Il arrivait.

Aladin, lié, est ramené au campement de la nuit précédente. 1^ autres escouades rentrent, Tune après l'autre. Elles sont tristes, moroses. En termes de chai^seur, elies ont fait buisson creux.

On laisse le prisonnier dans un coin du camp sous la garde de deux honnnes. «

Les chevaux sont harassés de fatigue. On fera donc halte le re£-.ic de la journée. Le lendemain, on repartira avec le prisonnier.

Plu route, on s'arrêtera et le Comité s'organisera en conseil de guerre.

"Qui frappe par lepée, périra par l'épée," dit l'Écriture Saint<'. et l'Écriture Sainte est la voix de Dieu !

Dans la journée, le prisonnier est interrogé à plusieurs repriseâ. Silence obstiné. Assurance parfaite. On dirait Icjustuiu et tenacem propositi virum d'ilorace.

Le soir arrive. Les voix de la nuit lui ont-elles parlé à l'oreille ? A-t-il vu le spectre du vieux Tonps passer dans les grandes herbes, on lui montrant sa tête horriblement broyée par le manche de sa quarte, au bout plombé ? On l'ignore. Mais, quoi qu'il en soit, il se décide à parler.

Aussitôt le chef et deux autres personnes se rendent auprès de lui.

IjC sphinx ouvre la bouche.

'^Oui, il a tué le vieux Bell, mais avec ^assistance de Méance Primo, qui a porté les premiers coups. Méancs a reçu cent piastres d'Elisée Toutchique {le héros du coup de fusil tiré de nuit, à travers une fenêtre ouverte^ sur M. Adrien Nuncz, couché.)

— 207 —

"Il répète que Méaiice a porté les premiers coups, et que Méance pt lui Vont achevé de concert.^^

Cette déclaration si concluante, si décisive, clôt l'interrogatoire. Tja cause est instruite, les juges parfaitement éclairés. Le lendemain, quand le conseil do guerre se réunira, les débats ne seront pas longs.

Au jour, le camp est levé et l'on aiuène le prisonnier qui a dormi profondément.

On lui offre un cheval ; il le refuse.

"J'irai à pied, dit-il.'

Fa il suit d'un4)as ferme le groupe de cavaliers qui l'emmène-

II est libre de tous liens, mais il est gardé à vue.

A dix milles du lieu de départ, le Comité s'arrête. Le conseil s'organise sur un plateau élevé, entouré comme une île par la prairie tremblante.

Il est dix heures du matin.

Le prisonnier est froid, calme, silencieux. On dirait un Indien qui se dispose h chanter son chant de mort. De temps en temps, il regarde le soleil.

Le conseil se sépare et le chef se dirige vers le prisonnier, un papier à la main.

•'Aladin Corner, tu as été reconnu coupable du meurtre de BeQ Toups,et condamné à mort. Nous t'accordons une heure pour recommander ton âme à Dieu. Nous t'accordons de plus la faveur de choisir le mode de supplice que tu préféreras. Veux-tu être pendu ou passé par les armes ? Choisis.

—Fusillé, répond Aladin, sans sortir de son stoïcisme. Et il s'allonge au pied d'un arbre, comme un lazzarone sur les bords de la baie do N a pi es.

—Désircs-tu quelque chose? demande un Vigilant.

—Oui, un verre de whiskey."

Le chef lui en envoie un plein verre qu'il vide d'un trait.

Puis on le laisse de nouveau à lui-même ; et Ton étudie ce que fera cette nature de bronze, ce que dira ce jeune homme qui touche à ses derniers moments.

I)onnera-t-il une pensée à son frère, à sa mère, li sa famille t Aura-t-il un regret pour la vie dans laquelle il est entré depuw vingt-et-un ans ou vingt-deux ans à peine, et que les hommes vont lui retrancher? Lui, qui a tant besoin de pordon, demaudera-t-il à Dieu

— 203 — qu'il lui pardonne ou que. s'il n'a pas de pardon pour Tliorrible crime qu'il a commis, il en invente un pour le sauver ?

Non ! Prière, pensée, regret, rien ne monte à ses lèvres. Son visa^'-e est impassible, froid, muet comme un masque de bronze. S'il y a quelque émotion dans cette poitrine, elle est tout intérieure, et son âme la recouvre si bien de ses, ailes que Dieu seul pçut la voir et la recueillir.

Cependant l'heure solennelle, l'heure de l'expiation a sonné.

Le Comité prend les armes et se range, en demi-cercle, à quinze pas du condamné.

Le chef va à lui, lui indique le lieu où il doit se placer, et lui annonce qu'il va être fusillé par derrière.

Le condamné présente aussitôt sans résistance le dos, au Comité.

Une demi-minute, agonisante pause, s'écoule.

" Feu ! " crie le chef.

Quand la fumée se dissipe, on ne voit plus qu'un cadavre. L'homme qui a broyé la tête du vieux Toups règle son compte avec Dieu.

ULTIMA VEKBÂ

ici s'arrête l'histoire de ce Comité.

Il avait il remplir une tâche terrible et qui paraissait même impossible n beaucoup d'esprits sérieux, habitués à se rendre compte des difficultés auxquelles les liommes peuvent se heurter.

Cette tâche, il la remplit avec un courage indomptable ; à son toucher, les colosses s'évanouirent ; les criminels tremblèrent ; tout ce qui résista fut broyé impitoyablement, et la régénération de lu paroisse fut obtenue au prix de quelques bannissements.

Aujourd'hui, vols et voleurs ont disparu ; la propriété est rassurés j la société est épurée, et si vous rencontrez un habitant du V^erraillon sur votre chemin, vous êtes sûr du moins de saluer un

— 209 —

iionnête homme, tandis qu'autrefois on ne savait si celui qu'on saluait était un bon citoyen ou un forçat.

" Mais il y a du sang, sur ce Comité/' diront peut-être quelques-uns de ces hommes qui ont l'air de toujours courir après le prix Monthyoû.

Oui, du sang !—mais quel sang?

Celui d'un misérable qui avait fait Luit orphelin^•, une vieille et pauvre mère veuve, et qui avait fait cette mère veuve et ces enfants orphelins, en broyant la tête d'un vieillard, comme un grain de blé est broyé par la meule d'un moulin.

Si, malgré les affreuses circo^atances do..t ce crime est entouré, il se trouvait un hoHarae qui essayât de faire de la sensiblerie sur le cadavre de sou auteur, cadavre troué de vingt balles, qu'il se lève*!

COMITÉ

3?03SrT IDE L^^ BXJTTE

sAf

(B(D(B(D

UNE EXECUTION

IjC 4 février do l'an de grâce 1859, une scène étrange se passail à quelques milles de A^ermiilonville. sur le chemin qai conduit de ce village au Pont-Braux, à deux heures du matin. Le théâtre de h Kcène que nous allons décrire s'appelle le. Font des Moutons.

Une torche de pin. jetant au vent sa iiamme rouge;itre. échiirait an cercle de vingt-deux homme?, tous connus dans la jj^roissc La-fayette, comme appartenant à la partie la plus éclairée et la plus honorable de la population. La torche qui les éclairait, au lion de donner des, tons sombres ou crus H ces vingt-deux figures, en faisait resfiortir les lignes harmonieuses. Ces ligures respiraient la bonté fX la franchise. L'honuete homme n'a pas besoin d'écnrc son nom fur son chape^iu. comme le Berger de la fable.

ïnccssu patuit dea,

a dit le grand poète latin. Il eu est de même de rhonncletç. VAW. a

— 212 —

.'?on parfum, son cachet, si l'on aime mieux ce mot, comme TaristO' cratie.

Au centre de ce cercle, un jeune homme de vingt-deux ans, dont le visage rose trahissait l'origine allemande, se déshabillait lentement, lentement, comme une jeuiîe fille qui aurait craint de montrer à des indiscrets des charmes qre sa pudeur tient cachés et qui ne seront vus que de Dieu et de l'époux qu'elle cherche encore dans ses rêves. Un frisson courait parfois dans son corps et imprimait un tremblement iierveux à ses mains frêles et délicates, et qui auraient été blanches, si elles n'avaient pas été recouvertes d'une couche de bistre. Il étaityévidcnt. rien qu'à voir ses mains bistrées, que ce jeuiH-homme appartenait à la population bohéuiienne des Attakapas, à cette population qui vagabondait alors dans nos prairies et faisait des razzias sur la propriété de son prochain.

Ce jeune homme venait d'être arrêté sur le Pont des Moutons, qui allait être le théâtre do son supplice, et dans des circonstances asse>i curieuses pour être rapportées.

La nuit était très sombre, et au moment où les vingt-deux hommes arrivaient sur le Pont, ils ne savaient pas trop si les ténèbres ne les avaient pas jetés hors du chemin qu'ils voulaient suivre. Tout a. coup un cheval et un cavalier avaient dessiné, à quelques pas d'eux, leur silhouette nuageuse comme celles des guerriers d'Ossian.

" Halte ! mon cavalier, et dites-nous où nous sommes," avait crié quelqu'un.

Au lieu de répondre, le cavalier avait pris la fuite. Bientôt, entouré et arrêté, il avait été ramené vers le groupe des vingt-deux, la torche de pin s'était allumée, et une voix joyeuse s'était écriée :

•• l-Jonheur du ciel,"c'est Gudbeer !''

Puis on avait entouré le prisonnier et on l'avait sommé de se ik'pouiiler de ses vêtements, si mieux il n'aimait se les voir déchirer sur les.épaules.

Pourquoi cette arrestation, cefte nuit, à cette heure? et pourquoi ccîi apprêts de supplice ? nous demandera peut-être le lecteur, cet ogre impati^ent, qui voudrait lire le dénouement en même temps que lexorde.

Écoutons la conversation engagée entre le prisonnier et ceux qui l'entourent. Peut-être nous aWera-t-elle à répondre à cette question.

— 213 —

" Pourquoi m'avez-vous arrêté ? disait le prisonnier qu on avait appelé Gudbeer. Je suis blanc et libre... vous répondrez devant ia justice de mon arrestation.

—Nous ne parlons pas avec tout le monde, mon cher, fit \m beau garçon, de vingt-trois à vingt-quatre ans, nomme Paul Broussard.

—Je veux savoir pourquoi l'on m'a arrêté.

—Tu es bien curieux ! dit une autre voix, celle d'un brave et loyal enfant'que l'auteur de ces lignes aime de toute son âme, et qui s'appelle Désiré Bernard.

—Je voudrais savoir pourquoi je suis arrêté," fit Gudbeer, insistant pour la troisième fois.

Alors un homme sortit du groupe des vingt-deux et se dirigea lentement vers le prisonnier. Cet homme, âgé de cinquante-cinc] ans, mais paraissant eu avoir seulement quarante, cet homme avait des yeux d'un bleu polaire, des cheveux blonds sur lesquels (juelques cheveux gris tranchaient à peine, un viSage imberbe, une voix douce —voix qui contrastait avec sou torse dllercule, qu^n eût dit modelé sur celui de l'Hercule Farnèse. C'était le major Saint-Tulier,.

Arrivé à deux pas du prisonnier, le Major fit signe de rappro-rher la torche, afin que les deux interlocuteurs nageassent en pleine lumière, et puis d'une voix calme—les hommes forts n'ont pas de colère avec ceux q«i sont sans défense—il dit : , '

'' Tu veux savoir pourquoi l'on t'a arrêté ? Je vais te le dire. Tu as été arrêté, parce que, depuis vingt ans, notre population,' si riche, si laborieuse, était exploitée, volée, incendiée journellement,, par des vagabonds qui avaient juré haine au travail ! Tu as été arrêté, parce que. au lieu de punir ces vagabonds, la justice, aveugle comme une taupe ou impuissante comme un castrat,—parce que, dia-je, la justice avait pour tes pareils des tendresses de mère—et que,* dans l'absurdité de ses tendresses, elle tendait à supprimer le bague et l'échajaud ! Tu as été arrêté, parce que nous ne voulons plus de ces débauches de la justice, de ces acquittements scandaleux, de ces parjures, qui soufflettent Dieu sur son trône et qui restent toujours impunis ! Tu as été arrêté parce que, la justice ne no\^ protégeant plus, nous sommes résolus h nous proléger nous-mêmes et à châtier sommairement et exemplairement tous ceux qui atten-' teront à notre vie ou à nos propriétés ! Tu as été arrêté par nous, ■organisés depuia hier en Comité de Vigilance, parce que tù es uu

— 214 —

voleur, un incendiaire, un assassin peut-être, et que tu as été jiia»? et condamné pc^r nous comme tel. Au fouet donc, le voleur ! a» fooet. l'incendiaire ! au fouet, le misérable qui est là devant nons '. A l'œuvre, enfants de la Vigilance ! C'est notre première exécution. Puisse-t-ellc retentir dans le cœur de toute la canaille attakti-pieuno ! Frappez î" ^

En entendant ce réquisitoire de rénergique chef du Comité de Vigilance de la Côte-Gelée, Gudbeer avait baissé la tête et s'était lu. 11 avait compris qu'il pouvait dire, lui aussi: Lassate ogrii spe-ranza, et qu'il était bien condamne.

Comme il ûtait sou paletot, il appela quelques-uns de ceux qui étaient le plus rapprochés de lui :

•'Messieurs, dit-il. j'ai dans mon paletot un objet que je désirerais n être vu par personne.

—Allons donc! lit un de ces jeunes gens, en prenant le paletot que Gudbeer lui tendait et eh le jetant dédaigneusement loin de lui. est-ce que tu lîous prends pour des fouilleurs de poches?

—Terrassez le prisonnier ! '' cria le Major,—et le supplice co'r. mença.

Chacun des vingt-deux prit alors un fouet : et. lun après l'autre, ils vijirent déchirer, chacun deux fois, le dos nu du condamné.

'• Tiens 1 hisait Tun. cest pour l'incendie de mon moulin à cotou que îu as brillé, de complicité avec les Herpin.

Pour le cheval que tu m'as volé ! disait lautre.

— Pour mes vaches que tu as vendues à *** !

Pour mes cochons que tu n'as pas mangés, mais dont tu a»

c^T'Sverti le prix en bijoux pour orner le sein de tes drôlesses î

— Pour ma femme oue tu as insultée !

— l'our le parjure que tu as commis dans mon procès avec M.***I''^ Le patient s'était en vain tordu sous ces coups de fouet, dont

ciiacun avait été accompagné d'une imprécation ou de l'évocatio:» de quelque crime commis par ce condamné de vingt-deux ans.

Il avait crié, hurlé, pleuré, écume. • '• Sovez maudits ! maudits î maudits ! avait-il rugi dans le paroxysme de la douleur.

—1 >icu ea.saera ta malédiction, avait répondu un Vigilant,—e^ le fouet, après avoir sifflé, avait pas?^ d'une main à Vautre, juçqu'-a îii viriT-deuxième. inclusivement.

— 215 —

—Reiè^e-toi, ton supplice est fini," lui dit le Capitaine.

Gudbeer se releva brisé, sanglant, et paraissant tenir beaucoa{* pius compte de la douleur piiysique que de la dégradation morfllfi que le fouet venait de lui infliger.

Au moment où il se relevait, le Major alla de nouveau à lui.

'Gudbeer, tu viens de subir un supplice infamant, parce que tn as pris part a tous les crimes qui désolent le pays depuis bien des années, N ayant plus foi dans notre juri, tel qu'il est tripote par 1<% avocats qui écartent les honnêtes gens, grâce au droit de récusation, pour laisser monter aux bancs des jurés des drôles de ton cspocc. nous iiouri sommes formés nous-mêmes en juri. Tu as reçu le fouet, châtiment bien doux, si tu le compares à la grandeur des crimes que tu as commis. Va chercher ailleurs une réhabilitation par le Travail et la moralité. Maintenant, je vais le lire ta sentence."

Va le capitaine déploya une feuille de papier sur laquelle* se dé tairaient en noir quelques lignes.

" Dans la séance du Comité de la Cute-Gelée, tenue le 2 février 1859, le nommé Gudbeer a été trouvé coupable de vol etd'in-oendie. Il a été condamné à quitter l'État sous huit jours. S'il rompt son ban, il sera pendu.''

<Jiuibeer sMnclina pour dire qu'il avait parfaitement entendu la condamnation qui venait de lui retrancher l'air et le sol delà patrie. (Pour la suite et le dénouement des aventures de Cudbecr, voir l'histoire du Comité de la Côte-Gelée.)

Comme il reprenait ses vêtements, il fouilla avec empressement dans une des poches de son paletot.

'• Il me manque quelque chose, s'écria-t-il avec rage et en parcourant des yeux le cercle d^ lumière tracé par la torche de pin.

—Ce drôle a des insultes de mauvais goût, murmura un des nifiiubres du Comité, dor,t les rangs restèrent impassibles.

J'ai trouvé— Eurêka J" —cria un autre membre, qui avait senti le quelque chose craquer sous son pied.

Le cercle se resserra autour de lui.

" l*ardieu ! s'écria l'auteur de la trouvaille, un de nos jeunes ei vaillants amis, Raphdd Lachaussée, approchez la torche. Ce que*^* • viens de trouver mérite d'être vu."

il tenait ce quelque chose à la main : c'était un daguerréotype i-enfermé dans un cadre de peau de chagrin. .^

Kunbaël ouvrit le cadre avec empressement.

