

gistible comme le Mississipi lorsqu'il brise ses digues. Dante a In sur la porte de l'Enfer :

Vous QUI ENTREZ ICI, LAISSEZ TOUTE ESPÉRANCE SUR LS SEUIL l

L'inscription rêvée par Dante sera désormais une vérité devant nos tribunaux, comme sur les portes de l'Enfer.

XI.

La Prison ! Ma foi ! une anecdote vous la peindra, et l'architecte lui-même, s'il est homme d'esprit comme on le dit, en rira tout le premier.

La prison ! Elle était toute neuve, toute flambante ; ni pluie

ni soleil n'avaient eu encore le temps d'en estomper les briques d'un rouge qu'un de nos spirituels amis, jVJ, Judice, appelle rouge-guillotine;, elle était encore vierge de prisonniers, ou à peu près, lorsqu'un Français y fat amené pour un délit insignifiant.

C'était en été, et par une de ces nuits brûlantes qui doivent faire ressembler les prisons de la Louisiane aux plombs de Venise.

Carccre duro, comme diraient l'empereur d'Autriche et François de ISTaples, qui sentait hier sur ses épaules le vent du fort de Ga-ribaldi.

On croyait notre Français bien et dûment scellé dans sa tombe de briques qui le rendrait le lendemain au juge de son délit, lorsqu'à onze heures du soir, celui qui avait fait les clés et les serrures de la prison entendit des pan ! pan ! discrets frappés à na fenêtre.

Le serrurier ouvrit discrètement les volets et vit qui ?.... le Français emprisonné, debout devant lui et lui souriant avec la malice d'un enfant qui vient de commettre une espièglerie.

" C'est vous ? s'exclama le serrurier avec stupéfaction.

—Moi-même, fit le prisonnier avec une superbe indiff«?rence. Il parait qu'on a oublié de mesurer aux cellules de votre prison la quantité de pieds cubes d'air nécessaire à la respiration. La nuit eut brûlante et je suis sorti pour prendre l'air.

—Mais, par quel moyen ?..,..

—Permett/cz-moi d'être discret sur ce chapitre. Seulement il pa rait que vos serrures tournent comme des toupie-s, et la toupie est un joujou que j'ai fort manié étant enfant.

— 101 —

—^oudriez-vous rentrer en prison et renouveler le miracle de l'ouverture.de ces portes ? murmura le serrurier, presque convaincu qu'il avait affaire à quelque élève de Satan, sinon à Satan en personne.

—Volontiers."

Ce mot avait été dit si simplement que le serrurier en frissonna. En efFet, parmi les oiseaux envolés d'une cage, ceux-là seuls veulent y rentrer, qui sont sûrs d'en ressortir.

Les deux hommes furent bientôt arrivés devant la prison.

La porte de sortie et celle de la cellule où le Français avait été renfermé étruent béantes, et un rayon de la lune jouait même sur le grand escalier.

• Le prisonnier monta cet escalier en sifflant un air de la Juive^ et rentra jo3^eusement dans sa cellule, dont le serrurier referma la porte à double tour.

" Êtes-vous prêt ? avca-vous les yeux bien ouverts ? s'écria le prisonnier.

—Oui, fit l'autre,"

Et avant qu'il eût fini son monosyllabe, la serrure avait joué dans son pêne et la porte tourné sur ses gonds.

" C'est merveilleux ! râla le serrurier, convaincu par cette expérience décisive.

"Je vous admire et vous m'effrayez en même temps," ajouta le serrurier. Ce que je vois est peut-être une illusion, peut-être une réalité. Voudriez-vous donner une nouvelle preuve de votre adresse devant le juge ?

—Mille, si vous voulez,"

Le juge fut réveillé. C'est un homme jeune, intelligent, élevé depuis à une des plus hautes dignités de la magistrature, et qui a de plus d'excellents yeux, bien que l'étude les ait souvent fatigués.

Le prisonnier répéta son expérience avec le même bonheur.

''Vous êtes détenu pour un délit insignifiant, lui dit le juge ; demain vous serez élargi. Que deviendrions-nous, Grand Dieu ] si vous communiquiez votre secret aux nombreux criminels .de notre paroisse ?

—Oh ! Votre Honneur., répliqua le prisonnier froissé, je ne suis pas un coquin."

ïje lendemain, le Français put respirer à son aise l'air pur des

— 102 — rues de Saiut-Martinville ; mais garda-t-il son secret ? Nous eo doutons, car nous pourrions dire, en parodiant un vers célèbre :

Hélas ! que j'en ai vu partir de prisonniers !

Quoi qu'il en soit, la prison baptisée par A. Judice a sa légende; sous ce rapport, elle est plus riche que le village lui-même. En attendant que son histoire s'enrichisse de nouveaux feuillets, elle continue à s'ouvrir pour les prisonniers comme si le Français y était encore. Nous la visiterons de nouveau à la suite des prisonniers des Comités de Vigilance et pent-être retrouverons-nous sur quelqu'une de ses briques le nom et l'histoire de Yalsin Déroussel.

XII.

Nous n'avions donné que trois monuments à Saint-Martin ; hélas ! il y en a un quatrième qu'on trouve aussi partout où il y une communauté, ou même un petit groupe d'hommes,—le cimetière.

Saint-Martin a mis de la coquetterie à faire du sien un Père-La chaise, ou tout au moins un cimetière St-Louis. Ici, comme là-baa on s'est plu à parer la mort, à la faire belle ; à donner un lit de reine à la jeune fille fauchée dans la belle fleur de ses seize ans comme un lis par la charrue, ou à la jeune femme qui s'est couchée dans toute la splendeur de la beauté. Puis on a scellé en pleurant, sur leurs têtes endormies, le marbre blanc d'Italie ou la pierre ; puis, pendant que le ver du tombeau mordait ces blanches statues de marbre qui hier aimaient et chantaient, comme aime et chante la jeunesse, l'oubli est venu, l'oubli, ce second linceul des morts, a dit Shakspeare. Puis les survivants sont revenus à leurs passions, à leurs haines, à leurs amitiés, à leurs fêtes, et le ver a pu achever de ronger ses morts aimés et leurs suaires, sans être troublé par les larmes et les prière» des survivants.

Nous avons entendu parfois blâmer la richesse de quelques-unes des tombes de ce cimetière. Ces blâmes nous ont toujours semblé un blasphème du cœur. Chacun a le droit de donner à ses morts te linceul qu'il aime le plus ; le riche, le Carare ; le pauvre, les sii pieds de terre que la Nature, aima mater, réserve aux plus pauvres d'entre nous. La Mort ne fait, il est vrai, du pauvre comme du riche, qu'une pincée de cendres. Youloir foire un lit de roi ou ds

— 103 —

reine à un cadavre, c'est rendre hommage à l'immortalité de Tàme, et jeter une draperie splendide sur le hideux travail qui se fait k quelques pieds plus bas. C'est honorer, non le cadavre, mais l'âme immortelle, flamme envolée mais non éteinte, qui reviendra un jour animer ce cadavre à la voix du Divin Prométhée. Ceux dont nous avons couvert les tombes de nos fleurs et de nos regrets ne sont pas morts,—ils dorment et attendent l'heure du grand réveil. Ils se lèveront un jour, eux aussi, pour paraître au dernier congrès de toutes les générations mortes. Ce jour-là, Cléopâtre ressuscitera comme les plus belles saintes du Catholicisme.

Qu'on nous pardonne cette longue digression sur ce village où nous avons souffert, où nous avons aimé, où nous avons été jeun.e. Il est si doux de feuilleter, ne fût-ce qu'un moment, les pages de sa vingt-quatrième année l

XIIL

En 1855, Saint-Martin fut visité par un de ces fléaux qui se dé-reloppeut en Louisiane avec une spontanéité qui a toujours été une énigme pour les médecins. Pour combattre ces fléaux, les hommes ont inventé les quarantaines, c'est-à-dire une barrière contre la brise qui passe, les ailes chargées de miasmes morbides, et qui secoue ses poisons à tous les vents, et qui se rit du douanier. Ces qarantaines entravent le commerce et engraissent seulement quelques nullités médicales ambitieuses. Qu'importe? N'est-ce pas le peuple qui paie?

Depuis sa fondation, Saint-Martinville avait toujours été ouvert aux «migrants de la Nouvelle-Orléans qui venaient y chercher l'été un refuge contre la fièvre jaune. Il était pour eux comme une oasis contre le sinistre fléau qui ravage si souvent la ville et le fleuve^ Du .reste n'avait-il pas ses lacs, ses bayous sinueux, ses grands bois, son golfe aux brises amères ? N'avait-il pas tout ce qui semble devoir protéger contre la colère de Dieu ?

Eh bien ! la fièvre jaune fondit un jour sur lui, comme des bandits devaient fondre plus tard sur ses maisons. Elle entra, comme toujours, sans se faire annoncer, sans crier gare, et comme toujours on ne la reconnut que lorsqu'elle eut porté ses premiers coups.

Quand sa présence fut bien constatée, chacun cria : Sauve qui f»ki ! Ce fut à qui déserterait les murs maudits ; à q^i irait m

— 104 — cacher sous les ombrages des liabitatioDS voisines. Ou accnoillit partout ces naufragés de la fièvre jaune ; les foyers semblaient s'élargir pour leur rendre l'hospitalité plus douce. Saint-Martin-ville se trouva presque vide ; mais la fièvre jaune y tuait toujoura.

Cependant tout le monde n'avait pas déserté.

Le curé, le Kév. abbé Jean, était resté à son poste d'honneur, comme un soldat au feu. Son ministère l'enchaînait au lit des mourants, pour leur montrer le ciel et Dieu à travers les angoisses de l'agonie ; il alla partout on l'on souffrait, où il y avait quelque vie qui voulait s'éteindre. Son héroïsme fut récompensé, il survécut. La mort se donne parfois le luxe de la justice : elle se plaît à épargner le courage et le dévouement.

Quelques hommes de cœur étaient aussi restés au foyer de la contagion. Soigner les vivants, enterrer les morts, fat une tâche quotidienne, qu'ils accomplirent en soldats ; le courage et la charité sont souvent épiilémiques comme la fièvre jaune. Le péril a ses séductions. Le village compta donc beaucoup de ces hommes que nous pourrions appeler des soldats de l'humanité.

Puis la fièvre jaune céda aux premières gelées de l'automne ; et îa population revint, comme une bande'd'oiseaux effarouchés, à se? maisons désertes, l'herbe poussa sur les tombes fraîches et l'on oublia que le village venait de recevoir un premier avertissement,

XIV.

C'était un soir de représentation de nous ne savons plus quelle ballerine qui se trouvait de passage à Saint-Martin. Ce soir Ih, c'était comme à Naples, la veille d'une éruption du Vésuve, on riait sur un volcan.

Une aigrette de feu s'élança, durant la représentation, d'une écurie vide appartenant à M. Eenaud, bijoutier, un honnête homme.

Une négresse aperçut seule cette étincelle qui allait devenir un embrasement.

Le cri : Au feu ! si sinistre à entendre, la nuit surtout, retentit dans les rues du village.

Le tocsin souna.

La population accourut comme un seul homme. La foule était

— 105 — FOmbre, muette. Il cQurait dans tous les cœurs comme un pressentiment d'un immense malheur.

Le danger, du veste, était imminent.

Pas de pompes pour noyer ce foyer d'où s'échappaient la flamme et la ruine ; pas do pompes qui auraient tout sauvé peut-être. Cette corporation, si riche, n'avait jamais songé à faire la part du feu.