— 216 —

Après l'avoir [ regardé un moment à la ineur de la torche, il éclata de rire, et se tournant vers les vingt-deux :

" Messieurs, dit-il, je comprends maintenant l'exclamation de Gudbeer, en voyant qu'il lui manquait quelque chose,... C'était, ma foi ! le portrait d'une beauté aux cheveux laineux, aux lèvres matelassées, au teint jaune comme du safran, '"'es pieds et ses mains ont, il est vrai, des proportions monumentales et semblent avoir été Iculpt^s à coups de hache ; mais, que voulez-vous ? Dieu, fatigué d'avo'r mis toute une longue journée à créer le blanc, créa le nègre la nuit suivante qui était sans lune, et oublia de lui donner les proportions harmonieuses du premier.

—Tâchez, messieurs, de reconnaître l'original de ce portrait, dit le Major.

—C'est une ']es petites-filles du vieux Coco ! s'écria un membre du Corftité... une drôlesse... la maltresse de Gadbeer... C'est X... (Appelons-la Cécilia).

—C'est vrai," firent en souriant quelques autres.

Le supplicié reprit avec amour ce portrait, qui sans doute, à ses yeux, avait été défloré par les regards qu'y, avaient jeté.^ ceux qui venaient de lui infliger une punition infamante ; puis il remonta à cheval et disparut dans les ténèbres de la nuit.

'' Souviens-toi de la dette que tu as à payer dans huit jours, lui cria le capitaine ; car, si tu l'oublies, je te jure que nous nous en souviendrons."

Le capitaine donna ensuite le signal de la retraite.

Après avoir dépassé l'habitation du gouverneur Mouton, le Comité aperçut une colonne de feu qui jetait ses lueurs sinistres sur la Côte-Gelée. C'était le raoulin-à-coton do M. Baptiste Giroard qui brûlait—incendie ajouté aux crimes déjà si nombreux des Herpin, dont nous avons conté ailleurs l'histoire.

Et les vingt-deux s'élancèrent au galop, pour voir quel était celui d'entre eux dont le foyer brûlait en ce moment.

L'héroïne du portrait ramassé par Raphaël Lachaussée, était une fille de Coco^ avait dit un membre du Comité de Vigilance.

*Qu'est-ce que Coco? se sont peut être déjà demandé quelques-uns de nos lecteurs.

Comme Coco, bien que très connu aux Attakapas, n'a pas encore la notoriété de Napoléon III... ou de Blondin, l'acrobate, nous allons le présenter à nos lecteurs.

— 217 —

UN MORMON NÈGRE

11 y a environ un demi-siècle, les Attakapas étaient une demi-solitude que la charrue et la hache commençaient à attaquer. Leur popr.latiou se composait de quelques centaines de colons, descendants de ceux qui y avaielit été envoyés lors de rénrigTation forcée du Canada, de la race Acadienne—ce grand crime do l'Angleterre! Répandus sur ce sol immenseet d'une fertilité exceptionnelle, ils en avaient occupé les plateaux les plus élevés et dont la culture paraissait la plus facile. Quelques villages commençaient à sortir timidement du sol : ils se composaient de deux ou trois maisons groupées autour d'une église couronnée d'une croix. Ce drapeau du Christ avait couvert les premiers essais de colonisation de son ombre protectrice. A voir pe que sont nos paroisses aujourd'hui, ou peut dire hardiment qu'il a porté bonheur à la terre attakapienne : Benedictus qui venit in nomine domini!

A l'époque dont nous parlons, Saint-Martin et la Nouvelie-Ibé-rie s'essayaient à peine à jouer leur rôle de villages. Vermillonville dormait encore dans les limbes de l'avenir, ainsi que le Pont Braux. Ils ne figuraient encore sur aucune carte, car ils n'étaient pas encore nés.

Entre les deux futurs villages—Vermillonville et Pont Braux— s'étendait une cyprière que la hache du pionnier mordait encore, il y a à peine deux ans, avec l'insouciance d'un grand seigneur qui gaspille ses richesses, et dont la propriété a été monopolisée'depuis par ciaq ou six particuliers. Dans une partie de cette cyprière, que nous pourrions appeler forêt, pour être plus fidèle à l'acception du mot, il se fait tout d'un coup une éclaircie ; les arbres s'arrêtent brusquement, sans raison, comme si la voix d'en haut leur avait, dit un jour, comme aux flots de la mer : Tu n'iras pa!( plus loin f Là, s'étend une prairie, d'une végétation luxuriante, qui s'appelle la Prairie-Marronne. Il est facile de trouver l'étymologie du nom qu'elle porte. Sa beauté et sa position dans une forêt impénétrable en faisaient tout naturellement le refuge des nègres marrons, surtout

— 218 — h. une époque ou la topographie da pays n'était coimae que très imparfaitement.

'xjn jour—il y a un demi-siècle de cela—nue maison sortit du sol en une nuit, à la lisière de la forêt et de la Prairie-Marronne ; cette maison était petite, modeste, bâtie en pisé, ornée à l'intérieur de trois ou quatre mauvaises gravures d'Étampcs, dont quelques-unes avaient traversé la mer et porté, jusqu'en Louisiane, l'histoire de Malborough s'en va-t-en guerre et autres personnages condamnée aux travaux forcés et à l'exposition publique par ces bourreaux qu'on appelle les enlumineurs.

On ne nous a pas dit s'il y avait des lits, mais nous le supposons.

Les premiers chasseurs de chevreuiis'qui passèrent par là, cru-vent d'abord que cette maison avait été élevée par un caprice du diable qui avait l'intention de passer sa saison d'été à la Prairie-Marronne. La sauvagerie des lieux rendait cette supposition, un peu .hardie, presque vraisemblable. Enfin, après plusieurs semaines de conjectures hasardées h. la veillée, dans les rares habitations de la prairie, l'a vérité fut connue, au grand désappointement do ceux qui donnaient à cette maison une origine et des habitants surnaturels, dette fois, les versions populaires s'étaient trompées : les hôtes de la maison do la Prairie Marronne n'étaient; pardieu ! pas des diables, mais des créatures en chair ci en os ; c'était uae colonie composée de deux femmes et.dun liomme. Traçons au vol ia silhouette de ces personnages.

COCO

L'homme était un noir libre.

Non un de ces noirs slupiûes, béiail créé pour lesciavage, au cerveau déprimé, aux mains de mastodonte, aux pieds d'éléphant, aux fôvres lippues, qui semblent l'anneau qui rive rilomme, genits liomo. a, la race des singes ; il n'était pas de ces noirs qui sont de la cliair à fouet, et que la nature ne .semble, en vérité, avoir mis au mond; jjue pour cela.

— 219 — Il n'était pas non plus, ce cher Coco, de ces noirs aux passions honnêtes comme leurs sens, qui professentIhorreur de la poivîramit et laisseraient, comme Joseph, leur manteau—s'ils avaient mwnan-teau—entre les mains d'une femme... si une femme les tentait !

Il savait ce qu'il valait. Coco, le colon de la Prairie-Marronne : et ceux qui l'avaient vu le savaient aussi bien que lui.

Qui avait vu Cbco une fois, le reconnaissait pour un des plus beaux types de la race africaine ; quant ?i lui, if se serait cru. n, yeVo, auHsi beau qu'Antinous (on sait que la modestie n'est pas le Irt-opre de la race africaine)... mais il ne connaissait pas Antinofis... Il avait pourtant la conscience de sa benut(5, le beau Coco! T^8 miroirs n'étaient pas ai rares à cette époque, qu'il n'en eût un ou deux dans sa chambre, et chacun de ceux qu'il consultait tous Iw

jours, lui disait que

Vrai-Dieu ! les jolies choses que devait lui dire le miroir! C'est incroyable comme ce petit co<|uin de morceau de verre est éloquent lorsqu'il s'adresse à la vanité de l'homme.... surtout quand er-t homme est un nè^^re! Le serpent qui tenta Eve et en eut raison avet-aésez. de peine, n'aurait point eu de frais à faire avec une fille de Cham. Or. voici ce que le miroir avait dit au beau et brillant Coco : Qu'il était petit, il est vrai, mais qu'il avait le torse d'Hercule : Que ses yeux étaient noirs connue les nuits sans lune de l'Afrique ;

Que son nez était aquilin comme celui des gens de race boarbon-nienne... ou de proie ;

Que sa chevelure laineuse était assez touffue pour être prîs(r moins pour une toison que pour une couronne :

Et qne, somme toute, il était assez beau garçon pour faire oublier l'horrible odeur de musc que tout nègre exhale, en souvenir de la malédiction de Cham.

Ah ! si nous, hommes jeunes ou mûrs aujourd'hui, nous avions vu. en 1 810, ic beau Coco!

Comme il frétillait, paré de son habit à queue de morue,—Dîode de l'époque de sa jeunesse I

Comme il tendait élégamment sas doigts armés de baç^ues juscjuà la première phalange !

Comme les diamants de son épinglette (ils étaient faux, mais c'est égal) st'intiilaient bien aux feux du soleil !

' — 220 --

Et comme ce Don Juan africain s'entendait bien à perdre les inézilles... qui consentaient à se laisser perdre! Aussi, voyez comme il avait bien réussi, ce Don Juan !

DEUX FEMMES

Un jour, comme il voyageait dans 'la prairie du Carancro,— prairie presque déserte alors, et aujourd'hui couverte d'habitations, dont quelques-unes nous ont parfois reçu fraternellement : témoins celle du bon et L. yal docteur Francès et celle de M. Ursin Bernard, ce type de l'honneur et de la bonté créoles,—un jour, dis-jc, comme il voyageait au Carancro, soit fatigue, soit aussi que quelque diable le poussât, il s'était arrêté devant uns forg-e qui fumait en ce moment comme un diminutif de volcan. Cette forge appartenait à un vieux Français nommé Christophe.

" Je voudrais vous prier, monsieur, de vouloir bien me laisser prendre un verre d'eau à votre puits, dit à Christophe, en s'incli-nant, le beau lovelace noir.

—Allez à la maison, répondit le forgeron qui martelait en ce moment un fer rouge, mes deux; filles vous donneront de l'eau."

Mes deux filles ! A ces mots, Coco, le beau Coco ! avait eu comme un éblouissement.

Il allait demander de Icau aux deux filles du forgeron, comme on faisait dans les temps bibliques ou homériques, heureux temps où les auberges et les hôtels attendaient encore'leur inventeur. Il se présenterait respectueusement, comme il convenait à un homme de sa condition parlant à deux jeunes filles blanches... La plus jolie, toutes les deax peut-être, sortiraient sur le seuil pour être hospitalières au voyageur. Il les remercierait en leur coulant un de ses regards chargés de flamme comme une pile de Yolta d'électricité, et oe regard en embraserait une... deux peut-être...

Aïe ! aïe ! prends garde à toi, Fuis le mal, ô ma bergère !

auraient dû crier les deux anges gardiens des deux jeunes filles, Bi,

— 221 — -e jour-lk. ils avaient fuit bonne g-àrde... Hélas 1 Ils n'étaient pas l?i » Coco, le beau Coco, se présenta à la porte et demanda humblement de l'eau. Deux cris lui répondirent... deux fi-ares lui apparurent... Il leur couia son rearard volcanique, et trois mois aprè? le père, le vieux forgeron étant mort

- ■ ■ • Mfin Dieu ! vous n'ddez doue pns ]k, Que vous aye^ laissé commettre cette faute Q'ie vous n'ayez pas dit avec, votre voix haute TiouB, ce qu'on t'offre, c'est cela !....

Et, trois mois après, le vieux forn^eron étant mort, ses deux filles —deux sœurs !-deux blanches «-étaient, nous ne dirons pas les deux épouses, car elles n'avaient pas invité Dieu à leur mariage, mais les deux/eunnes de Coco.... du beau Coco ! • ^ '

Ainsi Coco avait devancé de quarante ans le mormonisme. Nous demandons une patente pour Coen îo i.o^u Cocol

AUSSI NOMBREUX QUE LES ETOILES

Tl y nvait dmic eu d^ux Èves, au lieu d'une, dans le paradis formé par le Mormon nèîrre h h Prairie-Marronne.... deux Èves qui ne res-t^emblaient guère à Taiculc du genre humain, dont limaire a été reproduite par tant de peintres, de sculpteurs et de poètes.

Un vieillard qui les voit encore à travers ses souvenirs d'undemi-f^iècle, nous a conté que ces deux sœurs—ce.=; deux créoles—ces deux blanches, avaient alors ce que Ton appelle vulgairement la beauté du diable, c'est-à-dire : la fraîcheur de leurs quinze ans, les •dents blanches, les yeux et les cheveux noirs, nuance des enfants qu'eUes allaient faire, et que, somme toute, il avait trouvé, à cette époque, que Coco... le beau Coco ! était un heureux coquin.

Ce même vieillard, nous parlant du Coco de 1810, et l'évoquant dans la glace de ses souvenirs, ajouta :

" Un jour, M. Buchanan, assistant, comme notre ambassadeur r une réception officielle de la reine d'Angleterre, vit, à quelques pa. de lui. le représentant de Soulouque, du Faustin 1er, alors empe-

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reur d'Haïti. Après avoir examiné cet échantillon de la race Lai-ticnue : " By Jove ! dit M. Buchanan, voilà un beau nè<ïre, qui vaudrait mille dollars, comme uu penny, au sud des Etats-Unis !"' Il en était de même de Coco. 11 était, à cette époque, un des plus beaux spécimens de l'Afrique et, à soixante-quinze ans, il a encore une deg plus belles têtes de vieillard que j'aie jamais vues."

Lo vieillard nous disait vrai : à soixante-quinze ans. Coco ressemble à ces beaux patriarches bibliques, poétisés par la peinture. L'Afrique a produit en lui son Antinous nègra La nature, cette grande artiste, fait des chefs-d'œuvre partout.

l'endant quelques années, la maison de la Prairie-Marronne resta fermée aux regards comme un harem turc ; Othello en gardait les portes, et n'eût pas sans doute hésité à poignarder ses deux Desdé-mones, si le cas s'était présenté. Hâtons-nous de dire que le rOle d'Othello fut pour Coco une véritable sinécure. Les deux sœurs, les deux blanches / lui gardèrent une fidélité à toute épreuve... mais peu méritoire... Sauf quelques chasseurs de chevreuils qui s'aventuraient parfois dans leur voisinage, la prairie était déserte, comme l'Édeu aux premiers jours de la Création du monde; et si le serpent avait voulu les tenter, il n'aurait pu le faire que sous la forme des papes, des cardinaux et des oiseaux-moqueurs qui, au printemps, venaient chanter sous la fenêtre des deux jeunes femmes, comme pour leur rappeler que la vie existait ailleurs que dams leur maison.

La maison de la Prairie-Marronne était restée fermée comme nu harem turc ; mais, cependant, les chasseurs de chevreuils en avaient entendu sortir des lambeaux de chansons et de francs éclats de rire qui semblaient prouver que la captivité des deux jeunes femmes avait des chaînes bien douces et qu'elles trouvaient du bonheur dans leur étrange vie.

Il était donc généralement admis que Coco avait résolu un problème regardé généralement comme insoluble : un traité d'alliance entre deux rivales habitant sous le même toit. Cela lui avait valu une réputation d'habileté dont il était fier.

Malgré la réclusion qu'il avait imposée aux deux compagnes de sa vie, Coco ne fuyait pas la société des hommes. II aimait à passer, fier et rayonnant,, au milieu de la foule. Il croyait qu'on 1 admirait lorsqu'il paraissait armé de ses bijoux et des breloques qui

— 223 —

Jni • battaient i abdomen en se heurtant, et que chacun disait : c'est Coco, le beau Coco !

La semaine, il travaillait à sa récolte de mais ; mais, le dimanche, il allait, vêtu comme un dandy, entendre la messe à l'e'glise la pluH voisine. Sa conscience avait beau lui dire qu'il était incestueux, et que l'inceste, n'étant pas précisément approuvé par la divine morale de l'Évangile, devait lui fermer l'oreille de Dieu, qui entend tout ; il n'en allait pas moins s'incliner anx fêtes du dimanche. Comme l'Espagnol qui tue dans la rue aprè? avoir voilé le front de la Madone, il croyait peut-être qu'on peut mettre un voile entre soi et Dieu.

Vini^t ans après, en 1830 ou 1831, l'assesseur constata que la maison de la Prairie-Marronne contenait vingt-deux tètes : Coco, le» deux femmes et dix-neuf enfants.

Ces femmes, si elles n'avaient pas été douces comme Rachel. avaient été du moins fécondes comme Lia. Ces Eve s du désert avaient créé plus qu'une famille: elles a/aient produit une tribu,; Deux ans plus tard, un savant attakapien qui connaissait l'histoire d'Abd-el-Kador. faisant alors ses premières armes contre les Français, appela le chef de cette tribu : Abd-el Coco.

UNE 8ENTINE ATTAKAPIENNE

Comment Abd-el-Coco, le beau chef de la tribu de la Prairie-Marronne, avait-il élevé ses ^?a;-7Jcw/enfants ?

Leur avait-il appris à lire le nom de Dieu, écrit partout, sur la terre, au ciel, dans les étoiles, jusque dans tous les arbres de la forêt, aux portes de laquelle ils étaient campes ?

Les avait-ii initiés aux merveilleuses beautés de la religion, aux cérémonies de laquelle il assistait lui-même tous les dimanches ? Leur- avait-il dit tout ce qu'il y a de poésie dans ses fêtes ; tout w qu'il y a de larmes dans son deuil ?

Avait-il montré à ses filles la Pudeur—cette sainte, la plus beli^ da ciel, presque aussi belle sous ses voiles blancs que Marie sur sot. trône de lumière ? ■

— 224 —

Avait-il dit à ses fils que le travail est une loi de Dieu et que celui qui pratique cette loi est béni ; tandis que celui qui ne la pratique pas, marche sur les chemins qui mènent au bagne ou à la po-. tence ?

Héias ! nous regrettons de le dire, au risque de dépoétiser le chef de la tribu de la Prairie-Marronne, Coco, le beau Coco ! ne leur avait rien appris.

Il les avait créés... et après cela il s'était reposé. La vie, n'était-ce pas un assez grand bienfait ? Il les aurait trouves, pardieu ! bien difiûciles, s'ils lui en avaient demandé davantage.

Peut-être même leur aurait-il donné sa malédiction, ce bon père ! quoiqu'il les aimât beaucoup.., du moins à ce qu'il disait.

Aussi', comme, ils avaient profité de leur liberté, les enfants de Coco, du beau Coco !

Nés dans le désert et sur la lisière d'une forêt peuplée de ser-Q)ents, de chevreuils et de chats-tigres, ils eu avaient parcouru tous les coins, presque vierges à celte époque, lîiisant la chasse au chevreuil avec des flèches, comme les Indiens primitifs ; écrasant les serpents, luttant quelquefois, corps à corps, avec les chats-tigres— luttes où ils laissaient parfois des lambeaux de chair, mais dont ils sortaient souvent avec une fourrure de plus qu'ils suspendaient triomphalement à côté des autres.

Leur enfance s'était écoulée dans cette vie vagabonde, indienne, que n'avait Jamais éclairée la morale évangélique. Libres comme les chevreuils ou les potres (chevaux indomptés). ils avaient sans doute vécu purs et innocents comme tout ce qui est à la fois ignorant et sauvage. La Prairie-Marronne avait été leur paradis terrestre... avant le serpent.

Heureux enfants ! si pour eux le temps avait pu s'arrêter ; s'ils avaient pu toujours jeter au vent*leur chevelure laineuse !...

Mais ils grandirent... et un jour la voix des passions leur sonna leurs quinze ans.

Ils avaient grandi à la grâce de Dieu, au soleil, à la pluie, dans la prairie, sous la futaie, ce qui les avait rendus forts et exubérants .desanté. Ah ! ils n'entendirent que trop la voix qui leur sonnait leurs quinze ans !...

Alors le serpent symbolique vint là, comme il ira toujours là où il y aura une Eve quelconque à faire tomber. I^es blancs commea-

— 525 — éèrcnt h rôJer autonr de cette maison, musfe vivant 'de V<!„us sv I „oe,^«n peu hûlfe par le soleil, et elles s'éveillèrent, eomidi Eves fr6ra,ssantes en entendant toutes ces voix qui leur parlaient la langue universelle, celle de l'anioui-

Alors ces Vénus safranfos. qui n'étaient ni de bronze ni de marbre, et qu, étaient d'autant plus vivantes qu'ellesavaient dans len^ veines un san. riche <-t chaud coimne le soleil des tropique ait;

Aux premières fleurettes des galants, eiles se cabrèrent

dWant Tr' '''h''""'! '"''■'■'"''• '"^ '-^'Sa^dèrentavec moin. „ir """' "'""'""■' I"' '<^'"'' f'i^^'ient des chose. ■ ^aHMr ""■"i'^^"»"'"''^ ^' <1- l'o-tant les faisaienttt"

Puis elles se rapprochèrent un pea, en ouvrant au vent leurs na nnes. et en lançant des flammes étranges de leurs yeuv qu'u^LMe' a s. bien appelés d'un noir d'enfer... '-^ q'i un potte

-Fuis elles mirent leurs mains, ces gazelles sauvages ' dans le-nains rudes des cha.sseursq„i leur avaient révélé, les pi^n iers ee :

P iT' 1 '™ '.'"' P^'-'^™ »<=»>•« î' la fin du monde...

no r" /l' ', '"■'''°'' '" ''™" ^PP''''^' '""^ autre et... comme

pour leurs mères, leurs anges gardiens purent dire :

• •.... Mou Dieu, vous a'éticz donc ona là Quo voue ayez laisse commettre cotteTu e r Que vous u ayez pas dit avec votre voix £tc ■ riens ! eo qu'où foflre, c'est cel,i ! '

Kn d'autres termes, la prostitution était entrfr ?>. T„ ■ =^nt comme les laboureurs : elles ne reeueitrS'qu'rr

vo,t'r::c:'d:rvi:::!etr:*^s^^^^^^^^ rn^-^ '"-"^^

Celle qui brise le cor^s et t" 1 ant " '"'''^ * """^ '•

^^Ah ! si les femmes savaient ce qu'elles perdent à cesser d'être p»: Aussitôt qu'elles furent déflorées, ces femmes tombèrent, dechufe

en chute, dans un de ces abîmes dont aucun regard ne peut sonder je fond.

Ce fut pour elles l'histoire de toutes les femmes qui tombent.

Ce fut d'abord le tour du riche débauché ;

Puis celui du jeune homme ardent qui jette au vent la fortune que son père ou sa sainte mère lui a laissée—qui gaspille de plu* sa jeunesse et qui sera vieillard avant trente ans ;

Puis, au dernier degré de l'échelle, vint le vagabond... puis le voleur.

Terrible roue qui a déjà broyé lant de victimes et qui en broiera jusqu'à la fin des siècles !

Ce que nous allons dire n'est que trop vrai :

Quand les premières troupes de bandits se formèrent aux Attaka-pas—bandits que la loi, ne nous lassons pas de le dire, ne savait ni frapper ni atteindre—cette maison de ja Prairie-Marronne, si voilée par la forêt, si discrète, si peuplée de démons que la luxure pouvait toujours saisir à ses heures—cette maison fut l'entrepôt naturel des bandits de la contrée.

Les mères recueillaient ce qu'elles avaient semé.

Et comment en aurait-il été autrement ?

Leurs filles n'avaient jamais connu le travail qui moralise et Dieu qui donne le courage qui soutient dans les épreuves... et elles étaient devenues de ces femmes

, Qui fout passer la rue au travers de leur lit

¥A. qui n'ont pas lo temps de nouer leur ceinture Entre l'amant du jour et celui de la nuit !

Triste rôle, pour une race frappée par le préjugé et qui devrait chercher la réhabilitation dans l'honnêteté et le travail ! Beaucoup le font, nous nous plaisons à leur rendre hautement cette justice.

A l'époque où nous sommes arrivés, la chronique racontait des choses étonnantes sur la Prairie-Marronne.

La postérité du chef de tribu s'était multipliée comme celle de Jacob ; quelques cabanes, bâties par les fils, s'étaient groupées autour de la maison-mère ; îa plupart n'avaient pas de cour... et pourtant la forêt, la grande forêt était à deux pas.

Autour de ces cabanes, pas de clos, rien qui indiquât qu'on eût déchiré le sein de la terre, la Grande nourricière !

— 227 —

Les fils du vieux Coco, la plupart rebelles à tout travail, «taient devenus les auxiliaires naturels des bandits qui désolaient le pays. Ils avaient part h leur butin, comme ceux-ci avaient part aux lits de leurs sœurs. Touchant échange de procédés !

Passait-on, le jour, devant leurs huttes ? On les voyait couchés paresseusement sur le seuil comme des gitanos, et jeter ainsi un défi ù la loi du travail qui, dans ce pays, est acceptée par tous.

On passait devant ces tableaux vivants de la Bohême attaka-pienne, et l'on se demandait quelle était la banque qui les faisait vivre.

" Imbécile !" répondait Satan à celui qui se posait cette question.

Imbécile, en eôet ! Satan était mieux renseiji'né que le voyageur qui se posait cette question candide, et aurait pu dire, mieux que personne, où ils passaient la nuit.

Quant à leurs sœurs, depuis qu'elles étaient devenues des drôles-ses, elles offraient au voyageur un spectacle non moins intéressant.

C'était le cynisme de leurs frèroa doublé de celui que donne la débauche : une plaie hideuse greffée sur une autre plaie.

Le cynisme de la femme inspire plus que du dégoût ; il donne Aussi de la tristesse... la tristesse qu'on éprouverait, par exemple, si un mauvais rapin passait sa brosse sur les toiles immortelles de Raphaël.

Ou s'attriste à voir devenir haillon ce qui a été soie... bieu plus encore quand on voit des taches sur les chefs-d'œuvre de Dieu.

Hélas ! elles étaient bien réellement devenues des haillons, les filles de Coco, du beau Coco, le chef de tribu de la Prairie-Marronne.

Le jour, elles s'asseyaient, elles aussi, sur le seuil, le sein au vent, ^n filles de joie qui ne croient plus devoir cacher ce qui est devenu public.

Leurs lèvres mâchaient un cigare—et aussi un juron, si un passant leur adressait une banalité ou une obscénité.

Leurs regards ardents étaient chargés à la fois de voluptueuses )>rovocations et de brutales insolences.

Jadis elles étaient femmes, la dépravation en avait fait des femelles ; rien qu'à les voir, un homme de cour aurait été guéri de la débauche.

La Débauche ! Ailleurs elle noue un masque de satin sur son vi-«age : elle se pare, se fait presque belle.

— 228 — Ici, elle était hideuse, car elle était nue.

Et pourtant, ces femmes usées, flétries, à vingt ans, par des excè^ précoces, et par une vie à laquelle une courtisane que nous avons vu se suicider, préférait Venfer, ces femmes avaient leur clientèle d'adorateurs—gens dont la moralité pouvait se mesurer à celle de leurs dignes maîtresses. Autour de ces chandelles fumeuses, on ne pouvait voir voler que d'horribles papillons. Parfois on dansait à la Prairie-Marronne.

Au son d'un violon qui aurait fait mourir Yieuxteraps d'apoplexie, il se formait des rondes infernales emportant dans leur tourbillon des grappes d'hommes et de femmes enlacés. Des jurons, des cris, des vociférations servaient d'accompagnement à cette musique digne d'un bal de sorcières. C'étaient là les mélodies des cavaliers. Ces messieurs étaient, sauf très peu d'exceptions, les représentants du bandittisme attakapien. On y coudoyait toutes les célébrités de la Bohême.

Gudbeer, ççlui que nous avons vu exécuter dans les pages qui ouvrent ce livre, était le lion de ces réunions.

Les sous-lioûs étaient le jeune Reiner, qui a accompagné dans l'exil la tribu proscrite, et un nommé Braux, bohémien campé dans la prairie avec une mulâtresse et cherchant, c^mme les autres, ses moyens d'existence dans les razzias sur les propriétés de son prochain. *

Ces fêtes se donnaient principalement au retour des expéditions heureuses ; c'est-à-dire quand un magasin avait été forcé et pillé.

Ils venaient déposer le butin aux pieds des étranges syrènes qui les avaient conquis.

Après avoir jeté quelques bijoux volés sur le sein de ces drôles-ses et avoir reçu leurs félicitations, il fallait bien se délasser un peu des fatigues ou des dangers qu'on avait courus.

Alors le foyer flambait, les femmes se paraient, le violon grinçait -Cl puis... morbleu ! vive la joie !

Coco, le beau Coco, assis entre ses épouses, présidait ces fêtes avec ia gravité' d'un empereur de l'Inde assis sur son trône d'or. A le voir ainsi, on eût dit une figure patriarcale fourvoyée au milieu d'une bande de démons.— " Amusez-vous, enfants !"' disait-il parfoi.s d'une voix onctueuse et en découvrant ses trente-deux dents blan-<;hes. Ah ! comme on le prenait au mot, le vieux patriarche, qui

_ 229 — donnait un si bon conseil à sa famille et qui allait ensuite compter îa valeur du butin conquis par les bandits !

Le poète Villon appelait la Cour des Miracles une verrue de Paris : on voit que les Attakapas avaient aussi lerr verrue dans les huttes de la Prairie-Marronne.

Ces huttes, on l'a vu, étaient à la fois un lupanar et une caverne : l'un regorgeant à^ifiUes dont les entremetteurs étaient leur père et leurs mères ; l'autre pleine de bandits en guerre avec la société, et qui devaient s'attendre à se voir traquer par elle îi un jour donné.

On avait bien essayé parfois de porter la lumière dans les mystè-ï'es de cette maison maudite ; parfois, un warrant à la main, on avait essayé de faire des perquisitions dans tous les coins et recoins de cette sentine...

Mais la foret était à deux pas... la forêt profonde et sillonnée Je grottes, de cachettes, connues seulement des habitants de la prairie.

Toutes les recherches avaient été inutiles, et ceux qui les avaient laites, avaient eu à subir de plus les protestations, plus ou moins éloquentes, de Coco—qui, plié en deux et le chapeau à la main, avait toujours reconduit les gens de justice en leur faisant, sans s'en douter, une parodie de ce vers si connu de Racine :

LfC jour n'est pas plus pur que le fond de mon coaur.

UN MARCHAND DE BIJOUX

Il y a quelques années, celui qui écrit ces lignes occupait. îi la Côte-Gelée, une charmante maison, demi-voilée par de splendidcs lilas qui lui donnaient, pendant huit mois de l'année, la fraîcheur et l'ombre, et où il élevait, sinon avec talent, du moins avec conscience, toute une génération d'enfants, dont deux ou trois lui souhaitent la bien-venue, du cœur et des lèvres, lorsqu'ils le voient, et qu'il aime à sou tour, comme ses yeux.

Un jour. Il midi, comme il avait lâché ses garçons et ses petites Mlles, et qu'il suivait de l'cKil, dans ki prairie du couchant, les j(*ux

— 230 — ' ■

de deux de ses plus intelligentes élèves, dont l'une a été rejoindre, depuis quatre ans, les anges, ses frères, et dont l'autre, bonne, intelligente et jolie, vivra longtemps, nous l'espérons, pour le bonlieur de tous ceux qui l'aiment ;—ce jour-là, l'auteur de ces lignes vit entrer un homme dans la cour âe sa maison.

Aux premières paroles qu'il nous adressa, nous sûmes qu'il était Français : nous raccueillîraes en compatriote.

Nous parlâmes d'abord de la France, notre mère commune ; de ce soldat de ifieu, comme l'appelait Sbakspeare, de cette aînée de la civilisation, comme l'appellent tous, qui a parfois ses évanouissements, ses heures de léthargie ou de faiblesse ; mais qui, lorsqu'elle se réveille, éblouit ou embrase le monde.

" Pourrais-je vous être utile à quelque chose, mon cher com-|)>atriote ? " lui dîmes-nous.

Son visage, dont nous avions remarqué la tristesse, dès-qu'il avait mis sa main dans la nôtre, prit soudain une expression douloureuse.

'•'■ Peut-être pourrez-vous m'être utile, nous dit-il, en nous prenant la main et eu y laissant tomber quelques larmes brûlantes.

—Parlez, alors, et parlez vite, mon cher compatriote. Je suis à vous, corps et âme... Mais, je vous en supplie, pardonnez-moi si je provoque vos questions, au lieu de les attendre : vous pleurez—et vous êtes homme... vous devez cruellement souffrir.

—Je m'appelle M...," nous dit-il.

(Nous avons depuis oublié son nom, que, du reste, les livres du shérif de Yermillonville pourraient nous dire : car ce que nous allons conter a été l'objet d'une information judiciaire.)

Il ajouta :

" Avez-vous connu mon frère ?

Non, lui répondimes-nous avec regret, car, à ses larmes, nous

avions deviné, ou à peu près, ce qu'il allait nous dire.

Tant pis ! fit-il, vous auriez peut-être pu m'aider dans mes recherches.

S^otre frère aurait-il disparu ? aurait-il été assassiné ?" nous

écriâmes-nous, avec une sympathie qu'il dut reconnaître réelle, ii pleurait, donc il souffrait. Il nous sembla qu'il était notre frère, à nous qui venions de le voir, pour la première fois, il y avait ciu^ raifc'ites.

\

— 231 —

" Mon frère a disparu et a peut-être été assassiné, nous dit-il en versant des larmes pins abondantes.

■—Mais avez-vous des soupçons, des indices?... Racontez-moi tout ce que vous savez de lui jusqu'à sa disparitiou. Je connais parfaitement le pays et peut-être vous serai-jc de quelque utilité."

M... s'assit sur un pauvre canapé qui jouait le rôle d'utilité et non de dkor, dans notre cliambrette d'^tiste, et commença, d'une voix à laquelle ses larmes mettaient parfois une sourdine, le récit suivant :

" Mon frère s'appelait Eugène.