Cependant l'étincelle était devenue incendie et commençait à étreindre, dun côté le café Fonteuelle et la boulangerie l'Arbalétrier ; de l'autre, le matrasin delà veuve Guerrero. C'était un signal de mort pour tout le beau et riche pâté de maisons qui s'étendait jusqu'à la maison Laplante.

IjC vent soufflait, avons-nous dit,"et donnait à l'incendie des ailes trop rapides.

Aussi, pendant que de l'autre côté de la rue les habitants inom daient le devant de leurs maisons pour les préserver" d'un embrasement que rendait imminent chaque minute, on avait vu se tordre et disparaître dans la fumée ardente :

La maison Kenaud.

Le café FontencUe.

La boulangerie^ l'Arbalétrier. »

Les magasins Guerrero et Bonafond.

Le feu voulait d'autres proies encore. Il approchait de la maisoii Broussard & Tertrou.

XV.

Cette maison, fondé:- par deux Français, dont l'un avait sniv; N"apoléon dans presque toutes ses batailles épiques, cette maison jouissait d'une de ces rpbustes popularités qu'on met un denii-siècle •à acquérir. Sûre de sa renommée basée sur la probité la plus rigoureuse, elle était en relation d'affaires avec toutes les paroisses voisines ; sa clientèle s'appelait Légion,

Passée, à la mort de ses fondateîirs,^ à des mains plus jeunes, ses traditions eu matière de commerce étaient restées les mûmes. Elle avait changé de nom, mais les morts revivaient tout entiers dans leurs successeurs.

Aussi, quand cette maison fat menacée, la foule se rua à sa porte. Aux heures de danger ou de crise, il y a toujours une voix mysté-

— 106 — rieuse qui parle au peuple et lui crie : Marche 1 Cet appel fut entendu comme toujours.

" Avcz-vous de la poudre ? " cria-t-on aux cliefa de la maison, tous à leur poste et prêts à aider énergiquement le peuple à sauver leur magasin, s'il pouvait être sauvé.

On désigna une quantité de barils qui se trouvaient au rez de cdianssée et qui furent roulés immédiatement hors de l'atteinte de l'incendie.

Puis la foule envahit tous les étages et se mit, avec une activité fiévreuse, à jeter par toutes les issues, les marchandises qui encom-Iwaient les étagères du magasin.

Les dépouilles de la maison s'amoncelaient dans la rue.

" Yite ! vite ! " criaient les travailleurs, la flamme nous gagne, il n'y aura bientôt plus moyen de respirer ici.

Et la maison se vidait, se vidait toujours.

Tout-à-coup la terre sembla trembler sous les pieds et la foule poussa un de ces cris d'angoisse ou plutôt de déchirement qui doivent franchir l'espace qui sépare le ciel de la terre, et monter jusqu'aux pieds de Dieu.

Une, deux explosions s'étaient fait entendre, la maison s'était ouverte comme un cratère de volcan, avait chancelé un moment comme un homme ivre, et s'était enfin écroulée en couvrant toute la rue de ses ruines.

Alors on vit un de ces spectacles qui donnent le frisson aux cœurs les mieux trempés.

Des cris suprêmes, déchirants, des cris d'agonie et d'adiet s'échappèrent un moment de cette maison-fournaise si fataleraen; changée en tombe.

Des pleurs, des prières, des adieux, répondirent à ceux qui mouraient en se tordant dans le feu, comme les damnés du Dante.

Puis ie silence se fit, un de ces silences qu'on n'entend que dans les grandes catastrophes.

Onze victimes étaient montées au ciel.

La rue vit encore un autre acte de ce drame,—le plos saisissant, le plus horrible.

La mort de ceux qui avaient été ensevelis sous les décombres avait été cachée aux nombreux spectateurs de la sinistre scène : cette fois c'était un homme qui allait mourir à la face de tous.

— 107 —

Épouvantable agonie î

Un jeune homme de couleur, nommé Darthès, avait éi6 lancé dans la rue par l'explosion et se trouvait enterré presque jusqu'aux aisselles dans les ruines. La tête, une partie du torse et les bras apparaissaient seuls au-dessus de la tombe oiila fatalité venait de l'enfermer. Il e'tait en outre entouré d'uu cercle de feu dessiné autour de lui par des débris enflammés.

Le cercle brûlant se resserrait rapidement autour de lui. Pour 1« retirer de sou tombeau, il aurait fallu une heure peut-ôtre.... et le feu ne semblait laisser que quelques instants au salut.... si le salut pouvait venir.

" Sauvez-le ! cria la foule.

—Sauvez-moi ! " cria le malheureux qui se faisait déjà de ses mains un écran contre les flammes qui commençaient à le toucher.

Alors, un homme de haute taille et fort comme un lutteur antique, franchit le cercle de feu, saisit le maHieureux de ses mains puissantes et tenta un effort surhumain pour le dégager. Cet effort fut inutile, les décombres refusèrent de âcher leur proie.

I^ feu gagnait toujours.

Le sauveur monta de nouveau sur le bûcher, enveloppé cette fois, nous a-t-on dit, d'un drap mouillé destiné à paralyser, du moing pendant quelques instants, l'action de la flamme.

Seconde et inutile tentative ! Certes cet homme, en ce moment, eût soulevé une montagne si Dieu lui avait donné une force physique à la hauteur de son courage.

Dieu ne la lui donna pas et il se retira vaincu. ^ Le feu avait toujours gagné et léchait déjà le corps de ce mort-vivant.

Alors, quand il se vit abandonné de Dieu, qui avait rëfusé de le sauver par la main de l'homme intrépide qui s'était dévoué deux fois à son salut, alors, disons-nous, Darthès couvrit son visage de ses deux mains que carbonisait déjà la flamme ;—un cri, explosion de son âme, monta dans l'espace et fit frissonner la foule. Le silence succéda à ce cri.... Darthès avait été rejoindre les autres martyrs.

Nommons bien haut celui qui avait essayé deux fois de le sauver. C'est M. Robertson, ingénieur, et, depuis plusieurs années, établi à Saint-MartinviUe.

— 108 — XVI.

Après ce drame, dont le souvenir restera comme légende, dans riiistoire de la paroisse Saint-Martin, le feu dévora les maisons :

Lebesque,

Saint-Germain.

Moulin,

Laplante,

Et la Bourse.

Mais tous ces malheurs partiels s'efifacèrent devant la tragédie de la maison Tertrou. Cet autodafé, sous ces décombres, cet holocauste affreux où onze victimes'avaient été offertes au démon de l'incendie, avait jeté la population dans la stupeur. Tous les désastres, tOates les ruines pâlissaient devant cela. Qu'était-ce en effet que l'écroulement de toutes ces maisons devant ces onze tombes ? L'éloquence de ces ruines valait-elle les précieuses gouttes de ce sang qui avait coulé ?

Quant à l'explosion, cause de tous ces malheurs, qu'est-ce qui l'avait provoquée? Quelques tonneaux de poudre déposés depuis des années dans les étages supérieurs, et oubliés depuis longtemps. Il n'y eut, da reste, là, de coupable que la fatalité. Un drame devait se jouer; la maison Tertrou devait en être la scène. Ses patrons étaient au poste du danger comme les autres et ila pleurèrent moins la perte énorme qu'ils essuyèrent (ils n'étaient point assurés) , que les onze tombeaux qui s'étaient ouverts sous les ruine? de leur maison.

XVII.

Le lendemain, pendant que les ruines des maisons incendiées fumaient eiR-'ore, la foule se porta tristement sur ce théâtre de tant de larmes et d'émotions. Chacun se courba sur ce champ funèbre et procéda pieusement à l'exhumation des morts.

Terrible travail, digne du pinceau de Martinn !

On remua d'abord cet amoncellement pierre à pierre, Ija pioche mordait le sol d'un cimetière. Chaque brique déplacée pouvait démasquer les restes d'une victime de l'incendie. On avait peur de causer une douleur, de faire une meurtrissure de plus à ceux qui étaient morts.

— 109 —

Des monceaux s'affaissèrent peu à peu sous le travail lent mais incessant des travailleurs.... puis ces tombes commencèrent à rendre leurs cadavres à regret.

Ah ! l'œuvre du feu avait été complète ! De tous ces morts il ne restait que des débris informes, des visages carbonisés, des chairs rôties.

De ces cadavres, rien qui pût les faire reconnaître ; pas un front intact où les parents ou amis de la veille pussent déposer un baiser.

On suivit au cimetière les restes de ceux qui étaient vivants la veille et qui, le lendemain, ressemblaient au quelque chose sans nom de Bossuct. Un seul, M. Valmont Richard, reconnut son fils, son, fils unique ! à un soulier que la flamme avait oublié de consumer.

Et l'on a dit que Victor Hugo avait fait du roman dans sa Notre-Dame de Paris, en écrivant la délicieuse scène oh. l'Egyptienne re-' connaît Esraéralda à sou petit soulier !

XVIII.

Pendant que le village enterrait ses morts et déblayait ses raines, les habitants de la campagne accouraient contempler de près les désastres de la nuit. A leur grande surprise, ils trouvaient à chaque instant sur leurs pas du linge, des pièces de coton, des flacons brisés,-des peignes, des dentelles, &c. Les prairies voisines de Saint-Martin étaient littéralement couvertes de diverses marchandises volées aux magasins qui avaient brûlé. Ces marchandises, ramassées çà et là, furent rapportées une à une à leurs propriétaires ; mais la population vit avec indignation :

Que l'incendie de la nuit avait été probablement allumé par 1^ malveillance ;

Que, à côté des incendiaires, il y avait eu des voleurs qui avaient ajouté le pillage à rincendie : i

Que, pendant que les onze victimes mouraient, un sacrilège se commettait à quelques pas d'elles ;

Et qu'enfin ces ruines tièdes de sang humain avaient attiré ces misérables, opprobre de la race humaine, qui semblent sortir de terre à Toube des grands désastres, et qu'on appelle : les marau-ileurs de la mort.

~ 110 —

XIX.

Le 30 avril 1859, un mouvement inusité régnait dans les rues,-ordinairement si paisibles de Saint-Martin. Des groupes se formaient sur les banquettes. On se parlait à voix basse. Il y avait à la fois solennité et mystère comme lorsque une communauté ou un peuple est à la veille de prendre une grande résolution.

Ces groupes se dirigèrent ensuite vers une maison qui semblait être le quartier-général d'un mouvement populaire. On y tint une séance longue, mais non orageuse, en suite de laquelle on annonça officiellement qu'on venait de procéder à la formation d'un Comité de Vigilmice.

Amené par les souvenirs encore palpitants de l'incendie, par des crimes isolés et par une longue série de vols qui prouvaient avec l'évidence du soleil qu'il existait une association de truands, iar-mée de pied en cap contre la société, ce comité devait être accueilli chaleureusement par le public. Aussi l'acclamation fut-elle d'abord unanime.... Plus tard, bien des gens devaient renier leur culte de la veille et se jeter dans une opposition qui en voulant stériliser les efforts des Comités de Vigilance, devait en prolonger l'existence et la domination.

Le Comité de Saint-Martin s'était donc formé et avait adopté nne constitution intelligente que nous regrettons de ne pas avoir sdus les yeux, car nous en aurions reproduit les principaux passages, et qui avait été rédigée par le Dr. Deblanc ; il avait aussi nommé goh tapitaine.

Ce capitaine s'appelait M. Désiré Béraiid.