" Il était lils du peuple. Mon père était fils d'un paj-san qui défendit la France, en 9'2, à Jemniapes et à Valmy. Il se conduisit comme les autres ; sans pain et sans souliers, il combattit les Prus-sie!is au chant de la sainte Marseillaise. On a dit que Dumouriez avait vaincu dans cej deux batailles, ce n'est pas vrai ; ce fut la foi dans la patrie.

" Notre çrand-père mourut, plus riche en gloire qu'en monnaie. Mon père était garde-champêtre—un homme qu'un maire fouaille, qu'un adjoint rudoie, qu'un conseiller municipal feit marcher comme an bonhomme de cire.

" Notre mère nous mit au jour dans une mansarde où tous les vents du ciel se donnaient rendez-vous, comme dans une auberge, lorsqu'ils visitaient la terre.

" Mon frère était plus jeune que moi ; mais il eut à partager les mêmes misères : pain noir, gourmades de notre père, mais baisers et amour de notre mère.

'^'En travaillant avec sou aiguille jour et nuit, elle nous mit à l'école, chez un modeste et savant professeur, nommé M. Roques.

" C'était à Aurignae, petite ville de l'arrondibsement de Saint-(raudens, département de la Haute-Garonne—ville perchée sur des rochers comme un nid d'aigle ; fière d'une tour du temps des Romains, qui couronne le sommet de sa colline ; d'une église gothique, au portail sculpté comme celui de Notre-Dame, et dont je connais chaque figurine ; et d'un cimetière qui n'a rien de monumental, mais qui n'en est pas moins sacré pour moi, car ma mère y repose...

"—Et la mienne aussi ! nous écriâmes-nous, en fondant en larmes l\ notre tour. .

'"—Vous êtes aussi d'Aurignac, vous?

— 232 — »

"—Oui."

Et uous nous embrassâmes. Entre eet henime et nous, il y aTaÏ5 plus que la connuunauté de la patrie, il y avait aussi celle du berceau. \

Et puis^ nous en demandons pardon à nos leeteurs qui nous accuseront peut-être d'égoïsme, nous oubliâmes un instant cette grande et sainte douleur qui pl^rait devant nous, pour ne nous rappeler que notre humble petite ville, et les souvenirs sacrés qui nous y rattachent. Ceux qui ne nous comprendraient pas n'auraient jamais chanté sur une rive étrangère : SuperJiumina Babylonis.

" Depuis quand avez-vous quitte Aurignac ? lui demandâmes-nous;

—Depuis deux ans.

—Tous mes amis sont-ils vivants ? A. de St.-Y..., Marceline C...> Agathe et Léon B..., la belle Mme Louise 0... et Mme F... de Pey-rouzet, cette bourgeoise née pour être impératrice, et qui, enfant, m'inspirait un respect qui allait jusqu'à la terreur ?

—Vivants ! tous vivants ! nous dit-il.

—Continuez votre histoire et pardonnez-moi de vous avoir interrompu."

Et nous rouvrîmes les oreilles, tout en bénissant Dieu qui avait laissé- vivre tous ceux que nous avons aimés là-bas.

" Ma mère mourut jeune. Aussitôt qu'elle eut fermé les yeux, sa sœur, notre tante, Jeanne-Marie Sellier, nous prit tous deux, nous embrassa avec une tendresse qui nous rappela notre mère, qui était morte et qui était aux cieux.

"Je la remplacerai, nous dit-elle en trem.pant une branche de buis dans l'eau bénite et en l'égrenant en gouttes sur le cadavre, selon la coutume méridionale.

"Jeanne-Marie Sellier était une fille du peuple, belle et chaste coname une madone ; elle avait de plus un cœur que la charité remplissait jusqu'aux bords pmme une coupe.

" Elle avait promis de continuer notre mère ; elle tint parole ; ce furent les mêmes soins, la même tendresse, les mêmes sacrifices, le même travail assidu pour nous envoyer à l'école.

" Un jour, M. Roques, notre professeur, dé-clara que notre éduca-don était terminée. Mon frère Eugène avait sei25e ans et moi dix.-lîuit.

— 233 —

" Ce'jour-là. norrs allumes tous deux notis a;?eDOuiller devant Jtaniie-Marie Sellier :

'• Vous qui avez continué notre mère, lui dîmes-nous, soyez bénie pour ce fjue vous avez fait pour nous, au ciel et sur la terre. Aujourd'hui, nous sommes des hommes et notre tour est venu de vous rendre bienfaits pour bienfaits. Mère, bénissez-nous, car nous partons pour les États-Unis." »

"Elle n'essaya pas de nous retenir, bien qu'elle fût là, devant nous, pleurant comme Rachel^^ et ne voulant pas être consolée, parce que ses enfants allaient partir.

" Mon Dieu ! couvrez-les de votre aile ! " dit-elle en nous baisant tous deux -au front, comme Marie dut baiser son iils, lorsqu'on le descendit de sa croix.

" Nous partîmes, chargés de ses bénédictions et trempés de ses larmes,

"Arrivés h la Nouvelle-Orléans, nous cherchâmes du travail. Moi, j'entrai, comme professeur, à l'institution Z... Eugène acheta quelques bijoux et se mit à parcourir la Côte où, g-râce a sa bonne tenue, à sa gentillesse et à sa douceur, il eixt bientôt accès daiîs les meilleures habitations. '

" Et comment aurait-on pu mal accneiîlîr cette figure de chérubin, aux grands yeux noirs, aux longs cheveux tombant a flots sur Fes épaules, au visage mâle et bistré légèrement par le soleil du midi, qui tresssaillait au brmt d'une robe de femme, et qui avait un respfct presque religieux pour le sexe de sa mère.

" Dans une de ces habiiations, il avait souvent remarqué que, dès qu'il arrivait sur la galerie, une tcte déjeune fille apparaissait aussitôt à une fenêtre, dans un cadre de fleurs grimpantes, de jasmins et de rosiers. C'était frais et poétique comme si Titania était sortie de sa conque de fleurs pour lui apparaître.

"Dans des vers de lui—car il faisait des vers...—il n'y a là rien d'étonnant, il avait l'imagination si riche—il disait :

Lorequp dams !c salon tomba l'ombro du .soir. Une vierjxe apparut—si ravissante à voir Q,ue je ne sais encore, après l'avoir trouvée. Si ce soir, je l'ai vtie, ou si je l'ai rêvée

poésie et enthousiasme de jeune homme, monsieur ; c'est daté de juin 185...

— 234 —

" Il aima cette jeune fille... comme il savait aimer ; ce ftit sans doute comme si un manant aimait une reine, comme si un ver de terre osait lever les yeux sur une étoile.

"—Je ne lui dirai jamais que je l'aime, me disait-il souvent, parce que je suis pauvre et qu'elle croirait que ce que j'adore en elle, ce n'est pas elle, elle seule ! mais ses esclaves, ses terres, que sais-je? "

"Tint-il parole ou non? c'est ce que je ne saurais dire ; voici pourtant ce que j'ai trouvé dans quelques strophes de lui, portant ja date du 27 septembre de la même année :

Et quand je saluai d'une étreinte dernière Ce visage entouré d'un nimbe de lumière, Ce front éblouissant, ces yeux pleins de lueurs, La belle créature, aux nonchalantes })oi;es, Effeuillait froidement du bout de ses doigts roses Des roses de l'été, qu'on eût dites ses sœurs.,

" La date de cette poésie est aussi celle de son départ pour les At-

takapas.

"Les premiers mois, il m'écrivit des lettres pleines de tendresse.

"—Je souffre, mais j'ai du courage, me disait-il, car je sais qu'il V a au moins deux créatures qui m'aiment, toi et Jeanne-Marie Sellier. J'ai aimé une statue, comme le sculpteur antique ; si elle m-. m'a pas payé de retour, c'est qu'elle était de marbre. Dès lors, à qui la faute ? Au marbre qui ne sent rien, ou à moi ? "

'' Ses lettres devinrent ensuite de plus en plus rares ; enfin, il y a trois mois, elles cessèrent. J'attendis un, deux, trois mois ; la poste resta muette. Alors mes alarmes devinrent cruelles : évidemment il était mort, le frère qui n'écrivait plus à son frère.

" Je partis aussitôt pour les Attakapas, demandant à tous : Où est mon frère? Je retrouvai ses traces à la jS' ouvelle-Ibérie et à St-Martin. Il avait parcouru les campagnes en faisant avec probité sofi commerce ; mais, au retour de ses expéditions, on le voyait entrer dans les cafés, silencieux comme un sphinx, et boire souvent jusqu'à l'ivresse... Le malheureux ! il avait employé, pour se guérir de son fatal amour, le remède des hommes vulgaires. Il avait cru trouver l'oubli dans le vin. Hélas, à quel prix l'y trouve-t-on ! "'

M... mit sa tête dans ses deux mains après avoir dit ces mot?, '' lA s'arrêtent les notes que j'ai recueillies, ajouta-t-il en essayant

— 235 — de refouler ses larmes. J'e'tais vena h vous, plein d'espoir, po„r vo,., d.«: ^ ous c,„, connaisses tout le pays, connaisse.-vous, ou ave

No. Cb'L:;. T\,:'!^ T^ "-nfrère?Vousn,Wre'p„nd: : „m1 ^ "' ''" '" """"="'' j'' ^""S dis : An nom de

notre eommuue patr.e, au nom de l'humanité, a„ nom de la sonda .te, pnne,pe d.v.n qui, comme la charité, devrait uuir tous le, hommes, je vous adjure de joindre vos efforts aux- miens pour Z

frère. A ton am,,à tout indifférent que vous rencoutrere., vous me promettez, n'es-ce pas, d'adresser cette .^.estion : Ave.-v^us v, ou connu Eugène M...? ^^*

-Mais votre frère n est pas mort, car, dans ce cas, on aurait re trouve son cadavre. Il a peut-être fait un voyao-e à St j\nZ Avojelles, et au premier jour, il... ^ ° St-Landry, aux

-Il est mort," vous dis-je, dit M... en éclatant cette fois en .^n .^lots qui retentirent dans notre cœur comme un glas fun^re

Me promettez-vous ce que je vous ai demandé avec tantd'ins tances ajouta-t-il en scandant chaque syllabe par un san^ ""

—Oui, a vous et ii Dieu,

-Eh bien ! inoi, do mon côté, je vais recommencer la recherche ardente acharnée, de n.on frère. Je vous reverrai avant peu De \ otre cote, s'il y a du nouveau, écrivez-moi."

CE aU'ETAIT DEVENU LE MARCHAND DE BIJOU.X

Nous suirtmes longtemps du regard cet homme qui s'éloio-naif courbe sous une grande douleur, et qui allait recommence, son pt nible voy.age sur les chemins attakapieiis, en demandant à tons les voyageurs qu'il trouverait sur son chemin :-0ù est mou" -Wvous vu mon frère'/-Nous aussi, lié que nous étions par le n t h T" "°" '"'-■'«-^^''•■'--«-osbravemente a'd ,t , nttrivTt'T""""' "•''"'' '"" '-P-auts, connu Z • rt r ton J-, ""' """' *' P"™'^^^^ '-"'''"^ «t k« demandant a tous s,ls av.i,ent vu Eugène .¥,.. ou s'ils avaient en-

— 236 —

lendu parler de lui. Nous reçûmes de tous une réponse unanime : ils n'avaient pas vu le jeune homme dont nous leur avions envoyé le 8ip:nalcment et n'avaient nu-me pas entendu parler de lui.

Le mystère de tette disparition commençait à se déchirer. II y avait probablement là-dessous un crime commis sans doute, la nuit, sans témoins... une agonie aux râles entendus de Dieu seul... une Ibsse à l'écart, sous quelque arbre. Nous essayions toutelois d'éloigner de nojja ces sinistres pressentiments, lors(jne nous reçûmes, de Veruiillonville, la lettre suivante; nous l'ouvriraes en frissonnant, car elle était timbrée de noir.

" Mon cher compatriote,

" Mon frère est mort... mon Euorène... Il a été rejoindre notre mère... Oh ! comme Jeanne-Marie Sellier, sa seconde mère, va plgu-rcr !

"Pauvre Eugène î lui qui ne voulait arriver à la fortune que pour faire une douce vieillesse à cette pauvie et noble femme !...

" Voici les notes que j'ai recueillies... Devant une pareille t()mbt\ je ne sais, en vérité, si j'aurai le courage de les retrouver dans les limbes de ma mémoire.

"TiU dornière fois qu'on l'a vu, c'est au Pont-Braux. Il arriva, un soir d'orage, les habits tout souillés de boue, les chcveuiX, ses beiiux cheveux noirs qu'il soignait tant ! collés sur ses temjK^s pur la pluie. Il paraissait d'une tristesse profonde.

" Ce soir-là, comme cela lui arrivait souvent, il chercha l'oubli dai]s des libations copieuses. On l'entendit murmurer j)lu<ieurs fois un nom de femme... sans doute celui qui lui brûlait le cœur... celui qui lui avait jnspiré les fragments de poésie que je vous ai cités.

"Vers les dix heures du soir, il se leva en chancelant et demanda le chemin ((ui conduit du Pont-Braux à la Prairie-Marronne. On m'a dit qu'il y a là une maison mal famée où le passant, quel qu'il soit, trouve des voluptés faciles, et où les chevaliers errants de la bohème attakapiennc se donnent souvent rendez-vous.

" On le vit monter à cheval, après avoir assujetti, avec des cour-roie.«'. sa boîte de bijouv • i" ■'^■!le, et prendre ensuite le chemin de cette maison maudite.

" Pauvre Eugène !... Depui.<. on ne l'avait plus revu !

"Ijes habitants du Pont-I^iaux ne s'étaient pas émus de cette dif.paritiôu. pensant sans doute que mon frère avait continué sa route vers le chef-lieu d? la paroisse, et de là vers St-Lacdry. Ils se sont émus en voyant mes larmes ; il y a décidément parmi eux de nobles cœurs.

'' Aidé par eux, j'ai battu la cyprière, foiêtirameuse, entrecoupée

— 23T — d<fftRpMï8 dean, de raTins. de bois morts, qui semblaient vouirir défier toutes no3 recl>erches. Dieu nous guidait, saus doute, car :. iX jours de courses à travers bois, nous avons trouvé, sur

I d'un marais Ah! mon ami, quel horrible spectacle !

nous avons trouvé des ossements humains dispersés dans tous k'^

'=^^ î'ans doute par la dent des bétes fauves et plus loin m.»

rrânp qui semldait ricaner et nou<3 recrarder avec ses veux vides

'■ J'ai éprouvé un moment une de ces atroces douleurs qui font croire à l'homme qu'il touche aux limites de la folie. I^a folie... je J'aurais désirée peut-être... niai.s puisqu'elle n'est pas venue, j'eii rî--raercie Dieu... II faut qu'il reste un fils h la bonne et sainte Jeanne-Marie Hellicr.

Nous avons fait constater cette funèbre trouvaille par un ma-pristrat, puis j'ai ensevtli pieusement, en terre suinte, ces débris hu-riiiins et ce crâne, sur lequel les bêles fauves n'avaient pas laissé tÊr,fz de chair pour qu'un nom pût s'y lire.

" Une information judiciaire est commencée contre certains habitants de cette maison mal famée de la Prairie-Marronne. Où abou-tira-t-elle ? A rien, mon ami, car nous n'avons trouvé aucun indice qui puisse- nous aider à constater dune manière sûre à qui ont appartenu ces ossements.

. " Moi-même, je n'oserais affirmer en justice que ce sont Ik les os-Sfîments de mon frère... Mais mon cœur m-''fa dit—l'ai écouté •^îtl'^ voix infaillible... et j'ai pris le deuil, car mon frère est mort I mon' frère est mort I

"Aussitôt que l'instruction de l'affaire .<?era terminée, je reparti-r^'^ pour la France où je trouverai du travail, je iVspère. et où je pourrai parler de mon frère avec notre mère. Jeanne-Marie Sellier.

" Votre ami.

"M..."

Quelques jours après, les gens de la Prairie-Marronne furent déchargés de toutes poursuites et M... vint nous dire adieu et prendre nos lettres pour notre petite ville.

'' Que Dieu vous garde ! nous dit-il en partant, et surtout armez-vous jusqu'aux dents, si jamais vous pas.-;ez devant cette infâme maison de la Prairic^Marronne, où les Marguerite du lieu égorgejit les gens comme dans la Tour de Natte':'

Nous n'avons pas eu besoin de suivre le conseil de M... car, Dier merci ! nous n'avons jamais franchi le seuil de cet horr^l^îe tnr.--franc.

Kous n'avons plus eu de nouvelles de M.... mais son nom noi;-*

— M8 —

revient souvent à la mémoire, et il nous semble entendre tinter h nos oreilles ces paroles sinistres : Où est mon frère ? avez-vous vu mon frère ? '

Alors notre pensée va de M... à Eugène, tombé victime d'un crime mystérieux mort k vingrt ans avant d'avoir vu les déceptions prendre tous ses trésors, toutes les Heurs de son âme et les jeter au vent une à une.

11 est mort, emportant avec lui tous ses rêves comme tm roi

d'Orient s'en va dans la tombe avec toutes ses ))icrrerics Sommes-nous phis heureux, nous, hommes de cjuarante ans. qui avont- vu «'enbuilier au veut tous nos rêves et tjui vivon*^ ?

LE QUART-D'HEURE DE RABELAIS

Cependant les Comités s'étaient formés.

.•^ainlcs-Vchmcs.publiques, ils allaient iissicrner à leur barre tout ce qui était criminel ou infâme et réaliser aiosi la sublime strophe du Dics ira :

Quantum tremor eat futurux, Cluand-o jii '■ ruturna,

Cunfta sti surus !

Jndex crgo cuwi êcdcbit, Quidquia lalct. npparcbit, Nil inuttum rcmancbit.

Épées de Damoclès, ils allaient être supjiendus par un fil au-dessus de toutes les têtes coupables.

Comme le Commandeur de Don Juan, ils étaient dans la coulisse, ])réts h entrer en scène, à montrer à chacun la carte de ses crimes. —carte que Dieu dresse là-haut,—et dont les intérêts se soldent ici-bas ou ailleurs à un moment donné.

Les hommes ont appelé cette échéance le <nuirt-d'heure de Rabelais : nous rappellerons, nous, le quart-d'hcure de Dieu

A la première exécution des Comités,—exécution ([u'on a lue déjà, les bohémiens des deux sexes de la Prairie-Marronne avaient tremblé. **•

IKi BOaMBi que ia conscience publique se réveillait et çait à prendre à partie tous les membres réreux de la population «** ■' 1' avaient compris que cette émeute de l'honneur c( àr

i^ ' 'ic le crime hnirait par gronder à leurs portes et leur

demanderait nn compte terrible de leur passé.

IIh avaient été bien pins cftVayés encore, lorsque Gudbecr. aprèé< avoir subi, pour la 9-^- -■ 'ois. le supplice du fouet (Voir l'histoire <fcl Comité de la ^ e). tomba un soir, plus qu il ne descen-

dit, de cheval sur le seuil d'une des huttes de la Prairie-Marronne.

*' Cé'^ilia I" dit-il dune voix éteinte.

Une joiine femme de ronloiir nrc^urut et jota un cri en voyant celui qui l'avait appelée, ("était l'héroïne du portrait vu\in soir, à la lueur dune torche de pin.—sc^ne que nous avons décrite dans le premier chapitre.

" C'est toi ! fit-file en f'accroupissant.

—Oui, moi, qui ai cru que je serais assez fort pour résister à ccu.-; qui m'avaient déjà fouetté une première fois... et qui m'ont infligé liier un second supplice. J'en ai appelé a la justice ; mais cette foi? i/ç n'ont pas attendu le juri... ce bon juri... cet excellent juri qui nou-^^ l)atronait si bien... et qui m'aurait certainement ac<iuitté. Hélas ! il n'en a que trop acquitté, à ce qu'il paraît î A la fin, le public s'est blasé Iti-vies.'ius et maintenant ce-s démons des ('omités ne parlent plus que de fouetter, d'exiler, de pendre... J'ai voulu leur résister et j'ai été brisé. Les Comités n'eu resteront pas là... On nomme déjî* les Hcrpin, Ilcrvilicn et Eudidc Primo, le nèf^re Don I^ms, &c.. comme devant être exilé?... et fouettés s'ils résistent. Nous allons être obligés de porter notre industrie ailleurs.

—Je te suivrai," dit Cécilia, mais froidement du bout des lèvres.

(indbeer ne remarqua pas cette froideur.

*• Merci ! dit il en saisissant une loncuc mèch^ de cheveux qui fouettait le cou de la jeune fille... Tu es bonne et dévouée, je le savais. C'est pour toi, pour te parer, pour te rendre plus belle qu'aucune de tes compagnes que j'ai commis des vols.—des vols, ajouta-t-il après une pause, dont la meilleure part était convertie en robes de soie pour ton corps et en bijoux pour orner ton sein, tes mains et tes épaules. A la partie que j'ai jouée, j'ai été vaincu et je viens te dire adieu.

— 240 —

Adieu ? murmara-t-elle comme frappée douloureusement de ce

mot.

Adieu ! non pour toujours, ruais pour quelques semaines, deux

mois, i)eut-ctre, dit Gudb';er en s'asseyant péniblement sur le scuiL Je suis condamna à partir demain, sous peine de voir le Comité tomber de nouveau sur mo «'imules. Je partirai. J'irai a la Nouvelle-Orléans.—un beau théâtre, ma loi ! où mesaniisn'ont jia? trop de démêlés avec la police et où, bon an mal an. on peut se faire d'assez jolies rentes sans trop se déchirer Jes mains. Je muftiiierai

à eux, alors je t'appellerai Je t'appellerai dans la grand ville.—

et nous pourrons recouimencer ensemble notre belle vie d'amour.

—Je te suivrai, dit Cécilia, toujours avec indiUerence. et re^'Q' dant un nuaire que le vent chassait en ce mouicnt.

-Et puis, mon père et ma mère seront la. car ils seront chuÉsës. eux aussi, j'en suis sûr. par le comité de vijjrilftnce qui va se former à St-Martin.—Adieu donc.—et il s'agenouilla, adieu, ma Cécilia. ma maîtresse que j'aimais tant à jmrer,et îi rendre belle! Adieu. ma complice ! Je parp,.;;a;- ordre du Comité ; mais n'oublie pas (pie,

si lu me trompais je pourrais jiarler et mettre ces démons îi tc«

trousses. Ne pleure pjis. ma Cécilia (Ses veux était parfaitement socs.\ nous nous reverrons îi la Nonvelle-t'rk'ans. quon a surnommée leTaradis des rèj!:r^.

Adieu!" fit la jeune tille de couleur, fu aiduiii tnKioccr.

CJudbeer 1 exilé !—à remonter péniblement a cheval.

" C'est dommage. soupira-tK?lle en rentrant, il m'apportait de si

l>eaux bijoux î des robes si jolies! — X.. do la Côte-Gelée, m'a

fait l'autre jour des propositions il faudra que j'y songe."

Et la fiile de couleur se laissa tomlxT sur une chaise cacha «a

tête dans ses deux muins et rêva.

(.^ueUpies instants après, elle se leva t : ou;

écouter Ic-s voix de la nuit. Le l:k1op du < re-

tentissait plus dans la jirairie.

• Pcuth î dit-elle eu pi' iCM sur elle-même et ea

' • • -nuter deux oranjzt ^ vi.»*.- .vc- u.i.-. .i la fa^on de la Dubarr%, 0 tit renvoyer le diic de Cboiseul (i'' i; .riL-tère :

" Saute, ii.. saute. X. !

L'orange G, tomba ei i<> ..:.*-<•': i»;r..t'-i:j'.'D; pur lu iiu'. j-.-couleur qui éclata io rire.

— 241 —

ia avaii pris son parti... car elle ^tait rentrée en sautilla .i uAns sa hutte... Ah ! si elle avait fu ce qui allait se i)a,'^ser î ! î

Coco U savait bien, lui,car, depuis l'exil do Gudbeer, on lavait vu cbarive jour clievaucher sur un des chevaux de la tribu, frapper aux portes des puissants pour leur demander sans doute lajourne-nipnt de réchéame de m dette, échéance que sa perspicacité lui avait dit être trè- prochaine.

Il s'était multiplié, le beau Coco! un peu flétri par 1 ;, ,. .nai^

rayonnant d'une beauté patriarcale qui lui aurait attiré .un^salutda

'' '' ^^-r qui Taurail encontre tans le connaître. Héla.':

. . ^ nr. ' iii.onvénieiits C.>i la jrloire .'... tout le monde le

connaissait. ,

Kt combiwi de <:ourl>ettes et de génuflexions il avait essayées

pour endormir h ♦ ■' ' - ' • " • u ; ^..., i -,.

, , , '' a coups de de-

•rets les tétea .. . ,.* ^,„,J^ -,

■ t comme il a^ ■ *

mis le mot pard^jn en phn de variations qve Paganini n'en a ia: ironvé pour '^' ' ' r -

'J'ous ses f;. c

Povero.'

^'" j*^"'' '' virent jioindre à l'horizon comme un

Miage. Apre. .,,..., .tes de r "■ . —et comme le nuaif^^

était rapproché, ils découvrirent qv v. i ..î' :, ,.vx, c'était

tout simplement un piquet de cavaleri Jics jeunes femmes 1 (attirent des mains.

" Ce sont nos amis (|ui viennent. La r/ins^c (Un ..ait ce que c-mot pouvait sipnifier là-bas.) a été sans doute heureuse. Xous au^ on? un bal, un beau Ijal ce soir ! "

Coco, le beau Coco, avait vu, lui aussi, ce nuagre.

" Mon Dieu ! setait-il écrié, est-ce que c'est aujourdhui que je

vais être somme de payer toutes mes dettes, p..-.'r. présentes et a venir ? " ^*.

Et. ce disant, il s était jeté dans : ^ sa femme (nous disons

de sa femme, parce que l'une delk r*Hc avant cette époque

et que sa mort, disait-il avec oncti.. ■ ,• ,cul cha^r^, n.r.]jlju ' cfit jamais causé) .

Cependant les Cavaliers avançaient toujours.

" Ce-ne sont pas les nôtres ! s'écrièrent les femmes.

— 242 —

—Ce sont eux, les juges ! s'dcria Coco, toujours noyé dans les bras osseux de son épouse sexagc^naire.

—Mon Dieu I que va-t-il doue se passer ? '' dirent en chœur toutes les bouches de la tribu.

La réponse a cette question ne se fit pas lon.fctcraps attendre.

Arrivés devant la maison de Coco, les cavaliers se raugùrcut sun une seule ligne, et une voix, partant du centre,—la voix de Dupré Patin, le vaillant cajjitaine du comité du Pont de la Buttt', cria trois fois : ,

" Coco ! Coco ! Coco ! "'

L'Antinous noir se présenta, oreille et tête basses. Sesjamb«>s flageolaient connue s'il avait trop fcté la dive l)Outi'illo. Nous dc-vous toutefois constater, en loyal hisloririi i\nL- nous s()ninn\<. (juc.la veille, il n'y avait pas eu bal chez lui.

"^ Coco, proclama la voix mâle du capitaine, quelques-uns de vo^ lil?, filles, petit-lils et petites-fillea (11 les nomma.) et vous, avez été jugés et condamnés j)ar nous à l'exil. On vou.s donne huit jour? pour émigrer où bon vous semblera avec vos enfants, vos chevaux, vos bêtes ù cornes, enfin tout ce (jui voudra vous suivre."

Coco, le beau Cr»co, s'inclina devant le décret d'exil quo Dupré Patin venait de lui lire.

'•Il parait que c'éfhit aujou:diiui 1 éciiéance,"'.se dil-iJ k lui-même, eu voyant s'éloigner le pi([Uet de cavalerie.

'• Seigneur ! ajouta-t-il, je reconnais votre justice I " Et il pria.

Il venait de voir arriver le quart-d'heure de Rabelais.

X MARKSVILLE

Un mois après, ('■ nt une entrée peu ti

ù Marksville, capiU'^ . <, on nou? avions alo;,. .

ncur tivs peu profitab. ur et rédacteur du ViUcl journal officiel de la Démocratie des Avoyelles, que d'Artlys. phw

jeune «jue nous, a cru ': en lui ■' ' ' ''

(Ajoutons, emio pnreu' ;e son i lui a réussi

— 243 —

f V,r,naissez-vou5 MarksTi'lle ?

' • un petit village, composé de petite<i gens, et qui na pas rn«'me la croix d'nne église pour le protég'^r. Ausai il prospère et progresBe de tf lie façon que Moasura, son jeune et formidable voisin. 1uî»aura voie, avant peu d'années, son titre de capitale.

Nous avons dit que ce village était composé de j^d.rc; gens.— Pardon. Il a produit un grrrrrrand homme, le secrétaire actuel du rJénat. C'e=;t un homme qui sait le frapçai.s comme Nodier, langlai? yymxn^ Byron. Icdroit comme Rosélius... Sou esprit est aussi *^r:ind que son corps est gro.^^e qui n"est pas peu dire. Ce dignitafre du ■énat, cette notabilité démocratique, mérite ur.c statue sur la place de la Maison de Cour de Marksvilîe. Xous sommes prêt, quand le moment sera venu, a apporter notre humble souscripl^on au monument de ce grand homme, de cet orateur illustre, de ce savant (|ni •:n-f;nne. comni'- i:r. ii^iur'-'. .^ir Vlmmanilé.

Nous avuiift dit quun l)loi^ après les événements que nous avons ilécrits, Coco et sa tribu avaient fait leur entrée peu triomphale k Marksvilîe. Il était suivi de deux ou trois jeunes ftmmcs, de so/i épouse, une vraie sorcière de Macbeth, de deux mulâtres et d uu idanc qui avait as-socié ses ^ ' ' =5 à celles de la tribu. Le re.ste des enfants avait dû ^ /nier en route. La figure pa-•riarcalo de Coco eut da su^cè.? le premier jour. On eût dit une da 'S belles têtes de vieillard, créées par tant de peintres, qui serait Icscendue de son cadre pour se promener parmi les vivants.

Il chercha dans le Village de Marksvilîe un abri qui put couvrir a tête ainsi que celles qui l'accompagnaient dans le dur voyage do ) lexil... II n'en trouva pas... La malédiction de Caïn commençait déjà à peser sur sa tête.

Tx; secrétaire du Sénat qui, alors, était hostile aux Comités et

;ni depuis ne lui offrit pas même une tente. Il fut retenu sans

îoute par les exigences de sa haute position ; il dut gémir, comme Louis XI V^, de sa grandcm qui i'attachait^au rivage. Ah I les graïuh ne peuvent pas toujours faire autant'de bien qu'ils voudraient ! riaignons-les !

Enfin, uu homme, éfnu de pitié, permit à Coco d'habiter, pendant quelque temps, une maison située dans un des bois qui entourent Marksvilîe. C'était une cabane ouverte aux vents, à la pluie, où

— 244 — une pauvre veuve s'était éteinte, il y avait à peine deux semaines. laissant sept a huit enfants que la charité de quelques nobles femmes devait recueillir. Un côté de cette hutte était'bordé par un ravin ; au mîlieu de la cour, un grand vieux cliC'ne vert, un aïeul de la forêt, déployait son immense parasol de verdure.

Nous allâmes le visiter, accompagné d'un beau et intelligent L'arçon, ci'éole des Avoyelles, à qui les suiïragcs populaires ont donné de]iais le fautcr/il de greffier de i>ttv»-i?.se, et.îi qui ils le donneront longtemps encore, t-ils conthment. conmie ils l'ont fait cette fois, à nommer celui qui'le méritera le ^ns. Ce jeune homme se nomme Lwhrcv CovviUon. Vous sonvcr.cz-vous de cette visitl', mon clier Ijudger ? «

Nous^ fraïK-himos le ravin dont nous avons parié ^t entrâmes dans la cour. Coco éttit assis à l'ombre du vieur chi(?nc et berçait pur ses genoux deux ou trois enfants, d^î trois ou rpiatrè ans. qui. nous voyant venir, hraiiuerent sur nous leurs grands yeux curieux. }>i\\ môme moment, deux grands garçons de couleur et un blanb (le jfune Rciiicr) sta-tirent ûu=si du ravin, portant char-un ut; .■ d'éerevisses vivantes qu'ils déposèrent aux pied> du vieillard. 1'• . ieanes'femmes apiiarurent -ur la porte de la mas.ire et souhaitèrent du regard la bienvenue a :.. jj^che et aux prchour^. Quant à nous, nous n'obtlniiiLS que dos i-egards dune expressi.>n ?auv;ige : nrttrc couleur blanche ne nous parut pas être précisément on rwlour de îrainteté dans la ma?ure. Nons n'en abordâmes pas i Coco.

N'oublions pas de constater qu'en chemin, nous avions p:>rfaite-^ ment renseigné notre ami, le futur greffier, sur Ift modalité de 1r tribu fugitive en i ' ' ' et sur celle de S'm r^ Nous avions conclu .:. ..: : - Cocjo est un viev.. , ■ -

poser en saint, en victin^i et nous conter des nictosonsTe? avec l'audace d'un gascon à ' . carats. Ainsi, t

*' J'ai appris, lui u.i . '• ';ue vous avi... ,\. Cii--^ v. ; .\.. ka]>as par un Comité dt . :oe.,Je suis sûr que c'e.-t à tort.

('était, comme on voit, \\n piège que notre ami loi tendait pour le luire parkr.

'' Hélas ! oui, mon bon moiisîeor, fit' Ccfco. tout rayonnant, j^

^••uis une victime... une victime infortunée... Jen ai jamais fait que

du bien. Pi^-Cofo (c'ept ainsi qu'on m'anpeîait Ik bas) «Unit K

— 245 — ré^jliàe... priait Dieu^Kiomme les autres... Ah I monsieur, montrer moi 1 église de votre village... que jaille my jeter K genoux pour deman.Jer à Dieu le pardon de ceux qui persécutent moi et le=^ miens.'

Ludger et nous échangeâmes un sourire. Le vieux drôle savait aussi bkMi rjm) nous où était l'église: en venant de Mansura a Marksviilc, il avait dû passer devant.

"Mais pourquoi vous a-t-ou persécuté ?" continua Ludger. Coco joignit les mains et leva les yeux au ciel comm'e pour lf> prendre h témoin de ce qu'il allait dire.