XX.

Cette nomination donnait au comité naissant une éloquente si* gnification. Prendre un chef parmi les hommes activement mêlés à la politique, c'eût été donner le cadre étroit d'un parti à une question de moralité publique et qui, à ce titre, devait faire appel indistinctement à tous les hommes de cœur ; c'eût été rapetisser le drapeau des Comités au point de lui faire abriter seulement quelques hommes honnêtes, lorsqu'il devait s'étendre sur tous les fronts.

— 111 —

Jeune, riche d'une fortune honorablement gagnée par son père dans le commerce, doué d'un caractère ferme et bienveillant, M. D. Béraud n'avait jamais jeté son nom aux luttes des partis. Indépendant par sa fortune, il s'était toujours placé en dehors des orages de la politique. Les sédivctions d'une dignité quelconque, dans sa paroisse ou ailleurs, ne l'avaient jamais tenté. Il avait appartenu, il est ATai, en 1856, au parti américain, mais n'en avait tenu ni dirigé les fils. Il n'avait été que soldat dans cette armée qui n'avait que quelques jours à vivre ; et si elle avait commis des excès dorant son existence éphémère, il n'avait pas eu à s'en laver les mains.

Le choix de M. Béraud, par un comité composé en grande majorité de démocrates, signifiait donc :

Ligue de tous les honnêtes gens contre un ennemi commun : leCrimc;

Pas de drapeau politique dans une question de moralité publique ;

Oubli de tout grief ou de toute haine civique dans ce duel du bien contre le mal ;

En un mot, proclamation de ce qu'au moyen-âge on appelait la Trêve de Dieu.

Le secrétaire fut M. Charles Duchamp, de la Martinique,—un nom de Français et de gentilhomme transplanté sur le sol louisiauais.

^ XXL

La tâche du nouveau comité était loin d'être une sinécure on un lit de roses. H y avait à déblayer tout un sol couvert de ronces et d'immondices ; à porter la lumière dans les cavernes mystérieuses où se cachaient les truands qui avaient pris évidemment possession de Saint-Martin. Arracher le masque aux bandits, leur faire révéler les arcanes de leur association, leur arracher l'aveu des vols et des incendies qui avq,ient désolé le village, les châtier ensuite sommairement et exomjDlairemeut, tel était le programme que s'étaient tracé ces hommes, la plupart jeunes et ayant tous cet indomptable courage de la race créole qui attaque toujours l'ennemi avant de le compter. Nous allons donc voir ce comité à l'œuvre, faire en quelques semaines ce que n'avait jamais pu essayer la Justiu Régulière, cette déesse que les artistes nous peignent armée d'une épée flamboyante et qui, en réalité, n'avait jamais ici d'autre arme qu'un bandeau lui couvrant les deux yeux.

— 112 —

XXII.

Dans les premiers jeurs d'avril 1859, un nègre partait à la tombée de la nui' de l'habitation Edouard Fiiselier, située au Côtean et s'engageait îurtiveraent sur le chemin de Saint-Martin. Arrivé à l'entrée de l'immense prairie qui s'étend entre le Coteau et le village, il se prit à marcher avec la prudence de la race nègre en maraude, suivant tantôt à grands pas la route lorsqu'elle était libre, tantôt se cachant dans les fossés lorsqu'il .entendait le bruit retentissant d'un cheval ou d'une voiture regagnant à grande vitesse son gîte de la nuit. Après avoir marché ou rampé avec la prudence d'un Mohican, le nègre arriva à l'entrée du village et s'engagea dans la rue sans être troublé le moins du monde par la police qui, si elle avait des yeux à cette époque, ne s'en servait que pour dormir.

Arrivé devant le magasin de Thomas Reed, le nègre entra plutôt avec la familiarité d'un habitué qu'avec le respect que l'esclave doit à la race blanche, et échangea quelques mots à voix basse avec le patron.

Celui-ci disparut un instant et revint portant un verre de v^his-key aux trois-quarts plein, que le nègre vida d'un trait, après avoir toutefois déposé une pièce d'argent sur le comptoir.

Si la police, qui dormait si bien à cette époque, avait été réveillée et avait écouté aux portes de cet étrange magasin si hospitalier aux nègres, elle aurait entendu le dialogue suivant, échangé, toujours à voix basse, entre l'esclave et le blanc.

" Où vas-tu, Antoine ? disait Reed.

—Yoir ma femme, chez M. Philippe Frilot ; mais je m'y rends eu secret, car mon maître a prié M. Frilot de ne pas me recevoir, quand je n'ai pas de laissez-passer.

—Je vais t'accompagner," dit Reed, le démon tentateur.

Et les deux hommes sortirent.

lia nuit était sombre, les banquettes désertes ; ils ne couraient par conséquent aucun risque d'être reconnus.

Arrivés à la barrière de M, Frilot, les deux hommes se quittèrent, le blanc restant à sa place comme un dieu Therme, le nègre se dirigeant vers la porte de la maison où demeurait sa Dulcinée.

~ 113 —

Peu de temps après, les chiens de la maison aboyèrent furieusement et le nègre s'empressa de battre en retraite.

Inutile d'ajouter que Juliette n'était pas venue au-devant de son JSoméo.

Roméo retrouva son campagnon à la place où il l'avait laissé.

" Veux-tu gagner beaucoup d'argent ? lui dit celui-ci.

—Un pauvre nègre est toujours dispose à en gagner.

—Suis-moi," murmura Recd.

Et les deux compagnons se dirigèrent vers la maison de M. Al-céeJudice. ^ •

Le courage de cç jeune homme est bien connu et certes, s'il les eût vus, il leur aurait fait payer oèier leur invasion nocturne. Ils entrèrent néanmoins, muets et invisibles, comme s'ils avaient eu à leur disposition l'anneau de Gygcs.

Aucun chien n'aboya dans cette cour, gardée d'ordinaire par des taïauts d'une vigilance à toute épreuve ; les deux voleurs avaient sans doute queloue charme pour les endormir.

Ceux-ci ressortirent après une courte razzia, exécutée dans la maison.

Leur visite n'avait point été infructueuse, car, si la nuit avait été morfis sombre, on aurait pu voir dans leurs mains, une montre, de l'argent, et un paquet renfermant du linge.

" La soirée s'annonce bien. En avant ! dit Reed, allons chez M. Alcibiade Deblanc."

Bien qu'une lumière brilldt dans la maison, ils n'hésitèrent pas à y pénétrer.

Et, comme ils avaient entendu du bruit dans une pièce voisine :

" Sauvons-nous, fit Reed, ce soir il n'y a rien à faire, car personne ne dort dans la maison."

En passant devant la barrière de Chéri Boisdoi^, ils jetèrent dans sa cour le linge volé chez M. Alcée Judice, puis la promenade nocturne continua.

Quelques minutes après, ils étaient devant le magasin Carresse & Bernard.

Lti, après un conciliabule de quelques secondes, Antoine s'appuya contre le mur, comme une de ces cariatides de pierre sculptées sur la façade des riches édifices. Ses yeux étaient ouverts et sondaient les quatre rues qui rayonnent sur la place de l'Église.

— lu —

Antoine était évidemment une sentinelle veillant pour le oorapte de Ileed ; celui-ci avait disparu de l'autre côté de la barrière du magasin Carresse & Bernard. Cette barrière, il l'avait escaladée avec l'adresse d'un écureuil et sans faire plus de bruit qu'un fantôme Borti à minuit de son tombeau.

Xous avons vu quelque part,—nous croyons que c'est à Paris'— une toile de Decamps, qui nous donna comme un frisson le jour où nous la vîmes pour la première fois.

C'était une chambre modestement meublée. Un reste de feu y jetait ses lueurs tremblantes. Un balai, debout ;i côté de la cheminée, montrait quelques gouttelette^^ de sang ; un king-charles agonisait à la porte. '^

De prime abord, cette chambre paraissait une chambre comme les autres, et dont les propriétaires se seraient absentés pour aller entendre chanter Jirlia Grisi ou jouer Eachel ; mais dès qu'on en avait étudié tous les détails, il s'en exhalait comme une odeur de crime qui vous montait au cœur et au visage ; le mystère donnait tin cachet encore plus terrible au drame dont ce balai teint de sang et ce chien agonisant étaient les muets, mais éloquents révélateurs, ïl y eut tout un succès autour de cette toile si simple et si dramatique ; lé maître avait trouvé au bout de son pinceau une" étincelb de l'âme de Shakspeare.

Nous avons pensé involontairement à cette toile avant d'aborder la scène que nous allons raconter.

Après avoir escaladé la barrière, Reed avait trouvé un escalier conduisant au premier, s'y était engagé en marchant toujours de son pas de fantôme, avait trouvé ouverte la porte d'une chambre et y était entré.

Cette chambre était celle où dormait Emile Bernard, un des associés de la maison.

En entrant, les yeux du bandit avaient sondé les ténèbres d'€ cette chambre, et au bout de quelques minutes d'examen, il avait a])pris tout ce qu'il voulait savoir. D^uncôté, un homme couché dont la respiration régulière accusait un sommeil profond ; de l'autre, du butin, beaucoup de butin à sa disposition.

Le bandit dut 7-ire intérieurement, comme a si bien dit un de nos écrivains célèbres.—Décidément la fortune était pour lui.

B-ecd avait déjà pris une montre, lorsqu'Émile, sans doute sons

~ 115 — l'obsession de quelque mauvais rêve, fit un soubresaut dans son lit.

La figure de Reed prit une expression sinistre ; sa main leva un pistolet et se dirigea vers le lit où reposait Emile, et il attendit, immobile comme une statue.

Il était évident que si Emile se réveillait, le sacrifice de sa vie était déjà fait dans l'esprit ^n bandit.

Heureusement, la respiration régulière du dormeur se fit de nouveau entendre, et lleed continua ses perciuisitions.

Alors, et en ayant toujours les yeux fixés sur ce lit d'où un vengeur ou un accusateur pouvait bondir d'une seconde ti l'autre,—Reed mit la main sur une boîte de bijoux et deux portraits. (Les deux propriétaires du magasin étairot et sont encore garçons.)

" Bonne chance ! " murmura Reed, en faisant résonner le contenu de la boîte. y

Et comme Emile venait de faire un autre soubresaut :

*' "iSTe tentons pas Dieu ! " dit tout bas le bandit, en se dirigeant vers la porte de la chambre.

Il descendit les degrés comme il les avait montés, avec la légèreté d'un sylphe.

Comme il escaladait la barrière, deux étincelles illuminèrent un instant l'obscurité, et une double détonation se fit entendre.

Deux balles sifflèrent îi ses oreilles pendant qu'il disparaissait de l'autre côté de la barrière. C'était Emile qui venait de tirer sur lui et ne l'avait pas atteint.

Nous dirions, si nous étions un écrivain mythologique, que Mercure l'avait protégé.

Sorti sain et sauf do la maison de Bernard, Reed rejoignit la sentinelle qui était toujours droite et immobile ;i son poste. Xulle émotion n'avait passé sur ce cœur de marbre ; il tenait encore à la main le pistolet dont il s'était armé en entrant dans la maison qui avait failli lui être si fatale.

" J'ai pris une montre, deux portraits et une boîte K bijoux, dit-il à son compagnon noir ; mais je n'ai pu prendre davantage. Emile est un dormeur qui rennie toujours. J'avais envie de lui casser la tête à coups de pistolet ; je n'ai pas tiré, mais ce u"est que partie remise."