"Pourquoi on nous a persécutés? Ma foi de Dieu ! monsieur, pour rien,., ou plutôt parce que mes voisins étaient amoureux de ma terre et que j'ai refusé de la leur vendre. Ah ! c'est que Pa-Coco avait là-bas une belle terre... du bois a en vendre à toute la paroisse... prairie fertile... il avait tout, Pa-Coco! Ils voulaient acheter ma terre... ma belle terre... mou bon monsieur... et moi je voulais y mourir."

Ici, le robinet aux larmes du vieux Coco s'ouvrit dune façon in-qujétante. Ajoutons que le ciel refusa déjouer un rôle dans la comédie de Coco, que j'avais prédite. Il faisait très beau temps.

" Mais, dit Lndger, certaines rumeurs disent que vos garçons, vos filles... ne menaient pas une vie très exemplaire... c'est pcut-êtro faux, mais on le dit."

Ce peut-être faux de Ludgrr était n;ic précaution oratoire adorable. Pourquoi u'avez-vous jamais abordé la trlbuno. mon cher Ludger ?

J' Mes fîUes et mes garçons ne menaient pa.s une conduite ré^^u-hère ! psalmodia Coco. C'est une calomnie, mon bon monsieur... une caloumie inventée pour perdre Pa-Coco et les siens. Mes garçons ! monsieur... mes ûlleç î mon bon monsieur... des anges... des modèles... (Ici le robinet coula avec une uouvclle^xM.lance.) Mes garçons ni^ travaillaient pas, c'est vrai, mais leur,sai.té est si délicate Me? filles manquant de sagesse ;... mes filles ^ concubines !... Horreur ?. faire mourir un père qui lesTiime de ^ute son Ame !... Mes filles !... Ah! je vous le jure, mon bon mousicnv, clks riont jamais eu qu'Z mari a la fois/ " (Ceci est très historique, mais non très français.)

Cette dernière mauvaise phrase française nous souleva le cœur .le dégont. Cette impression fut simultanée chez Ludger et nou=

— 246 —

Ludger alla sur les bords du ravin, comme pour écouter un oiseau-moqueur qui chantait dans les branches. Nous, nous pensâmes à Pauline Bonaparte qui, ayant posé nue pour sa statue, chef-d'œuvre de Canova, répondit à une dame qui s'était étonnée de cette pose sans feuille de vigne : Ma chère, il y avait du feu dans Vappar-tement, et nous nous dîmes :

" Les extrêmes se touchent. Coco, le noir, ne connaît pas plus la pudeur que Pauline, la princesse."

Ludger et moi, nous dîmes adieu au vieux chef de tribu et reprimes lentement le chemin de Marksville.

*' Ce . drôle a les deux pieds dans la tombe etJl ment. C'est un scélérat doublé d'un tartufe ; il ne durera jms deux mois ici."

Telle fut l'analyse de notre visite faite par Ludger—analyse que nous répétâmes au café de notre excellent et facétieux ami, Emile Chazc, et devant d'autres amis que nous rencontrâmes à un autre café tenu par Didier, ce Lorrain de tant de cœur et de bienveillance, dent nous nous souviendrons toujours avec plaisir.

Coco ne durera jms deux mois, avait dit Ludger : cette prophétie devait se vérifier.

Avant le terme prescrit par notre ami, un Comité de Vigilance, acclamé par le Pélican, se forma à Marksville, et mit \\ sa tête un homme dont l'énergie n'est égalée que par sa bi- nveillauce ; un homme riche, jeune, ex-know-nothing acharné, mais ayant un cœur et une bourse qui n'ont jamais demandé à personne un extrait de naissance. Cet homme s'appelle Fénélon Cannon.

Traqué par ce Comité, le vieux pacha noir (c'est ainsi que l'appelait le Pélican) partit un jour de Marksville, à la tête de sa tribu, pour aller de nouveau accrocher sa tente aux roseaux de l'exil.

Coco et sa tribu se réfugièrent d'abord aux Rapides, puis ils redescendirent la Rivière-Rouge et allèrent cacher leurs têtes maudites dans" cette ville qui est à la fois un paradis et une sentine : un paradis parce qu'elle a la beauté, la noblesse, le luxe, de grands cœurs, la poésie, les fêtes féeriques ; une sentine parce qr'elle a aussi le revers de médaille de tout ce que nous venons de dire.

Aujourd'hui, Coco et sa tribu sont à la Nouvelle-Orléans.

COMITE

DE

SESiniSS ©ÎE JPIEAIEIEIEIgS

UN MEETING A LA GRANDE-POINTE

C'était cette année, par une de ces douces et tièdes»matinées de mars qui font trouver que la vie est belle, tant elles sont belles elles-nrêmes ! entourent l'homme de parfums, comme si des encensoirs brûlaient sur sa route, et versent à flots des idées dans son cerveau. C'était un de ces jours bénis où commencent les fiançailles du soleil et de la terre. Les pêchers, ces précurseurs du printemps, étaient couverts de leurs fleurs découpées en étoiles ; les bourgeons éclataient de tous les côtés comme des corsets de femmes. C'étaient le? fiançailles du soleil et de .la terre, avons-nous dit,—une de ces fêtes qui retrempent les hommes forts et tuent les poitrinaires—douces et pâles figures qui s'endorment quand les fleurs renaissent, quand la nature va être assez riche pour jeter son manteau vert sur les fosses fraîchement creusées. •Ce jour-là, un mouvement extraordinaire s'était fait remarquer

— 246 — dans les ruo3 delà boune ville de Saint-Martin,—rues calmes et paisibles d'ordinaire comme les cours intérieures d'un couvent, surtout depnisj que les comités ont balayé les ordures sociales qu'on y voyait autrefois. La place de l'église s'était remplie de voitures et de cavaliers en habits de fête ; une voiture entre autres était arrivée char.îrée fîe jeunes filles vêtues de blanc, ce qui la faisait res-?eml)ler à une corbeille de lis vivants ; une bannière, ornée de devises et d'arabesques d'or, avait livré au vent ses flammes virginales ; puis voitures et cavalier.? s'étaient formés en procession, bannir-re et corbeille de lis vivants en tête, cl avaient pri.s le chemin du Pont-Braux.

Cette proce.=î?ion était composée de démocrates qui allaient remercier leurs frères de la Grande-Pointe de la part glorieuse qu'ils avaient prise aux grandes élections de l'an dernier.

Klle marchait vite, la vaillante caravane, car il lui tardait d'arriver an but ; car elle savait qu'à son arrivée, elle serait acclamée par une foule aux admirations méridionales. Nous avons lu quel-(juc part, dans un livi"C de voyages :

" Quaixl il va visiter un foyer ami, le cheval ?q fait d'instinct le complice de l'homme. Ses pieds semblent prendre des ailes pour arri-ver«plus vite au but.''

La procession allait donc vite, vite, vite, comme le cheval .fantastique des ballades allemandes.

Elle allait connue vont, dans notre pays, les voitures qui escortent une blanche mariée à l'église. Kt c'étaient des éclats de rire argentins î et des lambeaux de chansons jetés au vent I et de la joie dans les yeux 1 et du bonheur sur les lèvres ! Kt la corbeille de lis vivants, placée en tête du (?ortége, se chaugeait parfois en un congrès d'oiseaux-mo([ueurs jetant au veut les chansons les plus harmonieuses de leur répertoire.

}î^t tous saluaient le bonheur qui passait sous la forme de ces jeunes gens et de ces robes virginales dont les flots blancs flottaient an vent eu dehors des voitures.

•' ITourrah I criait-on sur leur passage.

—Hourrali !" répondait la caravane.

Et elle disparaissait ensuite dans la poussière de la route.

Ici-bas. la réalité est souvent éphémère comme le rêve ! j La caravane eut bientôt atteint le Pcnt-Bruux, joli village (i'ii a

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pouaté. on ne sait trop pourquoi, sur le l^ayou Tèche, comme ui, de ces jolies fleurs qui ne sépauonissent que ùans la solitude. Là aussi on cria honrrali I à ceux qui pas.^aieut. A quelques milles du Pont-Braux, on vit une nuée de cavalier.-dans la prairie : c'étaient les jeunes g:ens de la Grande-Pointe qui Tenaient saluer leurs arais de Saint-Martin,

La bannière que les démocrates de Saint-Martin venaient oti'rir h leurs frères de la (rrande-Pointe et qui avait été portée jusque-Ui par M. Bienvenu, cette bannière passa entre les mains de M. Latio-îais, un vieillard qui porte ses quatre-vingts ans plus lestement que i>eaucoup de jeunes gens leur vingtième année—un de ces Nestor? homériques qui semblent avoir été coulés en bronze et qui sont ^i forts qu'on se demande s'ils vaincront le temps où s'ils seront vaincus par lui. .

1/6 cortège s'avança alors procesrionnellemeut, et bannière en tête, vers les chênes séculaires du colonel Tlwrne.

Après la bannière, marchaient un jeune homme et une jeune nik de seize ans, vêtue de blanc. Ix; jeune homme est à la fois un gr^nd -œur et une belle intelligence—il se nomme Akcc .IvUk. La jeune flHe... permettez-nous, mademoiselle, de vous voiler comme Tétait llsis ép-yptrenne. Nous jetons ce voile sur votre gracieiïx visage .ù la requête de ceux qui voua ont vue et entendue ce johr-lù, et qui désirent garder pour eax les impressions poétiques que vous leur avez laissées.

Le colonel Thornc. un Américain qui n'a jamais sucé le lait de«^ mamelles demi-blanches et demi-africaines de madame Beecher Stov,-e, le colonel Thorne reçut cette nombreuse et vaillante cohort" de démocrates qui venait h lui.

Un de nos amis, Edgard Yoorhies, lui répondit au nom de la caravane, et le meeting commença.

La belle et gracieuse jeune fille, vêtue do blaij'% nv^ita avec ia -égèreté d'un sylphe sur la tribune, dMteée sous deux grands chênes et saisit la bannière d'une de ses il&is frêles et blanches. Fière et éalme, elle regarda la foule. On eût dî^Tauge, ou plutôt legénl»-vivant de la patrie.

Alors, de sa voix doucxî et vibrante, elle offrit ce drapeau 'i ' nombreu!5e population de la Grande-Pointe massée à ses pied^. Vouf?avez vaincu. leur dit-elle, etvdus avez mérité des couronae--

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aussi ce dvapoau on est chargé. Seulement, les nâtres sont tressées avec des fleurs. Celles-là n'ont jamais coûté une larme à l'humanité.

Bravo ! cria la> foule, et deux ou trois bouquets allèrent tomber ixiix pieds de la jeune fille.

Ces fleurs, continua-t-elle. je veux en jeter à poignées à mes sœurs de la Grande-rointc^ Mes sœurs, n"aimuns que des démocrates !

Puis, levant son front sur le drapeau qu'elle présentait :

On dit. ajouta elle avec une chaleur qui donna un cachet d'inspiration à son jeune et virginal visage—on dit que la hénédiction des vierges porto bonheur... Eh bien ! drapeau, je te bénis de ma main encore presque enfantine; tu vaiucras !

Et, en disant ces mots, le front de la jeune fille avait rayonne d'orgueil et sa voix harmonieuse avait été porter dans tous les cœurs la foi dans la patrie dont elle était elle-même animée.

Puis elle descendit de la tribune, modeste, rougissante et blanche comme ces vaporeuses apparitions que les poètes de vingt ans voient parfois dans les nuages. Son rôle fini, la prêtresse de la démocratie était redevenuc une vierge timide, craignant les regards, comme la violette qui se cache h, l'ombre des buissons. Fille était revenue s'asseoir au milieu de ses compagnes, ne désirant pas même être vue comme la Galathéc de Virgile.

Après la jeune fille, vint Alcée Judice, Vorateur du jour, comme disent les bulletins américains.

Alcée Judice n'est pas orateur à la façon de ceux qui avant d'aborder la tribune, mettent des gants, boivent deux ou trois verres d'eau sucrée et se bourrent de parfums conmie les momies contemporaines de Pharaon ou de Sésostris. Il n'enferme ni ses haines, ni ses amitiés dans des phrases peignées, vernies, tirées, comme on dit vulgairement, à quatre épinghs, et qui ont Tair de sortir plutôt de chez un tailleur, roi de la mode, que de l'académie. Quand il parle, il est l'esclave de ses impressions.; il sent, il éprouve ce qu'il dit comme les artistes de bon aloi. Nerveujc, impressionnable à l'excès, homme-sensitive, si l'on peut se servir de cette expression, aucune sensation ne lui est étrangère. Les élans d'amitié et d'indi-guation lui sont familiers et les uns et les autres le font souffrir. Il est en un mot le Barbier de la tribune attakapienne.

Son discours—reproduit plus tard par le Démocrate, —tonna, ru-

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git, flagella les ennemis, encouragea les démocrate.^ et finit par de3

phrases toutes poétiques à l'adresse des dames groupées au pied de

la tribune.

de'^nu^"^^ ^ir ^ !ruf fii dit-il, on trouve une figure

Et chacun d'applandir et les dames de crever leurs gants quand ie.icanoorateur descendit de la tribune.

N'est-ce pas, Alcée, que l'encens populaire est doux à respirer surtout orsqu-on le respire en prêchant de bonnes causes, et non la guerre et la haine ? , u la

Après les discours, le dîner ; c'est-k-dire un repas d'Homère ou bien, SI nos lecteurs l'aiment mieux, une répétition des noces de Gamache. Intcr poc^Io, on but h la jeune fée qui avait ouvert la feto ; au colonel Thorue ; à la démocratie ; h son triomphe, si dé-sirab e helas ! dans la paroi.se Saint-Martin ; à la Grande-Pointe • aux démocrates de Saint-Martinvilie, &c., &c. Xotre ami, Ed^^ard Voorhies, semblait se multiplier au milieu de ce feu roulant de toasts qu, sollicitaient une réponse-réponse que, grâce à sa facilité bien connue, il était toujours prié ou sommé de faire, et qu'il im provisait toujours avec succès, parce que son cœur venait toujours en aide h son esprit. ''

Le dîner fini et pendant qu'Ed.Yoorhics, excellent artiste autant qu orateur facile, jouait sur son violon le Finale de Luae, ce chef-d œuvre des élégies passées, présentes et futures, que Donizetti a probablement dérobe aux i.halanges chantantes du ciel-Alcée Ju-dico, tout échauffé encore de son triomphe oratoire, avait vu, perdu dans la foule, un jeune homme qui avait sur le champ attiré son attention. ^

Ce jeune homme pouvait avoir trente ans. Yeux et cheveux noirs t«m bistre, lèvres fines, visage exprimant à la fois la douceur et la resolution, corps frêle mais cachant des nerfs d'acier sous des an- • parences délicates, taille moyenne ; c'est ainsi que sa mémoire da-guerreotypa ce jeune homme. Xous avons oublié do dire que sa cein ture de cuir verni supportant un revolver de Coït devait révéler aux curieux que ce spectateur était membre d'un Comité de Vigilance

Aîcée alla à lui.

" Bonjour, monsieur Domingeau,'" lui dit-il en lui tendant la main. Le jeune homme interpellé tourna vers Alcée sa figure franche et loyale.

'• Bonjour, Alce'e. Laissez-moi écouter jusqu'à la fin ce délicieux finale de Lucie qu'Edgard Yoorlues exécute de main de maître, et je suis à vous.'!

Ed. Yoorhies finit, nous nç dirons pas de chanter, mais de pleurer cet adorable chant de douleur, qui doit avoir été inspiré à Doni-zetti par les anges, et descendit de la tribune, criblé d'applaudissements et bombardé tle bouquets.

Le jeune homme au revolver mit alors sa main dans celle d'Alcée, et d'une voix vibrante :

" Eh bien ! mon jeune Vigilant, comment allez-vous, vous et votre Comité de Saint-Martin? Avez-vous encore de la besogne à faire ? Reste-t-il encore là-bas de la graine de brigands ?

—Mon .Comité va bien, ami. Pouls réguliers, santés opulentes, ambitions à la hauteur des santés, musée d'individus plus savants les uns que les autres... Diable, mon jeune capitaine, vous êtes bien hardi en demandant si le Comité de Saint-lMartin est malade : est-ce que les maladies oseraient s'attaquer îi des gaillards de cette trempe ? " Domingeau sourit,

" Alcée, dit-il, vous vous êtes mépris à dessein sur mes paroles. C'est un crime avec préméditation ; mais je suis bon prince et vous pardonne. Laissez-moi vous parler toutefois un langage plus clair. Avez-vous gagné beaucoup de terrain '?

—Oui, grâce ù Dieu, et la paroisse se trouve couverte de Comités ; mais notre village est rempli d'hommes qui nous font une opposition sourde, mais incessante. S'ils avaient mis le feu à toutes leurs mines, nous aurions déjà sauté trente mille fois... Mais vous, continua-t-il en regardant rittentivement Doming<;au, êtes-vous au bout de votre carrière ? Avez-vous brisé le balai dont vous vous ^tes si bien servi centre la canaille ?

—Non, vive Dieu ! le balai est intact. Nous n'avons pas de vaisseaux pour l'arborer au grand mât comme Ruyter, mais nous îe conserverons tant que notre société aura besoin de nettoyage, et ]e vous réponds que personne ne viendra le déclouer.

—J'aime à vous entendre parler ainsi, fit Alcée. Notre cau^o—

la cause des gens d'honneur ! la cause qui aurait dû ralliera elle toutes les forces vives du pays !—cette cause sacrée, on lui fait une guerre à l'Iudienne, on lui tend des piéges-à-îonp?. Ceux qui ont voulu la tuer en attirant sur nous la guerre civile, mendient aujourd'hui nos suffrages... et vont boire ensuite ii notre extermination. Le juge d'un district voisin désavoue la part ojficiclle qu'il a prise k la guerre qui nous est faite et, malgré rinvraiscrablance de cet aveu, recrutera peut-être ijudqucs hadaïuh qui n'ont ni indépendance, ni dignité... quelques badauds pris dans notre association. Un grand poète, Lord Byron, je crois, a défini la vie : " L'ne coupe d'amertume ;"' cette ameitume. mon jeune capitaine, je l'ai trouvée souvent dans mon Comité de Vigilance, comme dans mes plaisirs."

Le capitaine sourit a la misanthropie d'Alcée.

'• Eh 1 qu'importent les pièges, les embûches ! Ces armes se retournent toujours contre ceux qui les emploient. L'n ju^ intrigue contre les Comités, dites-vous? Qu'importef S'il va des badauds disposés à voter pour lui, je dirai encore : Qu'importe ! Ce juge et ses agents/ seront brisés comme verre devant le tribunal populaire. On renverra le, juge à son cabinet d'avocat oii il pourra se mirer dans le Code Civil, si toutefois le Code Civil a une glace ; les autres aboyeurs, gens nuls et sans crédit, seront aussi renvoyés à l'obscurité dont ils feront le plus bel ornement, sans que personne s'en doute. Ils /disparaîtront de la scène comme des étoiles nébuleuses et, en vérité ! la société ne daignera pas s'apercevoir do leur absence et encore moins les regretter.

—Vous avez raison, lui dit Alcée ; le droit est comme le soleil Aveugle qui ne le reconnaîtrait pas I J'ai foi, comme vous, et une ibi illimitée dans notre mission. Des hommes médiocres ou béotiens, amis ou ennemis, ont beau embarrasser notre route. Le bon sens public, aidé de nos publications, de nos discours, broiera le= uns, les ennemis ; quant aux autres, nous les écarterons du bras, si nous les trouvons sur notre route, et nous marcherons comme si notre voie était large et unie comme un cîiemin de fer.'

—Bravo! dit Domingeau ; la foi Vous revient, c'est bien hèu-j-eux ! J'aurais été désolé de vous 'voir douter, vous, une de nos forces vives. Quant à moi, j'ai fait comme vous, j'ai voué mxi vie à, la cause des Comités. Régénérer le pays, restaurer la justice, chasser les brigands qui régnaient clicz nous par le vol. l'incendie, le

— 254 — meurtre, le parjure, nra paru une tâche digne de celui qui tient à l'honneur de la Louisiane, et je suis plus fier de moi-même, et me crois meilleur citoyen que les ennemis, les indifférents ou les tièdes, depuis que j'ai rendu ce service à la société.

—Mon capitaine, vous êtes un noble cœur, lui dit Alcée, péduit par ce langage si franc et si sympathique ; racontez-moi les pages les plus intéressantes de l'hiàloire de votre Comité. Un de mes amia écrit un livre pour conserver^le souvenir de ce que nous avons fait. Ne pouvant venir, il ma ohargé de recueillir des notes sur vos faits et gestes. Contc7.-moi, je vous le répète, vos pages les plus dramatiques ; je les lui redirai.

—J'ai certains épisodes qui en valent la peine, dit Domingeau, en entraînant Aîcée au pied d'un chêne vert qui tordait sur le sol des racines gigantesques. Les deux amis s'assirent fraternellement et côte à côt#sur une des racines. A ce moment, le violon d'Ed. Voorhies chantait'au public la Folle de Grisar.

Domingeau écouta la première strophe avec ww^-. -^tit^miinv ijai lui sera pardonnée, nous l'espérons, car l'amour tle la musique n'a pas encore été classé au nombre des sept péchés capitaux.

" Pardonnez-moi cette pause, fit-il, j'adore la musique, et le violon d'Edgard Voorhies qui sait si bien pleurer, rire et clmnfer.'^

Et il commença sou récit, qu'Alcée a bien voulu nous redire.

UN DISCIPLE DE M'"^ BEECHER STOWE

UN SECTAIRE

11 y a quelques années, il nous arriva du Nord un jeune Américain, blond connue un épi de blé, rose comme une pomme d'api, svelte, élancé comme tous ceux de sa race, ou pour mieux dire comme la nioitié de sa race ; car une moitié est mince,—;je pourrais dire îwaie^re. mais je ne le dis pas. par courtoisie internationale—comme le manche d'un bahii,—et l'autre obèse à se demander s'il n'y a pas, dans la tiréatioB, des crwitures de Dieu qui tiennent le milieu entre Tiiomme •-t le mastodonte. Il venait du Yaie Collège, oii il paraissait avoir fait

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d'excellentes études; il récitait par cœur le Lara de Lord Byroii , nvait choisi comme Vade inecum V Oncle Tom de Mme Stowe, et adressait souvent des vers à la petite Evangéline qui, comme vous le savez, meurt jeune, à la Nouvelle-Orléans, dans les bras de l'Oncle

Tom.—et meurt de la mort des anges à ce qu'assure du moins son

hÎ8toriog:raphe. Mme Beecher Stowe.

Il avait la raideur automatique de sa race ; il était peu comraunica-tif avec ses voigius et rêveur comme un Ecossais, qui a lu Ossiaii.

On le voyait passer parfois d'un pas lent et l'air grave, sur nos sentiers ; parfois il ftniilletait attentivement sou cher Oncle Tom; parfois aussi il improvisait des monologues qui n'avaient pour confidents que DOS vaches plongées dans l'herbe jusqu'au pdtrail et efîarouchées par Kon approche, ou nos vieux grands arbres qui, dans leur jeunesse, avaient dû abriter des hôtes moins mélancoliques et partant plus ré-jouisï-unts. Ses yeux brillîiiout d'un feu sombre, comme ceux de tous les fanatiques qui sont prêts à jouer leur vie sur une idée.

Ce signe psychologique n'était pas menteur chez lui.

Il était bien réellement obsédé par une idée qui s'était peu à peu emparée de lui, dans ces collèges du Nord où nos bons habitants ont encore la uiaiseiie d'envoyer leurs enfants. Cette idée l'avait étreint comme l'ange étreignit Jacob dans la lutte symbolique que nous â transmise la Bible ; il eu était devenu le serviteur, ou, pour ero-]»]oyer un mot plus vrai, l'esclave: c'était de continuer la mission de John Brown. dût-il, comme lui, trouver sur sa route un échafaud.

La foi soulève des montagnes, dit l'Ecriture Sainte; et le fanatisme?

Un nègre se trouvait-il sur sa route, il le saluait comme il eût salué le président des Etats-T'^nis, passant dans les rues de New-York, Il mettait sa main blanche dans U patte noire et calleuse de ce nègre, s'informait des bons ou des mauvais traitements qu'il éprouvait chez son maître ; lui demandait s'il était marié, si sa femme était bonne et lidèle (fidèle, hein ? Qu'est-ce que vous en dites ?), si ses enfants le respectaient, et autres questions saugrenues auxciuelles le nègre ne comprenait rien. Puis, c'était une longue conversation, mêlée de' mysticisme religieux et de tirades contre l'esclavage, empruntées aux discours de M. Seward ou à la Tribune, —tandis que le nègre écoutait et comprenait aussi peu que si on lui avait parlé hébreu. Etrange auditoire et missionnaire plus étrange encore ! Nos nègres ne comprenaient rien à cette éloquence septentrionale, et le missionnaire de Greeley et de Sev^-aid continuait de jeter sa poudre aux moineaux de ,St-Paul de Loanda.

C'était en vérité un homme robuste dans sa foi que maître .JohnW...

Voyait-il briller sur son chemin l'œil noir d'une négresse sortant du clos, toute siiante et exhalant cette horrible odeur de musc, qui me ferait fuir du paradis, si j'étais condamné à l'y respirer, John W... s'inclinait devant elle avec autant de respect que s'il avait salué la duchesse de Sutherland. Lauégresse s'arrê-tait tout étonnée et se demandait si cet homme n'était pas un mendiant qui venait ûiire appel à sa bourse, hypothèse qu'elle repoussait bien vite, grâce à la pro-

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prêté de ses habits et àrélégance do sa tenue. Alors la négresse continuait son chemin en jetant des reffards de biche efiiirouchée sur cet étrange personnage qui la poursuivait dans l'attitude la plui?. respectueuse et avec tous les signes d'une muette adoration. La plupart ne comprenaient rien à cette déclaration d'amour mimée et passaient, moitié riantes, moitié eftrayées ; celles qui savaient quelques mots d'anglais et qui comprenaient, par couiiéqneu\,\c>i viy <nigd,r,iy love,dont il bourrait ses plirases comme on bourre invariablement dos canons avec des boulets, oh ! celles-là découvraient eflVontémeut leurs dents blanclies et lui envoyaient au visage do francs éclats de rire.

John recevait les Vebuttades àesjitlrs de la nuit avec la patience an-aélique d'un sectaire. " Je serai peut-être plus br-ureux demain." devait-il se dire, le soir, dans sa chambre de célibataire; et il s'endormait avec l'espoir de ne pas perdre sa journée du lendemain. Dans son .sommeil, il rêvait qu'il épousait ime tillo'fl'un de ces roitelets noirs qui campent dans les sablestorrides de l'Afrique; qu'il forçait par les armes les tribus voisines à renoncer à l'usage barbare de la traite ; qu'après force campagnes, il réunissait en uno puissante imité ■ tViutes les tribus nègres; ([u'il abulis.sait l'esclavage dans toute l'Amé-ri(}ue et que tous les esclaves émancipés venaient se ranger sous ses drapeaux en criant : Vive la Liberté! ^ ,

Ah ! ie vous répète, Aleée, c'était un ard.'ut sectaire que maître John AV... et le vieux Brown aurait pu l'avouer pour son fils du haut de sa potence virginienne.

Nous connaissions tous la chasse aux nègres faite journellement par ce chasseur septentrional ei nous ne nous inq.uiétions pas. L'idée que ■John pût séduire nos nègres et nos négresses avec des fleurs de riiéto-rique prises dans Moor.e ou dans Lougfellow, cette idée nous parais-isait si folle, si absurde, qu'un de nos habitants l'ayant émise un samedi, au bal, souleva un orage de rires qui ne se dissipa qu'au bout de quinze jours. Pour nous, John n'était alors qu'un de ces fous inoifen-sifs à qui on laisse leur n;arotto comnje leur poupée au.x enfant.-:. Lîi lolie est saeréecbcz nous eomme le nmUieur. On le l.ii.s.sait donc libre de catbéchiser les iiîgres et Tonne daignait pas même le surveiller, car on ne le craignait pas. Une croyance, fondée bien ou mal, est <un bandeau qu'on se noue souvent sur les yeux et que rhomme aveugle ne dénoue que lorsqu'il eu est sommé par la réalité.

LA DKMAKDE EN MARIAGE.

Il paraît que John, le fou, h force de murmurer des my love études my nnad aux noires tilles de l'Afrique, qui, du reste, sont loin d'être dès Lucrèce,—il paraît, dis-je, que John aval: rencontré sur sa route une jeune négresse, un beau brin de fille, mu foi ! si toutefois nue Afii-caine peut être belle, et qu'il lui avait fait l'honneur de lui vouer un amour platonique, l'imbécile!...

Et, CD disant ce mot, le jeuuc capitaine lança une fusée d'éclats

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de rire qui avaient un sens que nous sommes heureux de pouvoir nous dispenser de traduire.

"Continuez, lui dit Alcée, je commence àm'iuléresser à votre narration/'

U?^Ln 1'M^^yf ?'^ 1"^""''^''^ <1e laimer d'un amour platonique... lia ! ha l.a .' ha!... d un amour, pour hhon motif... 8ur ma na oie ' il va de quoi rire à mourir, rien que d'y peûser. li avait à De ne

.Jeanne d Arc, une vierge... noire, c'est vrai, mais il ava t lu dansée Cantique des Cnr.ticp.es : Ni^ra sum. scdfonnosa, H sa co Hcienee .en eta,t trouvée parta.tement m repos. Si le poèt; de laBibl'avaTt aimo la fc,ulam,te, d m.uva.t bien aimer, au dil-neuvième siècle, une .scuave qu. descendit peut-être de la négresse biblique. 11 re pêc tau ce te esclave, comme nous respecton.., nous, ces adorables jeunes nilcs blanches qui, en ce moment, écoutent E.lgard Yoorbies de t u fvs leurs oredios. Suri-honneur: c'était de la folie à rtrent-tro siemo puissance, et si, pjus tard, il n'avait pas enlevé cette même es clave ce qui est un vol puni du bagoe,je retiretterais de ne pas Li

S ^iîi;:^r;;r^^"^^ ^'-^ ''-'^'''^^ ^^^ ^- ^^^^^^ <i"--1^

Un jour, le propriétaire de la Sulamite américaine, assis sur sa galeno, rouirnt One cyarctte entre ses doigts et se disnosa t 4 na« ser un quart-d'heurc de/«r niente, en se novant dans le Tvef que la fumée du tabac fait motiter au cerveau. ^

T 'fol'-l «^P*''^i\^"fî.^^'»^zl'»'. g'-ave, mélancolique comme à l'ordinaire

L habitant lui tendit une main cordiale. 'uumiit.

c Voulez-vous boire un coup? lui demanda-t-il après avoir échancé

quelques pandes avec lui. ^ ecuangc

-Je ne boisjamai.s répondit le jeune américain, en s'as.sevant — ions les m.M-hants sont buveurs d'eau, » nmrmura l'habitant " John ne sourit même pas à cette boutade toute gauloise. Il passait la main dans ses cheveux et semblait se recueillir. ^

L habitant avait allumé son ci^mre et s'était noyé dans de^ flots bleuâtres de (umee comme un dieu olympien dans des nuages ; mal en iumant vu uptneusement soiî cigare, il étudiait la silencieuse ûZe qui posait devant u:, froide et immobile comme une statue de mar^

gut e patients (la patience, vous le savez, est leur moindre défaut) 1 habitant prit brusquement la parole. ! ucmui;.

c A quoi dois-je l'honneur de votre visitô, John ' ■ ^^John lova ses yeux bleus qui semblaient brûler du feu d'une idée

cc5ir, dit-il je voudrais avoir une petite conversation avec vous • mais le sujet en est si étrange, il va tellement vous fro sse? vouV raborder ^"' '' l-ssesseur d'esclaves, que je ne sais comment

—Dites toujours.

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-^Mais...

—Parlez, John, et parlez sans crainte. Satan viendrait en pereonno que je lui donnerais audience... entendez-vous ? Est-ce un mulheur que vous venez m'appreudre ? Saint-Martin u-t-il été brûlé par des bandits oubliés par son Comité de Vigilance? Ses maisons ont-elles été pillées par eux ? Ces aimables bandits, choyés par Martel, Tom Lewis et tant d'autres, ont-ils assassiné quelque jeune fille ou quelque mère de famille ? Parlez. Le malheur est-il plus grand ".' Parlez encore. Mes oreilles peuvent tout entendre, car ma raison Cf^t prête à tout. 3

John se leva, et dans l'attitude de la prière:

'.; Sir, tit-il d'une voix pure et douce comme les notes d'ure mandoline, aucun malheur n'a, que je sache, frappé la paroisse Saint-Mar-' tin; les Comités jugent et exécutent aux applaudissements de toute la paroisse... et ils icmt bien al la justice est, comme on le dit, vénale, lâche ou impuis.«;arite. Si les Comités frappent avec justice, ce dont je ne d(tute pa*. ils font acte de bons citoyens, car, poui- nie servir deâ paroles de l'Ecriture, ils font ce que le Christ fera au jugement dernier : ils séparent les bons d'avec les mauvais. Justes, je les bénie, comme je les maudirais s'ils étaient injustes ou iniques. .Str, j'aià vous parler d"un sujet plus important.

—Diable ! fit l'habitant, se parlant à lui-même, est-ce qu'il m'apporterait des dépèches de Napoléon III ou de la reine d'Angleterre?