Et les deux voleurs s'éloignèrent.

I^os lectenrs s'attendent peut-être à ce qne, après mie nrat aîssE fructtieuse, Reed et le noir se séparent et aillent dormir du sommeil du juste en attendant le jour. Nous leur demandons pardon de les tirer de cette erreur qui les honore. Cette nuit-là s'annonçait sous les plus lieureux auspices, et Eeed n'avait aucune envie de se reposer. N'a-t-on pas dit d'ailleurs, avant Brillat-SavariB, que l'appétit vient en mangeant ?

On était en mars, il faisait mie de ces nuits tiêdes qui sont comme les messagères du printemps, et qui font dire à ceux qui aiment à rêver devant les splendeurs de l^ nature :

" 0 mon Dieu, qu'il est dotix de vivre ! "

De plus cette nuit était sombre'et était ainsi complice involontaire des vols qu'il avait commis et de ceux qu'il allait commettre encore....

'^ En avant ! " fît Reed.

Et il s'engagcu le ^^remier sur la banquette de la rue du Port.

Après quelques minutes de marche, il s'arrêta. Une maison découpait à quelques pas, dans l'obscurité, sa façade blanche et sa "barrière également blanchie à la chaux. Quelques arbustes de la cour levaient leurs silhouettes noires et timides au-dessus de la barrière : leurs branches frissoimaient au veut, touchées par les pre-mières brises du prmtemps.

" C'est ici," nmrmura Reed à l'oreiMe du noir.

Avant de poursuivre notre récit, disons que cette maison appartenait à M. Yalraont Richard, dont nous avons parlé en racontant l'incendie de Saint-Martin, oii il permit son fils unique sous les ruines de la maison Tertrou, et dont il ne reconnut le cadavre que par un soulier que les liammes avaient oublié de consumer. Ajoutons que M. Y. Richard est aujourd'hui un des chefs du Comité de Vigilance de Saint-Martinville, et qu'il est le digne lieutenant du capitaine G. Wêbre, dont nousparlermis ailleurs.

Les deux voleurs étaient déjà sur ïa galerie, lorsque Reed accoutumé aux ténèbres comme un oiseau de nuit^ poussa un- cri empreint d'un sentiment presque religieux.

Les fenêtres de la maison étaient, non entrebâillées, mais tout grand ouvertes. Elles semblaient sourire et tendre les bras aux deux visiteurs nocturnes et leur dire : " La maison vous attend, mes t)eaux messieurs, passez-lui la main autour de la taille et fouillez-la."

— 117 —

H y ayait qrielqne chose de si provocateur clans ces fenêtres soir TÎantes, que Reed franchit l'une d'elles avec une lésrèreté toute au-■^dalouse, ouvrit une armoire dont la clé griiK^a légèrement en tournant dans son pêne, et mit la main sur un porte-monnaie qui ]iarais-sait avoir de nombreux locataires.

^ Si léger qu'eût été le bruit de la clé, il avait suffi pour réveiller !e maître de la maison, dont le courage est bien connu. Sortir ne son lit et s'élancer sur l'inconnu qui se permettait à minuit d'ouvrir •son armoire, fut pour lui l'affaire d'un instant ; l'inconnu lui glissa dans les mains comme une anguille et disparut au-delà de la fenêtre avec la rapidité de l'éclair.

M. Richard, descendu dans la rue a leur poursuite, vit^deux ombres s'enfuir et disparaître dans les tént'bres qui noyaient le village.

C'étaient Reed et le noir dont la retraite avait été si rapide qu'ils avaient oublié, en ftiyant, de reprendre la boîte de .bijoux, yolée chez Carresse et Bernard, et qu'ils avaient déposée sur la banquette pendant la visite domiciliaire exécutée chez M. Y. Richard.

'•Allons ailleurs," dit Reed, après avoir repris haleine.

Les dents du noir claqiaèrent de terreur.

" jSTon, assez comme cela ; personne ne dort,"" répondit-il.

Alors les deux bandits procédèrent au partage du butin. Le noir reçut pour sa part la montre de M. Victor Carresse et s'en alla ■cout-çnt, et chantant sans doute un hymne à la nuit, sur un air composé par quelque artiste inconnu de Saint-Paul de Landa.

Quelques jours après, c'était le jour de Pâcpics,- le saint jour qui ■est acclamé par les hosannah de quatre cent millions de catholiques •

Au moment où la cloche de St-Martin tintait joyeusement l'heure de la messe à la population catholique et notamment aux belles, élégantes et gracieuses femmes de ce village qui, pour se rendre à î'église, marchaient,—éparpillées sur les banquettes, comme dee fleurs vivantes,—à ce moment, un nègre apportait chez M. Renaud, horloger, une montre qui avait besoin de quelques réparations.

"A qui est cette montre ? demanda M. Renaud.

—A moi, parbleu ! " fit le nègrb.

M. Renaud prit la montre et promit de la rendre danç quelques jours ; mais comme les honnêtes horlogers sont d'un scepticisme profond et que, lorsqu'un doute s'élève en eux, ils ont la fièvre jusqu'à ce qu'ils l'éciaircissent, M. Renaud demanda tant et si bien si le

— 118 — nègre était propriétaire de cette montre, qu'il finit par découvrir qu'elle appartenait à M. Victor Carresse, et qu'elle avait été volée dans la chambre de M. Bernard, son associe.

Armé des renseignements que nous avons donnés plus liaut, et qui sont entièrement historiques, le Comité de St-Martin se rendit au matin au domicile de M. Keed. Tous les membres étaient graves et tristes. Ils allaient punir, marquer un homme à l'épaule ; mais si juste qu'il fût, ce châtiment répugnait à leur bonté.

Le condamné comparut devant le Comité. ,

Eeed, lui dit le capitaine, nous venons fouiller votre maison de fond en comble. Vous savez qui nous sommes : je n'ai donc pas besoin de vous dire que pas une tête d'épingle ne disparaîtra de chez vous. Du reste, vous pouvez, si bon vous semble, être témoin de nos perquisitions.

Et, les fouilles commencèrent aussitôt.

Une heure après, cette caverne avait livré tous ses mystères. Le succès avait été complet.

On avait mis au jour un musée formé de tous les vols qui s'étaient commis dans le village depuis trois ans ! au grand jour les dépouilles des divers magasins successivement forcés et pillés ! au grand jour le butin fait dans les maisons particulières, depuis la modeste robe jusqu'aux mouchoirs en point de Yaîenciennes de la grande dame !

La lumière s'était faite sur tout cela sans warrant, sans affidavit, sans aucune des mille et une formalités'qui paralysent l'action de la loi dans notre bienheureuse Louisiane. Les objets volés étaient là, sous la main et sous les yeux de tous. On les voyait, on les touchait, on les reconnaissait. Les doutes n'étaient donc plus possibles. Le voleur était démasqué.

Le capitaine se tourna alors vers le bandit qui assistait en tremblant à cet inventaire de tous ses crimes.

*' Keed, lui dit-il avec un accent qui empruntait une étrange solennité 51 la circonstance, vous êtes un grand coupable et vous avez mérité un grand châtiment. Le Comité de Vigilance vous condamne à sortir de notre village et de notre paroisse dans le délai de vingt-quatre lieures. Ce délai expiré, vous encourriez un châtiment plus-sévère, si nous vous trouvions sur le sol que je viens de vous retrancher."

— 119 —

Le condamne courba le l'rout soiis le poids de cette excommunico' tien fulminée contre lui par ses compatriotes. Le même jour, la poste l'emporta, lui et sa famille, à la Nouvelle-Orléans—un théâtre où il devait trouver beaucoup de frères et d'amis.

La rue de Cliartres est, dit-on, honorée de la présence de ce bandit.

XXIII.

Pendant c(uc le Comité, faisant ses débuts de police, armé au liom de l'ordre, se rendait chez Reed, il fut obligé d'ouvrir ses rangs à plusieurs voilures qui devaient donner comme un parfum romanesque à ce que nous venons de raconter.

Dans la première de ces voitures, se trouvait une jeune fille parée d'une robe blanche, le front ceint d'une couronne et d'un voile blanc qui ondoyait ou plis gracieux jusqu'au-dessous de la ceinture, et tenant à la main, «tt énorme bouquet sur lequel elle se courbait sou vont comme pour en respirer les parfums. Cette toilette virginale parlait assez d'elle-même : cette jeune tille allait se marier.

Une > oiture portait mn jeune homme vêtu de noir, et qui

avait fleuri sa boutonnière de roses cueillies drans son jardin de l'île des Cyprès. C'était le futur de la jeune fille à la robe virginale.

Joyeux d'abord comme tous ceux qui vont résoudre la douce mais périlleuse question du mariage, son visage avait affreusement pâli lorsqu'il avait appris le but de l'expédition du Comité'. En entrant JL l'église, il avait vu l'encens fumer, les flambeaux briller sur l'autel, la jeune fille agenouillée sur la pierre du sanctuaire en attendant la bénédiction solennelle du prêtre, et le front du jeune homme était resté paie, et durant la cérémonie où Dieu écrit sur les livres du ciel les mariages que le prêtre bénit sur la terre, il s'était re- ' tourné plusieurs fois avec frayeur vers la porte de l'église, comme si quelque fantôme allait venir.

La bénédiction finie, il était remonte en voiture avec celle qui venait d'échanger sa couronne de vierge contre l'anneau de mariage, et il était î)arti pour î'ile des Cypfes en lançant son cheval au galop, et en se retournant au moins une Jbis par minute, pour sonder le chemin de St-Martin (pi'il laissait derrière lui. Pendant le repas de noces et jusqu'au moment de la soirée où ses convives et ses parents l'avaient laissé dans la chambre conjugale seul avec la jeune femme

^

— 120 — dont il allait dénouer la ceinture,, il avait donné les mêmes sîgïie.^ d'inquiétude et de terreur.

Ce jeune homme, sombre, frissonnant, comme lady Macbeth de* vant le spectre de Banco, c'était Hulin, un des truands qui ravageaient Saint-Martinville, qui devait, quelques jours après, être la cause de la pi'emière grande prise d'armes des Comités de Vigilance.

XXIY.

Un ou deux mois avant cette expulsion dramatique, un crime mystérieux avait agité la communauté.

Qui ne connaît la charmante fable de Lafontaine qui fiait par kfr Ters suivants :

Tout petit prince a des ambassadeurs. Tout marquis veut avoir des pages î

Saint-Martinville voulut singer îes personnages de Lafontaine, le jour où deux petite^ rues rayonnèrent, de sa place de la Maison de Cour, sur le chemin de la Nonvelle-Ibérie. De ces rues ses aîder-men firent un faisceau qu'ils appelèrent/aw.6owrg-.

Paris a desfauboui'gs d'une certaine étendue ; la Nouvelle-Orléans en compte aussi quelques-uns.—Pourquoi Saint-Martinville n'aurait il pas eu les siens ?

Dans " une heure de prodigalité,—prodigalité d'autant plus facile qu'elle ne coûtait rien à leur bourse, ses aldermen lui en donnèrent deux : un vi-ai et im bien réellement/aua: (ceci soit dit sans jeu de mots).

Le vrai, c'est celui qui s'étend de l'autre côte du pont, comme un lézard au soleil du bon Dieu, et dont la rue ressemble plutôt à un ravin effondré par des pluies torrentielles qu'à un lieu de passage pour les cavaliers et les riches équipages de la Pointe et dé la Fausse-Pointe qui se rendent ii Saint-Martin. Sahara l'été, mer de boue l'hiver, cette rue est la voie des douleurs, via dolorosa ; celle qui a vu et voit encore passer tant de deuils accompagnant ceux qui s'en vont au cimetière.

Le vrai faubourg est celui de Pineauville.

Le faux est celui que les topographes de Saint-Martinville ont taillé dans les deux ou trois ruelles qui, partant de la Maison de

— 121 —

Cour, ont poussé, comme des champignons, sur le chemin de la Nouvelle-Ibérie.

Dans la rue principale ùq ce faubourg (nous acceptons le nom consacré, mais non topographique), se trouve le magasin de la veuve Tourneu,

Rien de particulier ^ns son architecture : un rez-de-chaussée à fronton de magasin ; un grenier, découpé tant l)ien f(ue mal, sous le toit couromié par ce fronton ; dans ce grenier une fenêtre à un seul volet donnant sur la rue et un lit pour le fils, jeune homme de dix-sept ans.

Qu'on nous pardonne cette description un peu trop réa/Z.s/e. Od est parfois obligé de taire de la peinture à la façon de M, Courbet.

Or, une .nuit, les pirates de Saint-:Martinville avaient résolu de faire une razzia dans ce magasin, défendu par une femme et par un jeune homme qui était, presque un enfant. Ils étaient même tellement sûrs de mettre à sac cette maison, qu'ils avaient sous la main, à quelque distance, une charrette destinée h transporter le butin dans les proibiîdeurs de l'île des Cyprès, dépositaires de tant de terri" bles secrets.

C'était une nuit sombre,—une de pes nuits où les ténèbres âw ciel semblent venir en aide aux crimes de la terre, et que les voleurs et les meurtriers aiment tant à cause de leur discrétion.

L'assaut fut livré, vers le milieu de la nuit, à cette maison noype dans l'ombre et qui paraissait profondément endormie : un assaut, à la façon des Indiens qui tombent sur l'ennemi sans avoir fait remuer un brin dherbe,—ou des ennemis qui attaquèrent le capitole de Eome la nuit où le Capitole fut sauvé par des oies.

Y avait-il des oies chez la veuve Tourneu ? Nous l'ignorons, car nous n'avons jamais eu l'honneur de lui rendre visite ; mais ce soir-là,'il y avait un adolescent qui allait se conduire en homme, ce qui valait nj|ieux que la présence d'une bancle d'oies, n'en déplaise à la tradition romaine.

Un homme avait donc commencé à crocheter le magasin de la veuve Tourneu ; l'opération se faisait à petit bruit, discrètement, comme l'ascension d'un Don Juan qu'une échelle de soie aurait conduit la nuit au balcon où il aurait été attendu par sa maltresse, lorsque la fenêtre du grenier s'ouvrit non moins discrètement, et

— 122 — une explosion troubla le silence de la nuit. C'était l'adolescent de la maison qui venait de tirer sur les voleurs.

Un gémissement répondit à cette explosion, et si sombre que fût la nuit, l'adolescent vit un des voleurs s'affaisser, comme une masse inerte, sur le sol.

" Feu pour feu ! " murmura quelqu'un de la bande,—et un coup de fusil de la rue répondit à celui de l'adolescent.

Celui-ci entendit une balle siffler à ses oreilles et se rejeta dans l'intérieur du grenier, en remerciant Dieu de ne pas avoir été touché.

Puis il entendit les voleurs s'éloigner en emportant leur camarade qui, s'il n'était pas mort, devait être dangereusement blessé ; une charrette s'éloigna aussi en faisant distinctement crier ses roues sur ie sable de la rue, et l'adolescent et sa mère attendirent le jour, sans oser pousser une reconnaissance au dehors, de peur de quelque embûche.

Le lendemain, une traînée de sang partant de la maison Tourneu iusqu'à une barrière voisine, révéla la route qu'avait dû suivre le blessé. Un ou deux trous à la porte du magasin et ce sang étaient deux témoignages authentiques du drame de la nuit.

Quant au blessé, nous le verrons reparaître dans des dépositions faites par des bandits ; seulement il reparaîtra comme ces personnages de certains drames dont ou parle beaucoup et qu'on ne voit jamais en scène.

Ce blessé est resté à l'état de personnage fantastique ; il n'a jamais été découvert ;'mystère ! Il

xxy.

Le Comité de Saini-Martin n'existait que depuis deux jours,-et les révélations qu'il avait obtenues avaient porté la lumière à peu près dans tous les mystères de la petite ville.

Il était fier de sa mission, ardent à l'œuvre comme tous les apôtres d'une religion ou d'une régénération sociale.

H tenait tous les fils du bandittisme, et il les tenait d'une main ferme.

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criait cette voix implacable et divine qui parle à l'homme à toutes les heures décisives de la vie, et qui s'appelle la Conscience.

Ah ! ils pouvaient marcher droit et ferme, ces hommes ; car leur mission était bien un apostolat.

Aussi se mirent-ils ù jeter bravement leurs filets dans la mare où dormait la lie sociale qui avait été si fatale à Saint-Martinville.

La pêche fut heureuse ; chaque coup de filet ramena sur la place quehjue bandit.

Hourrah ! cria la foule à ces pêcheurs d'hommes. Et à mesure qu'on tirait un bandit de la fange oii il cachait sa vie et ses crimes, la prison de paroisse était là prête à s'ouvrir pour le recevoir. Ne fallait-il pas lui donner un palais digne de lui et de sa haute position sociale ?

XXVI.

>•'';'■'■

Quand on vit en plein jour les hommes qui avaient terrorisé le village par des crimes pour ainsi dire quotidiens, il y eut dans toute la communauté comme une immense déception. IjC uij'stère grandit plus les hommes et les choses que le mirage des Montagnes Rocheuses. Rien n'est prestigieux comme l'inconnu.

En racontant, le soir, au foyer, les vols commis avec tant de hardiesse à Saint-Martinville, plus d'une imagination avait sans doute rêvé de bandits calabrais bondissant pieds nus sur les rocs, lesco-pette en bandoulière, livrant au vent le manteau poétique de Fra-Diavolo ; beaux peut-être et faisant la guerre à la société, par suite de quelque amour malheureux ou de quelque injustice de cette même société iï'Ieur égard.

Déception !

Les bandits arrêtés étaient d'une vulgarité qui aurait chassé toute illusion poétique à coups de fouet. C'était de la boue, rien que de la boue sociale. Et qui pourrait la dorer, même avec le procédé de Raolz ? Ils avaient commis tous les crimes, excepté un seul, le meurtre. Ils n'avaient pas de sang à leurs mains, c'est vrai ; mais qu'est-ce que cela prouve? Qu'ils avaient cent fois bravé le bagne ; mais que leur héroïsme (si héroïsme il y a) n'avait jamais osé s'élever jusqu'à braver les chances de i'échafaud.

Faisons le croquis de quelques-uns de ces misérables.

— 124 —

XXVII.

Dans les premiers jours de mai, le Comité, comme nous l'avons dit, avait jeté ses filets dans les cavernes de Saint-Martinville et avait jeté dans la prison de paroisse les bandits suivants :

Estève, h. c. 1.,

Alfred, nègvre, esclave de M. Zenon Perret,

Mauoël de Armentor,

Maximin Rouly, ,

Prosper Grand,

AristideA^ital.

Terribles tant qu'ils étaient protégés par le mystère, ces hommes avaient paru bien petits dès qu'ils avaient été connus. Il en avait été d'eux comme de ces horizons infinis qui s'ouvrent parfois à l'œil du spectateur dans un théâtre, et qui, lorsqu'on les mesure, n'ont que quelques mètres de profondeur. Les Cartouche de Saint-Martinville avaient tout perdu en perdant le voile noir dont ils se couvraient le visage dans leurs expéditions nocturnes. Inconnus, ils faisaient peur ; connus, ils ne faisaient même pas pitié.

BlanoÛ de Armentor était âgé de quarante-cinq ans ; il était d'origine espagnole et avait ce teint brun qui accuse le mélange de la race blanche avec la race sarrazine dont il existe encore tant de types en Espagne. Il était une monstreu'se exception à la beauté castillane et sarrazine. Il naît quelquefois des êtres fabuleusement laids à côté de berceaux oii s'ébattent des têtes d'anges. La nature d'ailleurs ne vit que de contrastes. La laideur ne sert-elle pas de repoussoir à la beauté ?

Mauoël était donc Castillan, et un très vilain Castillan ; de plus il était manchot,''ce qui contribuait encore à faire de lui l'opposé de l'Antinous mythologique.

Il était peintre en bâtiments et n'avait reçu qu'une éducation des plus vulgaires. Il prenait le pinceau trois ou quatre fois par an, et vivait ensuite de cette existence que la foule appelle une énigme, et que les villes qui ont une police appellent vagabondage et punissent comme tel.

A Paris, on nomme cela la Petite Bohême ; à Saint-Martinville, cela n'avait même pas de nom.

— 125 —

Comme beaucoup de ses pareils que nous avons vus et coudoyés ici, Manoël avait dans une des cases de son cerveau un roman pathétique, dont il savait détacher quelques paires, à l'occasion. Ces pages étaient-elles vraisemblables ? Nos lecteurs en jugeront.

Il était né, disait-il, k New-York, où son père, Grand d'Espagne de première classe, était Tenu chercher tin refuge, lors de la chute de Napoléon. Ce qui avait causé l'expatriation de cet Hidalgo, c'étaient les sympathies qu'il avait vouées au roi Joseph durant son règne,—sympathies qui l'auraient mené an présidio oh a ]^ garrotte, s'il ne s'était pas soustrait par la fuite à la réaction qui se déclara en Espagne h la chute de Napoléon. 11 avait eu toutefois le temps de vendre toutes les terres seigneuriales qu'il possédait en deçà ou en delà de la Somma-Sierra, et d'en placer le produit à New-York, où il possédait trois ou quatre îlets de maisons dans des rues voisines de Broadway. Son père lavait maudit, disait-il, parce qu'il avait des habitudes trop p^lacicres, et il était venu au fBud pour faire honte à son père et à ses ancêtres, en exerçant un travail manuel. C'était bete, si vous voulez, mais quelques badauds n'en avaient pas moins accepté, comme vrais, tous ces mensonges. Et qu'on ne croie pas que nous inventions cet étrange paragraplie pour donner de l'intérêt à notre histoire ; car beaucoup ont connu aux Attakapas un homme qui se livrait parfois à des récits étranges, car il se disait fils d'un maréchal de l'Empire, bien qu'il fût porteur d'un nom qui n'avait jamais figuré dans les annales militaire? de ce temps.

XXVIII.

Prospcr Grand était Français ; son teint cuivré, ses cheveux noirs, son accent, disaient qu'il était né dans le midi de la France, sur les bords de la Garonne, cette rivière si calomniée et qui se venge en faisant grandir une pépinière de vives intelligences et de nobles cœurs.

Il n'avait ni l'activité, ni l'industrie, ni ce fiévreux amour du travail qui distinguent ses compatriotes. Il avait été boulanger, bar-keeper, marchand de pain, sans avoir pu se plaire aux occupations quotidiennes de ces sortes de métiers.

Ami intime de Manoël,—et l'on en verra plus loin la cause,—il avait appris à barbouiller tant bien que mal les maisons qu'on lui

— 12G — donnait à peindre. Un jour, un homme de couleur l'avait roué de coups et avait étouffé ensuite la plainte qu'il avait déposée en cour en lui faisant une aumône de cent piastres. Cette douteuse transaction avait éloigné de lui tous ceux de ses compatriotes qui ont quelque souci de leur dignité, et il s'en était même trouvé un qui, quelques jours après, avait répondu à sou salut et ù sa main tendue, par uu soufflet.

Maximin Rouhj était le beau-fils de Manoël de Armentor,ua adolescent perverti au foyer de sa mère. Dans un milieu plus sain, il serait peut-être resté honnête ; il avait contracté la lèpre en vivant avec un lépreux.

liCs autres étaient le menu fretin, les bras qui exécutaient les plans mûris par des têtes plus intelligentes. Ou pouvait leur appliquer ce vers de Corneille :

'' L? reste no vaut pas l'honneur d'êtïd^ nommé.

Quand tous ces bandits se virent enfermés dans la prison de paroisse, le découragement s'empara d'eux. Alors on vit tous ces hommes, njjis par la solidarité du crime, s'accuser entre eux avec un acharnement qui aurait prêté à rire, s'il n'avait inspiré un profond dégoût. Emprisonnés et interrogés séparément, ils avouèrent tous les vols qu'ils avaient commis et nommèrent tous ceux qui les avaient assistés dans leurs expéditions. Le comité enregistra fidèlement les dépositions de cette Calabre attakapienne. Nous allons les reproduire, soit en les condensant, soit en leur donnant une forme plus accentuée ou plus précise. Qu'on veuille bien se souvenir que nous ne faisons pas ici une œuvre d'imagination et que, par conséquent, nous sommes obligé de céder aux sévères exigences de l'histoire. Si on lisait avec quelque ennui ces confessions recueillies de la bouche même de ces bandits, nous avouerions humblement que nous seuls sommes coupable, parce que Dieu ne nous a pas donné le génie de Salvator Rosa. Du reste, ces confessions auront pour le lecteur leur côté utile, car certains vols, dont nous n'avons pas encore parlé, s'y déroulent comme à travers le verre d'un kaléidoscope.

XXIX.

Égrenons donc ce chapelet de bandits, Les ténèbres des temps

— 127 — que nous racontons seront peut-être une lumière pour l'avenir des générations attakapiennes.

La scène se passe dans la prison de paroisse. — Un joyeux rayon de soleil essaie eu vain de sourire à travers les barreaux des cellules. Cest du drame avec une mise en scène à la Rembrandt,

Jeud^, 5 mai 1859.

Témoignage d'Estève, h. c. I.

îl déclara connaître conx qui ont défonc/" chez M. Alcibiade De-blanc;—il tifnt de Maximin Rouly, «pie Prosprr Grand avait mis le feu chozM. D. Eastin. et que Prad, h. c. 1., volait souvent des oies au faubourg, en compagnie d'un nommé Bin.

Ces deux derniers sont deux jeunes gens de couleur.

IJ avoue (le plus que Prosper Grand. Shout (griffe clair). Gudhccr (fouetté et banni jiar If^ Comit»^ de la Côtp-GeléeJ. Alfred (nègre de M. Zenon Perret) et lui-raémc. pont les voleurs de M. A. Deblaac; — que les v(»leiirs formaient une bando d#iit les noms \io tronraient inscrits suruno feuille qui devait se trouM'i- entre les mains de Maxiuiin lîoiily, et que cette feuille se trouvait dans une boîte sous son lit, ou sur une tablette placée à côté de ce mC'me lit.

Il (lit qu'il doit son initiation aux secret:? de la bande au hasard qui a fait tomber entre ses mains la feuille citée plus haut. Le nom des objets volés et les noms de ceux à qui on les avait volés se trouvaient aussi sur la même feuille.

Il parait que ces messieurs tenaient des livres réguliers, comme une maison de commerce.

Il avait vu entre les maius de Rouly une pipe Cummer, dans laquelle il ne voulait pas fumer, de peur qu'on l'accusât d'être trop jeune.

Chez M. Désiré Px-raud, les uiêmes voleurs que chez M. Alcibiade Debinnc.—lis ont failli incendier la maison, eu laissant tomber du feu sur du coton.

CMiez M. Alphonse Tertrou, la même compagnie, augmentée d'un homme de l'iie des Cyprès, connu de M. llonly.

ChezMM. G. Lognan, Aristide Deblanc et Malin, trois crmplices de plus, trois hommes de l'ile des Cyj)res. Ils ont volé peu de chose.

Chez Georges Lognan, les voleurs ont enlevé une pièce de coton, des mouchoirs et quelques paires de souliers. M. Kouly savait que l'on devait attaquer les magasins Lo<^nan et Tourncii; —il savait de plus que l'individu tiré par le jeune Tourneu n'était pas mort, mais (ju'il était simplement blessé à la euisse gauche et au bas-ventre. Il a été le voir accompagné de M. Rouly, et î'n trouvé dans Vîie, couché sous un vieux chêne. Il s'appelle MarcMin Dubois, et vend souvent du bois au village, accompagné d'un petit sauvage.

— 128 —

b mai 1859.— Second interrogatoire.

Prosper Grand et Alfi-ed étaient au nombre de ceux qni ont volé chez M. Alphonse Tertrou.—Les vols se faisaient ordinaireuient entre minuit et une heure du matin.

Chez M. Aristide Deblanc, le vol a été commis à quatre heures du matin. Rouly et Shout s'y trouvaient. Quant à lui, U avait été placé en sentinelle sur la banquette.

Chez M. Richard Eastin. il ne sait qni a fait l'expédition, car il était malade. Kouly lui a donné du j»o;-ter dérobé dans ce café. Manoël de Armentor en a reçu et bu plusieurs bouteilles.

Interrogé de nouveau sur le blessé de Tîle des Cyprès, il a répondu que le blessé était couché dans le bois de l'île sous un vieux chêne ; qu'il était soigné par trois hommes, et qu'il s'appelait Meance. Cinq jours après la blessure, Martin Aubry l'a conduit à la rivière Mer-mento.

Estève déclare qu'il tient ces derniers détails du jeune Eoulj.'.

Les objets volés se portaient au bayou, sur un esquif, où le partage avait lieu.

Quelquefois les voleurs se volaient eux-mêmes, témoin le premier vol chez M. A. Deblanc. Ils devaient se réunir le lendemain, près du magasin de dépôt de M. Tertrou, pour se partager les objets volés. Alfred, l'auteur de la proposition de partage, ne vint pas.

Chez M. Aristide Deblanc (deuxième vol), ils se sont servis d'un compas pour défoncer. Alfred, cette fois, a été plus consciencieux. Il a payé en argent la part qui revenait à chacun.

Chez M. Béraud (deuxième vol), toujours la mêm(* bande, plus deux jeunes gens de l'île des Cyprès, appelés Hulin. Il pourrait les reconnaître dans une foule nombreuse.—Ce qui a été volé a été mis sur une charrette, attelée d'un cheval bai et placée sous la surveillance des deux Hulin, dontTun lui a donné quatorze piastres.—^^11 affirme qu'il pourrait reconnaître le blessé de l'île.—Je consens à être pendu, dit-il, si je ne le reconnais pas.

Il connaît parfaitement Tiburce et Hulin fils, et c'est par eux qu'il a su que Martin Aubry avait transporté l'homme blessé à la rivière Mermento.

Enfin il a pris part ù trois vols :

Chez MM. Alcibiade Deblanc,

Aristide Deblanc,

Désiré Béraud.

Ce premier témoignage, comme on voit, était bourré de révélations, plus explicites les unes que les autres. Depuis qu'ils avaient entendu grincer les grilles d'une prison, la peur d'un supplice sommaire s'était emparée de ces misérables. Le premier interrogé donnait la mesure des autres. Ils allaient tous se battre à coups d'aveux.

— 129 —

XXX. '

6 mai 1859. Témoignagk d'Alfred, nègre, esclave de M. Zenon Perret.

Interrogé sur le vol cominis chez son maître, il répond d'abord qu'il n'y a pris aucune part; mais, questionné de nonveau, il répond qu'il en e^t un des auteurs. Les complices ont été Maîio."! de Àrmentor. Prosper Graud, et un petit mulâtre libre qui a demeuré à Piiicauville, chez une demoiselle Eugénie, f. c. 1. Prosper Grand et l'enfant ont fait le guet sur la banquette.—Les objets volés ont été transportés an bayou, sur une brouette, et mis ensuite sur un esquif.

Il a pris une part active au vol commis chez M. Aristide Deblanc MênicH acteurs que chez M. Aleibiade, plus un blanc. Il a été présent aussi a l'invasion nocturne de la maison de M. Désiré Béraud, ainsi que Thomas Keed, Eetève et Victor, ex-connuis de M. Duthil. Ils ont tous tenu In chandelle leswas après les autres Tsans doute pour que la solidarité de ce vol pesât sur tous.) •

Il îijoute que le jour oii il est paiii marron-, il devait rencontrer, dans un lieu convenu, Prosper Grand, en compagnie duquel il devait s'enfuir le plus loin possible, et être vendu et revendu à plusieurs maîtres, jusqu'à ce qu'il eût rapporté une somme considérable qui devait être partagée entre Grand et lui.

Comme ou voit, ce blanc se disposait à battre monnaie sur ce nègre,—crime puni des travaux forcés par la justice régulière, et parfois de la pendaison par cette Justice irrégulière qu'on appelle les Comités de Vigilance.

Prosper devait être châtié plus paternellement.

XXXI.

6 mai 1859.

TémoicxNage de Maximin Rouly, beau-fils de Manoel de Armentor.

Maximin^ Rouly dit que lorsque Prosper GraïKl demeurait chez son beau-père, il faisait voler du maïs à M. Olivier par les nègres de ce dernier, et qu'il les payait en whiskey. Ces vols se renouvelaient assez fréquemment.

Il nonnno ensuite les auteurs du vol commis chez M. Aleibiade De-blanc ; il y a figuré lui-même, ainsi qu'un marchand de bois de la Fausse-Pointe et un nègre do M. G. Fouraet, poursuivi depuis pour meurtre.

Quant à lui, il a ftît le guet dans la rue pendant le vol.

Les objets dérobés (vin, graisse, jambon et sucre), ont été transportés par les uè.gres Alfred et John dans un esquif. Ces nègres, qui.

— 130 —

avaient promis de partager avec leurs complices, ont tout gardé pour

Le vol cliez M. Aristiiîe Deblanc a été commis après minuit. Les mêmes y étiiient; lui, aux aguets, comme de coutume.

Il a aussi volé chez M. Béraud. Même bande, plus un jeune homme de couleur libre nommé Sogthène. L'imprudence de celui qui portait la lumière et qui en a laissé tomber une étincelle sur des éclats de liypre, a déterminé un commencement d'incendie.

Chez Georges Loguan, le coup de main a été fait par des gens de l'île des Cyprès. Il les reconnaîtrait s'il les voyait.

Pendant le pijlage de la maison de M. Alcibiade Debîanc, Manoel était en sentinelle sur le pont.

Prosper Grand et Manoël étaient en société pour la viande volée.

Victor, ex-commis chez Duthil, tiiisait partie de leur bande; il l'a vu vuler.

Manoël a dirigé le vol de M. D. Eastiu.

Un des jeunes gens de l'île qui ont volé chez Georges a eu une altercation avec Manoêl dans un bal.

. XXXII.

Nous voici maintenant arrivé à un passage de la déposition de

Maximin Roûly, qui semble lever un coin du voile qui a couvert

jusqu'à présent l'incendie de Saint-I\[artîtivi!Ie. Cette partie de la

déposition que nous écrivons est d'une importance capitale. Que

nos lecteurs en jugent.

Siùte du témoignage de Maximin RovJy.

Prosper Grand lui a racontéque le soir du crand incendie de St-Martin-ville, il alla très tard chercher dupain à la boulangerie de M. R. Eastin, accompagné d'un de ses amis. Cet ami étant entré dans la cour, il l'appela, après avoir acheté son pain, afin de se retirer avec lui. Comme son ami reparaissait à la porte de la cour, il vit le commencement de rincendie.

« C'est le feu ! se serr.it écrié Prosper.

—Oui, aurait dit l'autre ; sauvons-nous î »

Au magasin de dépôt do M. Tertrou, les voleurs étaient Prosper, son umidn soir de l'incendie, Shout, Manoël, Alfred et lui-même.

Il y a eu une autre tentative sur le même magasin, mais elle a été infructueuse; ses compagnons ont refusé de l'y amener, sous prétexte qu'ils étaient assez nombreux. Le jeune Gudhecr était de tous les vols et ne s'absentait que pour des raisons très graves.

M. Rouly continue le lendemain son interrogatoire :

Coco, Tiburce, Huliu, le petit Ferrand et lui, ont coopéré au vo] diez G. Lognan.

— 131 —

Les gens de l'île étaient en charrette et lavaient remisée chez Joseph Ferrand.

Manoi-l coijuftissfiit les Toleurs.

Sosthenc et lui ont volé ces marchandises au magaùn Tertruu,la nuit du grand incendie. La même nuit, à quatre heures du matin. Prospcr est aussi rentré chez Manoéi, chargé d'effets volés, a attelé sa charrette immédiatement et est parti avant le jour pour la. campagne.

Prosper lui donnait souvent de l'argent eu récompense de la part qu'il prenait aux expéditions de la bande.

Quand la compagnie sortait, les memJjixs se contraient la figure d'un 'ooile de harége noir.

Enfin, chez G. Lognan, c'est le jeune Ferrand qui a t»'nu la chandelle.

XXXIII.

Nous en avons fini, Dieu merci ! avec le témoignage de cet adolescent qui, peut-être, dans un milieu sain et moral, serait resté honnête, mais cjui avait ccdé à la voix de son beau-père, Manoël de Armentor. Celui-ci, jouant le rùlel de Satan, lui avait montré du doigt les marchandises entassées dans les magasins, et les mystérieuses richesses cachées dans les maisons les plus connues de Saint-Martin. Il les lui avait désignées du doigt, en lui disant : " Là est le lx)nheur ! l'or pour nos passions ! le vin pour nos joyeux dîners ! les bijoux pour parer le sein de nos maîtresses !"

L'adolescent avait été ébloui et il avait cédé.

Sa mère dormait donc lorsque son fils était tenté par .Shtan !

Dieu lui-même dormait-il ?

3Ion Dion ! vous n'étiez donc pas là,

Que vous ayez laissé commettre cotte faute. Que vous n'ayez pas dit avec votre voix haute : Tiens, ce qu'où t'oflfre, c'est cela !.. ..

Voici maintenant le corrupteur de ce jeune homme, le descendant des preux d'Espagne et de Castille, le cousin du Cid. Q^uiaiicm mutatus ab illo.' a dit Virgile !—et Racine :

• Comment en un plomb vil l'or pur s'cst-il chauffé ?

Mais voici rilidalgo qui entre en scène.—Silence au parterre !

Dimancïie, 8 mai 1859.

Témoignage de Manoêl de Armentor.

Il déclare que Prosper Grand a volé de la viande, l'a cachée chez lui et Va recouverte de feuilles de maïs :—il en a mangé.

— 132 —

Il était associé avec lui pour les vols.

Prosper ne lui a jamais écrit, excepté une fois. C'était lors du rna-riiige de sa belle-fille, et la lettre était très insultante. Prosper a porté au Coteau (où?) beaucoup d'objets volés. Il en a aussi porté à la rivière Mermento.

Bin, Prad, Estève et un autre homme de couleur, ont apporté cliez lui des bouteilles de vin volées.

Son beau-iils, Maximin, était très débauché ; il rentrait toujours très tard le soir, à la maison maternelle, et quelquefois pas du tout. Il a volé, chez M. Simon, des chemises, des mouchoirs et une nappe. C'est Justine (probablement une domestique) qui les lui a apportés. Il a aussi volé : Chez M. Aristide Deblanc, Chez M. Tertrou, Chez Monroë, h. c. 1., I Chez M. Durand père,

Chez M. Béraud. Chez MM. Carresse& Bernard, Et chez M. Alcibiade Deblanc.

Le vol qu'il a commis chez ce dernier est même assez étrange •; vai livre, cinq piastres, et une bible ! ! !

Une bible ! est-ce que le malfaiteur ne craignait pas que le livre de Dieu lui brûlât les mains !

Il a pénétré dans la dépense de M. Alph. Tertrou avec James Rééd.

Chez M. C. Duchamp, il a pris du vin et du cognac, et chez M. Du-champ père, deux barils de peinture entamés, de la terre de Sienne, un gros pinceau, un blaireau, de l'huile et de la térébenthine.

Est-ce assez de crimes? de vols ? d'invasions de domicile à main armé;j ? et le lecteur n'est-il pas fatigué de dérouler ces pages condamnées à révéler les mystères de Saint-Martinvilie ? Qu'on nous laisse rouler encore ce rocher de Sisyphe, qui retombe sur nous à me-;>ure que nous faisons des efforts pour l'éloigner loin de nos épaules. Un jour nous retrouverons peut-être le soleil, les chauds horizons, ([uclque profil d'ange irradiant le ciel sombre. Encore quelques pas dans cette mare boueuse. Personne ne sera plus joyeux que nous (|uand nous serons au bout de notre douloureuse tâche. •

XXXIV.

Samedi, 7 mai 1859.

Témoignage de Prosper Grakd.

Il avoue qu'il a excité les nègres de MM. Olivier et Gabriel Fuse lier à voler du maïs et du sucre à leurs maîtres ;—il leur a fait voler

— 133 —

aussi de la viande qu'il a cachée sous des feuilles de maïs che?; Ma-noël, pon associé.

Il dit avoir acheté pour environ quatre-vini^ts piastres de marchandises à Mme Tourneu, qu'il n'a pas entièrement payées.

Il a souvent vendu du maïs à Koffman.

Il a reçu deux bêtes des mains de nègres de la Côte-Gelée.

// en a donné une à Mme Rouly (femme de Manoël de Armentor) et a vendu lautre (à qui?).

11 a volé, avec ses compagnons déjà désignés, chez MM. Alcibiad»^ et Aristide Deblanc, et chez Alphonse Tertrou.

Il dit que Manoël connaît parfaitement l'homme de l'île des Cyprès qui a été blessé à l'attaque delà maison Tourneu. <

Manoël en a parlé chez Frère Vallot, habitant très aisé duCôteau.

Ici, nous devons faire remarquer une étrange lacune qui se trouve dans l'interrogatoire ci-dessus.

Dans la déposition de Maximin Rouly, Prosper est signalé comme ayant acheté du pain chez M. R. EaMin, le soir de Vincendie, en coînpagnic d'u7i dests amis^ qui serait entré wn moment dans la cour de la boulangerie et qui, en ressortant, aurait répondu : sauvons-nous ! aux questions de Prosper sur le commencement de l'incendie.

Pourquoi le Comité n'a-t-il pas minutieusement interrogé Prosper sur les mystères de cette nuit terrible, si fatale à St-Martinville?

Pourquoi ne l'a-t-on pas sommé d'avoir k révéler tout ce qu'il savait sur cet incendie qui fit onze victimes et dévora Tîlet le plus riclie du village ?

Une potence, s'il y avait eu lieu de la dresser, n'aurait-elle pa^ vengé les raalhem-s de cette nuit fatale ? N'aurait-elle pas donné un immense prestige,—celui de la vigueur et de l'inflexibilité dans le châtiment,—au Comité de Vigilance de Saint-Martinville ?

Les hommes d'honneur et de cœur qui composent ce comité re-culèrent-rls devant la responsabilité d'une mesure que rendait excusable l'état effrayant de notre société ? Nous l'ignorons et respectons les motifs qui les guidèrent, quels qu'ils aient été. Cependant lorsqu'il s'agit de guérir une société qui se meurt de corruption, nous croyons que le meilleur remède se trouve dans une magnifique poésie de notre bon et cher Berthaut :

Oh ! sans doute il faut bien pour qu'un gangrené vive. Que le fer du couteau taille dans la chair vive, Le Monde avait alors un cancer large au sein ; Il fallait le sauver d'une entière ruine Et ce fut le destin que se fit guillotine

Pour accomplii* ce grand desseija !

— 134 —

XXXY.

Le Comité, cependant, entassait interrogatoires sur interrogatoires. Organe d'une population qui avait été si souvent pillée et incendiée, il cherchait ardemment la vérité qui s'échaj^pait, goutte Il goutte, des lèvres des criminels qu'il avait arrêtés. Un procès-verbal, du 9 mai, contient un nouveau témoignage d'Alfred (nègre de M. Zenon Perret), ne révélant que des choses déjà connues. Un détail mérite toutefois d'être publié.

ChezM. Alcibiade Deblan-c, dit-il, nous étions Estève,Prosper, Rouly et moi. Xous défonçûmes avec un compas. Nous portâmes les objete volés au bayou, à l'aide d'une brouette 5 puis nous les plaçâmes sur un esquif à bord duquel nous montâmes, Prosper et moi. Nous descendîmes rapidement le bayou. Arrivé à l'habitation Despanet, je'pris du savon et de la chandelle et je débarquai. Prosper continua sa route descendante. •

Yoilà encore une lacune. Pourquoi, dans l'interrogatoire de Pros-])er, ne trouvons-nous aucune question qui ait trait à cet esquif glissant mystérieusement sur le bayou Têche, à l'heure où tout dort, excepté les animaux de proie et les hommes de maraude? Où allait cet esquif ? Sans doute chez quelque receleur dont la porte devait être habituée à s'ouvrir sans bruit pour laisser entrer le fruit des pillages nocturnes de St-]\Iartinville ; ou bien encore allait-il cacher dans quelque camp les objets volés chez M. Dcblanc, afin que, vendus et convertis en argent, ils pussent parer le sein de quelque drôlesse ?..

Qu'on nons pardonne ces réflexions. Prosper, si noijs ne nous trompons, était le roi des drôles qui ont pillé si longtemps Saint-Martinville. Il était important d'obtenir de lui une confession générale. Il fallait triompher à tout prix de son silence ou de ses réticences. Pourquoi ne l'a-t-on pas fait ?

XXXYI.

Encore un témoignage, et nous aurons franchi ce dangereux défilé de notre livre, aux rocs tout hérissés d'incendiaires, de voleurs, ^e drôles, qui auraient été lajï-eur des pois du bagne, si la Justice

— 135 — SI'avait pas été chez nous une paralytique qui n'avait plus la force depuis longtemps, de lever son glaive pour punir. Il ne reste doue plus qu'une goutte de lie au fond de notre verre ; que nos bous lecteurs la partagent avec nous.

J'ai Volé la première fois avec Hulin, Tiburce, Estève, Manoël. Prosper, Rouly et Joseph Ferrand. chez M. G. Lognati.

J'ai volé chez M. Maliu avec ces deux mêmes jeunes hommes de l'île.

Pendant l'opération, nous avons vu de la lumière chez le shérif.

Hulin. Tiburce et Estève ont emporte beaucoup de marchandises sur une petite charrette à cheval.

Le plancher do la charrette était fait avec des pieux. Les deux chevaux étaient bais et petits.

Tiburce a décroché la porte le premier, après avoir pénétré dans la maison par une fenêtre.

Joseph Keed soutenait le volet à l'aide d'un grand couteau (fi'iî avait planté dans le bois.

XXXVIÎ.

Ce témoignage termine la longue et douloureuse revue que noua avons été obligé de faire passer devant nos lecteurs. Le dégoût et l'indignation auront plus d'une fois fiiit froisser ces feuillets, dépositaires innocents des crimes de nos bandits. Obligé de remuer du pied cette fange pour en extraire une vérité ou un enseignement, comme on extrait des abîmes de la mer l'huître qui contient la perle, il nous fallait de la volonté et du courage. Notre fidélité à reproduire les téîuoignages écrits et à'daguerréotyper. [X)ur ainsi dire, les bandits, d'après leurs aveux; ont peut-être jeté de kl monotonie dans notre récit Cest là du reste un écueil que nous devions fatalement rencontrer surnotreroute. Narrateur d'événements accomplis, nous ne pouvions appeler à notre secours l'imagination, qui ijette sou manteau d'or sur tout ce qui est trop crûment réaliste. D'ailleurs, qui pourrait broder de poésie les événements et les héros de cette triste histoire ? La poésie !.... C'est un ange dont les ailes ne ?o ,^o:it jamais prises h cette glu qu'on appelle la boue.

XXXVIII.

y

Après avoir fini son autruction judtoairc, Iq Comité lança, dis-ers mandats d'ai-rèt contre plusieurs individus de l'île des Cyprès.

— 136 — En attendant que le récit de cette expédition trouve sa place dans notre histoire, abordons des événements qui s-'y trouvent non moins intimement liés.

XXXIX.

Dans les sociétés démocroitiqnes, la Presse est comme la mer qui se ride à la moindre brise et qu'un vent d'orage fait bouillonner.

A llieuic où rien ne nous abrite Lorsque un calme boulieur rèicno dans notre gitc, Quand l'oisiveté d'or, mère des doux ennuis, , Nous fait des jours sereins et d'amoureuses nuits.

La presse, qui n'a rien h, mettre sons sa dent, place une vigie sur sa tour, comme l'épouse de Barbe-Bleue, et lui crie de temps eu temps, d'une voix voilée par l'inquiétude :

" Anne ! ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?"

Aux époques d'agitation, la presse engraisse îi vue d'œil, car ellc est riche, très riclie ; mais, en bonne fille qu'elle est, elle égrène chaque matin tous ses trésors devant ses lecteurs. -

Aidant l'invasion de la-société par les malfaiteurs, la presse atta-kapienne ne vivait guère que des articles suivants : Tlécoltes, Grêlées, Chaleurs, Naissances, Décès, Nécrologies, &c. Il y avait là juste de quoi ne pas mourir de faim.

C'était l'ère de pauvreté.

Le jour où les Comités montrèrent leur drapeau, la presse se trouva riche comme si elle avait reçu l'héritage de dix oncles morts millionnaires eu Californie.

Le système de M. Azaïs était donc une vérité, puisqu'après une j)auvreté famélique, la presse recevait la plus douce des compensations.

A Saint-Martin, le Démocrate, à Verraillonville, VEcho, aux Ope-lousas, le Courrier, s'étaient proclamés Vigilants avec autant d'ardeur que les'hommes dela'primitive Eglise se proclamaient chrétiens sous la dent de Néron.

Trois journaux ! trois bouches à feu, jetant tous les samedis aux .quatre vents du ciel, le programme des Vigilants ! C'était plus qu'il n'en fallait pour donner k l'œuvre naissante les .proportions d'un immense incendie.

Le Démocrate de Saint-Martin s'était jeté dans-la lufeto, à la fa-

— 137 — çon des héros d'Homcre, seul contre une année d'opposaiits. Be— digé par deux jeunes gens, doués de la sève, de l'ardeur de sang, de l'imagination que la nature donne à tous fies enfants des climats chauds, il s'était vu entouré d'ennemis et n'en avait été que plus brave, plus ardent au feu.

Edgard Voorhics avait engagé les hostilités en tiraillcnr. Embusqué dans les colonnes du Démocrate, conunc un tirailleur derrière un roc ou un bouquet de ronces de l'Algérie, il faisait feu, par ici, par là, sur tout ennemi chevauchant à sa portée et mal assis sur sa selle.

Alcée Judice ne s'amusait pas, lui, Ti la guerre de tirailleur. Il n'écrivait pas, il chargeait avec une vigueur et une exubérance de sève incroyables. Ses articles n'étaient pas des mots, c'étaient des projectiles. H y avait dans sa polémique quelcjuc chose de la chaleur du soleil à son midi. Intrépide soldat d'ailleurs, allant toujours au combat tête et poitrine découvertes, et s'inquié--taut peu des dangers de la lutte, pourvu quil y pût frapper et frapper fort.

UEcho flaidait la cause des Comités, par la plume d'un jeune avocat, qui a depuis longtemps conquis son titre a la pointe de sou éloquence, M. William Mouton.

Le Courrier des Opdousas faisait aussi connaître les Comités h, ses nombreux lecteurs par l'entremise de la plume la plus humble de toutes celles que nous venons dé nommer. C'est celle qui écrit ces lignes.

La bataille était engagée et chacun combattait selon ses armes ou ses moyens d'action.

On sait qu'A\3olphe Olivier, avocat de district, avait dénoncé les Comités au Gouverneur, et que celui-ci avait à-son tour lancé une proclamation, sommaiit tous lès bons citoyens de disperser toutes ces réunions contraires à la loi. On sait aussi que la presse attaka-pienne avait très sévèrement commenté la lettre d'Adolphe Oli-ner au Gouverneur. Forcé de s'expliquer, l'avocat de district pu-

lia la lettre suivante dans VAttakapas Regisicr de Frankhnçtqmi]'

cies autres journaux :

— 138 -

XL. AVIS

^n ÎJctiplc 5c5 paroisses gt-ilXartin et bcrmilion.

Lé fait de mon intervcntiou officielle à l'égard des Comités do Vipfi-lanco qui ont existé dans vos paroisses, doit être connu. Depuis, la conduite que j'ai tenue à cet égard a été le but des attaques de diverses personnes dont le zèle pour la cause devenue celle des membws des Comités, les a portés à accoupler les crimes et les outrages qui ont existé dans le sein do vos communautés à la coupable incurie de vos officiers publics. Je crois qu'une explication de ce qui s'est passé vous est due. Plusieurs personnes demeurant en la paroisse Lafayette et chassées par les Comités de cette paroisse, vinrent me tfoiiver afin d'être protégées dans la jouissance de leurs droits. Je répondis que mfi juridiction officielle ne s'étendait pas sur cette partie du pays, et je m-e refusai, par cucim acte que ce soit, .même comme simple avocat, de m'immiseer dans leurs différends avec.le Comité de leur paroisse. Par la suite, des citoyens de,ce District, expulsés de leurs maisons, menacés et intimidés par les Comités de Vigilance, ne pouvant, comme ils l'affirmaient, obtenir une protection surTisante des autorités locales, en appelèrent à mon ministère comme Avocat de District. En même temps, des lettres provenant déjuges de paix, me donnaient connaissance dos actions et des conséquences qui devaient légitimement surgir de la conduite tenue par les Comités de Vigilance. Il paraissait que des témoins les plus impoz-tants dans une poursuite intentée au nom de l'Etat contre un détenu accusé de meurirc, avaient été chassés de la paroisse Vermillon, et qu'il était probable que dans un court délai d'autre? aussi seraient expulsés ; et que, vu la teireur que les membres du Comité avaient jetée dans l'esprit des proscrits, leur comparution au terme prochain de la cour criminelle devenait impossible et que la poursuite tomberait d'elle-même. De plus, avis me fut donné do la résolution prise par les comités, et ouvertement déclarée, de résister à tous oiTorts des officiers de la loi tendant à mettre un terme aux aotof illégaux qui terrorisaient de certaines portions de la communauté. Une déclaration prise sous le sceau du serment, portait que des châtiment par le fouet avaient été znJLigéa à des hommes hlaiica, citoyens de ce Etat, et que Icsdits Comités exerçaient un pouvoir souverain sti la vie, les personnes et la liberté.

Il ne'restait plus qu'une seule ligne de conduite ù suivre.—Je rei plis les obligations solennelles de mon serment.

— 139 — Quant aux incendies, aux vols avec effraction qui ont été conimis dans la paroisse St-Martin, on ne doit pas supposer que les autorités publiques pouvaient ordonner l'arrestation do personnes qui leur rôs trient inconnues et qui même échappaient à l'ombre d'un soupçon. Le Grand Juri, à ma requête, somma plusieurs personnes qui avaient souffert dee dégâts commis parles malfaiteurs, de comparaître pardevant lui; mais les témoiirnagos qui lui furent soumis no lui donnaient au • oun indice tendant à établir l'identité des coupables.

Quelles que puissent être les opinions nourries par les membres de? Comités, (quoique je respecte les motifs qui'apparemment les ont réunis) ils doivent pourtant savoir que leur conduite a été en contravention avec la loi^ et que le pouvoir qu'ils ont exercé est extra-legivl. Quel que puisse être leur nombre,—quelle que puisse être la position sociale qu'ils aient l'honneur d'occuper, et quelle que puisse être la protection qu'ils aient pu assurer à la propriété dans df; certains cas, ite doivent pourtant se souvenir (jue notre gouvernement a été or^-anisé sur des principes et qu'il se régularise par la loi. 11 n'appartient pas à ceux qui sont chargés du maintien et de l'exécution de la justice publique, lorsque des délits et des bris de paix sont portés à leur connaissance, de s'arrêter et do cont^idérer qui sont ceux que les conséquences de l'exécution des lois peuvent atteindre. • Le génie même de nos institutions assure à tous les hommes l'égalité devant la loi. Dana les temples dolajustice, le riche comme lo pauvre, le fort comme le faible, dépouillés do leurs attributs en ce qui concerne la richesse, la puissance on la pauvreté, sont jugés selon les mêmes lois, administrés selon les ' mêmes principes et sont condamnés ou acquittés par les mêmes jurés. Le jour où un pouvoir se dressera dans l'Etat et placera son autorité en face du sien, établissant un " impcrium in imperio"—où. un tribunal militaire arbitraire et constitué de soi-même anéantira les droits et les franchises afïïrmés et garantis par les lois, -ce jour-là, dis-je, présentera un terrible et douloureux ppectaelo. L'anarchie, les dissensions et les luttes intestines,et par suite la ruine des familles et la violation du sanctuaire domestique l'anéantissement complet des droits sociaux et politiques, suivront de près l'usurpation de la force brutale sur la force morale ; la violence sera repoussée par la violence et le sang du peuple coulera à flots autour dos ruines de nos temples constitutionnels, à moins que la conscience çle« généracions actuelles, se faisant verbe, no donne un haut ôt salutaim avertissement aux générations futures. N'instruisez pas le jXîUDle dan«< le mépris des lois. Sans la loi, il n'y a plus de protection.... ' En dehors de la loi, il n'y a plus do justice.