— Sir, continua John de sa voix calme et comme slil avait surpris? la pensée de l'habitant, ne cherchez pas le sujet de notre entretien hors de chez vous. Il aura pour cadre r«enceinte de votre cour et pour témoins les arbres qui vous ont vu naître, comme ils vcrnuit naître les enfants de vos petits-enfants. Ils sont plus forts, plus vivaces que nous, ces arbres! Ils voie'ut les berceaux comm(îils voient les tombes... C'est un privilège, mais peut-être sont-ils moins heureux que nous, a

Décidément la conversation premiit un caractère de mysticisme. L'habitant commençait à ne plus comprendre.

t Oui, les arbres sont moins heureux que nous, car ils n'aiment pas, ils ne détestent pas, ils ne sentent pas. Qu'un ovage brise leurs feuilles on torde leurs branche.^', ils eu seront souffrants ou languissants peut-être, mais Dieu a placé dans les cieux un médecin qui est l'ennemi des hommes, mais qui est l'ami ou plutôt le père des fleurs et des arbres. Ils n'aiment pas. ils ne soufi'rent pas, vos arbres, car demain, si vous mouriez, ils ne vous donneraient d'outrée pleurs quele.'^ larmes de rosée que lu nuit aurait suspendues à leurs branches,—tati-dis que moi. je souffre et j'aime. ->

:c Pourquoi u'ai-je pas mon ami Bctournê sous la main, pensa l'habitant en voyant l'exaltation de John aller crescendo. M'est avis qu'il a plus besoin d'un coup de lancette que de conseil. >

Le jeune sectaire ne s'était pas tù pendant le monologue mental d^-rhabltant ; il avait continué lentement et impassiblement l'expression de sa pensée. Dans la couversatiim des monomanes. il y a parfois des jils qui se brisent, mais jamais celui que nous pourrions appeler le fd èonducteur de leur idée.

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<'hlbiLn?^ï! ^t j'aime, avait-il dit sans remarquer l'air distrait de ! habitant. Je soulire... et je souffre parce que j-aime.

—tLt qui diable Himez-vous ? s'exchima Tiuibitaut peu habitua À «•..« phrases melo.lramaiique.. Et qu'est-ce que cek m^l"] 1 moi ouo vous aimiez ou non ? Courez diîe cela u ^^tre belle eaUeLnu dia We, m.M^ surtout ne revenez pas • " "'**'

ev^^UMi'^r'' ''^''''î"'" •^"''" ^'""^ ''^^ '' ^'«î'"*". qu'on aurait

lov^-rf ] .1',.""" 'J'''"' '^V^"t^li<-^s qui ^ont commM les an-es d^'s a^nf Ih <f an^i^-lo.nte, -nurais été à elle avec le re.pect nu-un

ffentilbornme doit toujours avoir pour le8 jeunes fille./, t je n-ra.s î n« m v<,us m personne pour interprète entre elle et UKinioeu Car lies .sont libres, ces jeunes «lies ! Klle. ne S(mt la, r été de ^e1

—Ami John, interrompit Thabilant pre.^que épouvanté est-ce n...,

^;:;;:^nd:r z:7T' r^'*^ -"'--^.4 eîtraoïdiuairo ^ Hai^r;^::

ti< manaei Aille Uefirard en manage ? ;;

.1.•;?;^^" "'^'/i''- ''■'" ''''*' '^*' '•'" ^'^'^^ Ksclave de son idée il all-iit d.ou devant lu. comme un wagon de chemin de fer • *

P.ff.. n"'''^- "'""^ 1^'''' r M ^'^'''•^J^^'- '«e»^ ainours par delà la mer dans cette lie aimee du soleil, où l'immortel ;,:,teur de VOncle Tom\nru du avoir un trône, si Souh.uque et (;.frrard ens^iite n avaien pas usurpt, sa place. Elles sont libres là-bas, lib^s minime îw es brunes filles de rAfrique. Cette corb ille f^ fl rT c u^ i appelle Ha.t., a eu sa rédem^hion. CVst en Amérique nu'iî'reiïe racheter des corp.. et des âmes. Celle que j-aimé est Ine esc .ve non qu une esclave... c'e.st-à-.dire votre cho.4... votiv pnmSe' vo re propriété comme vos trois vaches laitières, commc^vofre cfae'* val de course, NcLson, comme Lovely. le cheval de v( tre d-^rn^ jaime .^^^e«« ; Anita est votre chose... votre propriété v is vove^' donc bien, str, que je suis obligé do vou. demaiidcM- sa "uKnn ^

-3Ie de-man-dcr sa main ! objecta l'habitant qui leva les veuv a-.

loinoer sut sa t«te ; me demander aa iiuiin '2 i . «'u

Il J t.nriaina dans un coin de la L'alerie <^ John ! lui dit-il, TOUS éte-s fou, et ;\ <fè titre, je vous pardonne ro

I -struit. intelligent! vou.. qui avez des mains douces et souilles an toucher comme un «ant de femAe ! v<ras. épouser une né" 4^1^^ ^^tn^^'f^'''"^ défendent,-lois raid^ et infiexiblS'Smmë maison ^ '^ ^^»-^-^«e en paratonnerre au-dessus de mu

-J'épouserai Anit:i, fit John de sa voix lente et douce -Ensuite continua l'habitant, sans remarquer l'interruotion do J-Mine sectaire, ensuite vous vous heurteriez a une autre la e ï; i

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non moins raide, noa moins inflexible que la première : dos préju^fés, îios justes préjug«?s ! Ceux-là vous fiétriraient comme un repris de justice ! Ceux-là vous marqueniient à la joue et à l'épaule ! Ceux-ln vous chasseraient de la société de vos pareils! Ceux-là vous proclameraient abject et infâme! Ceux-là. vous sentes;-vous assez de courage pour les braver !

—J'épou;?erai Anita, répéta John. ^

—Et si vont- braviez nos préjuj^és, si je vous laissais coiumettre cette faute, ou y^lutôt ce suicide de votre jeunesse et de votre avenir. pour qui feriez-vous tous ces sacrifices, tout<'s cfo immolations ? Pour une femme que vingt bras ont pétrie, que vin^Git individus ont connue et ensuite repoussée comme un bâillon, et dont la couronne virginale a été balayée par tous les vents du ciel, avant que vous eussiez vous-même levé les yeux sur aucune femme. Epouser n»)e créature qui est devenue la cliiisc, la propriété de tout le monde, une espèce dévoie publique sur laquelle la fouie passait hier et passera demain ! époust-i une pareille créature! Mais. J<»hn, vous n'y pensez pas ! :)

Et, prenant un accent paternel qui parut aller \m moment au cœur du jeune homuu- :

K John, lui dit-il, quand les passions ont commencé à s'éveiller en vous ; quand la plus noble, la plus divine, l'amour, a commentée à chîinter dirns votre âme ; John, la première fois que vous avez frissonné au frôlement d'une robe de soie ou à la mélodie d"nne parole de femme, vous avez dû faire \m rêve que nous faisons tous. N'avez-vous pas rêvé que vous aimiez une jeune fille.une vierj^e. belle comme ce8 créations idéales qui tombent du pinceau des artistes de l'Angleterre? N'avez-vous pas rêvé que la jeune fille vous aimait, que vos parents approuvaient volrc union, que. blanche comme une fée et couronnée comme une reine, elle mettait sa main darîs votre main et que vous alliez tous deux triomphalement à une egli.se dont la cloche semblait vous appeler par ses joyeuses volées? A votre arrivée, l'église se remplissait d'encens, l'orgue s'éveillait et lançait au ciel ses cantilènes sonores : le prêtre vous bénissait et vous vous retiriez, heureux comme un roi. en regardant avec adoration la vierge dont le prêtre venait de faire votre épouse. Vous avez fait ce rêve, n'est-oe pas? Eb bien ! si vous épousiez Aniîa, où seraient le prêtre, Fencens. b. prière ? et surtout, malheureux enfant, oii serait la couronm', la cou-loune virgi:!ale de votre liancée ?

—J'époufcerai Anita! J'épouserai Anita !»

En entendant ces mots qui pnuivaient que John était, plu.s que jamais, retranché dans son idée, la figure de l'habitant prit une profonde expression de tristesse.

c John, lui dit-il. Dieu est témoin que j'ai i'ait tout mon possible poar vous di.-?suader d'un projet aussi odieux qu'insensé : maintenant, il me reste un autre rôle à ren^plir. Puisque mes conseils n'ont pu al* îer jusqu'à votre cœur: puisque décidément la fille de la nuit a plu au fils de la lumière, moi qui veux vous empêcher de jouer votre honneur sur ce stupide coup de dé: moi, qui veux vous épargner, s'il t^t possible, le bagne et peut-être pis encore, je vous interdis l'accès

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Ae ma maÎRon. et malheur à vous, fîjp vous vois seulera^Dt rôd^r dR'-;<' mon Toisinagc I J'appelle le Comité de Vigilance et je vous fais Z^."*" r.hcr.

—Le lyiich, à moi! dit John en bondissant comme si la lanière à^M^ fouet Tavait déjà touché.

—Oui, le lyiich à vous, comme à tons ceux qui toucheront ù l'esclavage. Nos nè^'res sont notre propriété, comme vous l'avez dit voub-raême; et qui attentera à notre propriété, jouera sou honneur ou Fft tête, sachez-le, maître John I

—Le Christ et John Brown sont morts tous les deux pour la rédemption d'un peuple.

—Apcocier le fils de Dieu avec un vcdenr, est un Racrilèp:e, maître John ; donc je ne vous répondrai pas. Maintenant, un dernier mot, et je vous invite à le bien écouter. Sortez de ma maison, non comme mon hôte, mais comme un homme que je chasse comme un laquai'^. Surtout, tenez-vous en éloigné conune d'un lieu qui serait ipfecté de la fièvre jaune, ou du cli«»léra. Si vous vous en rapprochiez, sous quel-(ue prétexte que ce pût être, vous auriez affaire au fouet du Ju:,'? Lyncii. B

John se leva, pourpre de l'injure qu'il venait de recevoir, m»is n'ayant rien perdu de sa sérénité. Il salua légèrement l'habitant, jetri ' on chapeau sur sa chovcnire blonde et s'éloigna lentement de la mai-^^on qui venait de se feimer pour lui.

(f C'est égal, murmura-t-il en s'euf^aircant dans le premier sentier qui se présenta devant lui, les hommes ne peuvent empêcher ce que Dieu approuve: j'épouserai Anita ! »

I/ÉVASION.

Le mémo jour, John avait été mis en surveillance par le Comité que

'ai rhonneur de commander.

Vous savez ce que valent mes gars et avec quelle ardeur ils prennent les armes, lorsque jelcur annonce qu'il y a quelque chasse aux bandits à faire, ici et ailleurs. La surveillance dont John fut entouré fut donc active, incessante. L'œil du comité fut ouvert jour et nuit sur toutes ses actions ; si bieît que, pendant une semaine, j'aurais pu rendre des points, pour la précision et l'exactitude de mes renseignements, au préfet de police de Paris. (J'aurais cité la police de la Nouvelle-Orléans,'par fierté nationale ; mais elle vaut si peu de chose que mou patriotisme ne pouvait aller jusque-là.) ,,

Donc, pendant quelques jours, tous les tiapports dirent unanimement que John passait tout son temps à lire, à écrire ' t parfois à tracer sur le papier des lignes de longueur inégale que mes agents reconnurent être des vers anglais. Ils l'entendirent môme souvent déclamer une strophe dont il disait les premiers mots lentement, et avec ce timbre doux et pur qui lui était particulier ; puis la voix s'échauifait coranu^ un écho do pensées pflus fortes ou plus sympathiques à son âme, et le dernier vers, déclamé plus haut et de façon à être entendu à distanc»^, disait :

— 262 —

C'était probablement une strophe à John Brown, son maître, celui dont il admirait les doctrines et dont il aura sans doute la triste

fia. , . ^ ,

Cependant notre surveillance s'était relâchée peu à peu sans que John eût renoncé, au moins en appannce, à aucune de ses habitude?. Il lisait et écrivait toujours. Une charmante temme me disait un jour • Son corps est sur la terre et .^on âme dans les nuages. C'était juste. Victime fanatisée parles détestables doctrines de l'école abolitioniste, Il s'était i?olô de tontes les réalités de la vie pour suivre son rêve. Lo roseau cfovait qu'il était devenu^éant.

Un matin, je fus réveillé par l'habitant, propriétaire d'Anita, qui tomba dans ma chambre comme une bombe et mo dit :

a. Capitaine, debout! debout! ;«

Je bondis, j'avais tout deviné.

c U s'agit de John ? lui dis-je.

—Oui, il est parti cette nuit.

—Et Anita ?

—Partie aussi ! partie avec lui '.

—John a joué là un jeu hardi, urécriai-je. •

Quelques secondes après, j'étais debout et j'avais lancé, dans toute» les directions, un ordre à mes soldats de se réunir immédiatement; ils devaient se réunir à cheval et armés.

Une heure après, tout mou Comité était rendu.

111 V a chasse aujourd'hui, mes jj;ars, leur dis-je. en passant en revue les hommes et les chevaux.

(?>uelle chasse, capitaine ? me demanda uji cavalier.

—La chasse à l'abolitionistc. ^

Et ce furent alors des cris de joio ! et de.'? vociférations ! et des jurons de colère ! Il était évident que le gibier annoncé leur convenait.

Le propriétaire d'Anita était parmi eux.

Je tachai alors de me procurer quelques renseignements qui pus-(;cnt me mettre sur lavoie des oiseaux envolés.

Aucune lumière ne jaillit siir cette ombre. John et Anita avaient opéré leur évasion avec* la patience et la prudence de deux Mohicans.

J'eus alors comme un pressentiment que les deux fugitifs s'étaient dirigés vers la jonction des bayous Tèche et Fuselier, qui sert de frontière aux paroisses Saint-Martin et Saint-Landry, et que de là ils tâcheraient, en longeant les bois, de s'enfoncer dans l'intérieur de cette paroisse, grande comme le Delaware, pour essayer de gagner ensuite les Avoyelles, la Rivière Rouge et enfin le Texas, où ils auraient caché leurs amours.

c A la jonction ! ra'écriai-je.

—A la ionction!- répondirent mes hommes.

Et tous s'élancèrent dans la prairie, ardents comme Murât dans ss» charge de la bataille d'Eylau.

Mon instinct m'avait bien guidé, car des notes' recueillies en ^route ne me permirent plus bientôt de douter que je ne fusse réellement sur ],a tîfîcc '3es fugitif?. Ici, r: ,:.v~>it vu pns^cr nu blanc, et une né-^ -rrertae.tous deux surdeux dbevRux Isucésdausun gaiop«rdent, îiiriev -:

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romni<?>celui du fameux coursier de Mazeppa : plus loin, on avait vu les fugitifs assis Bur l'herbe, au pied d'un arbre, so tenant amoureuef"-iijcnt enlacés, pendnnt que leB deux chevaux, haletants et couverts de 8ueur, paissaient, à côté d'eux, l'herbe rase de la prairie.

Knus étions évidennner.t sur la voie: l'arrestation du eoupabb-n'était donc plus qu'uiie question de temps.

Notre cfuirse continua.

Eufin, après un stebple-chase, qui n'eut d'autre péripétie que le désir que nous avions de donner une leçon ;iu jeune s^'ctaire aliolitioniste, noiifl atteiiinimes les bords du bajou Fuselier—bayou étroit, obstrué par des arbres renversés par le temps ou par la tempête, et appelés bien léfritimeiuent em/;«rra.s-, parles habitants du pays. Au milieu dee lataniers et des cafés sauvaores, plantes très peu embaumées de ce paradis très terrestre, nous vîmes poindre une robe et les pjins d'un paletot. Le taillis trahissait les amoureux en fuite. Il y avait là de quoi discréditer toutes les apostrophefi passées, présentes et futures aux forêts.

O bois, muottémpin, couvre-nous de ton ombre!

îu'ait peut-être murmuré John en 8'adres.«ant aux lataniers qui allaient, pour le moment, jouer le rôle de Jud.MS et tr;thir les tufritifs.

Le cerf et la biche sont }uis au gîte, hallali ! mes chasseurs I

Dans deux minutes, la négresse et le blanc furent entourés et garrottés. C'est en vain que John s'était armé d'un poignard ; unt^ )naiu vigoureuse lui av;jit tordu le bras, et sa main, sduvrant contre sa volonté, avait laissé t(unber l'iirme, qu'un des nôtres avait ramassée.

c Qu'où sépare les deux amoureux ! Johu souffrirait trop du sup-])lice de son Anita. ->

La négresse lut conduite à une centaine de pas, sous un de ces chênes centenaires qui abondent dans cette partie de la Louisiane, et m€s Vigilants lui gravèrent sur le dos un souvenir éternel des devoirs de Fesclave envers son uiaître et du danger que l'on court eu les vio» bint.

Au bi-uit des premiers coups de fouet, *le sto'icisme de John s'était fondu.

a Grâce pour e>!le ! s'était-il écrié. C'est moi qui l'ai entraînée dans {'abîme ; à moi seul le châtiment !»

^t comme le sujjpliee avait continué, il avait fondu en larmes.

K Toute um reconnaissance, si vous l'épargnez: toute ma haine, si A ous lui déchirez la chair ! j

On ne lui répondit pas. Il était lié, donc nous ne pouvions pas l'insulter ; il avait volé, puisqu'il avait fui avec une négresse, donc nous ne pouvions pas parlementer avec lui.

Jetais pourtant obligé de lui faire subir un interrogatoire, avant ioii supplice sommaire.

t John, lui dis-je, pourquoi avez-vous volé cette esclave?

— .P^j'ee que je l'aimais, et que, ne pouvant l'épouser ici. je roulais

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la mener dans les Etats oh la loi ne défend pas Tunioi! entre les cféatiu'es d'un même Dieu.

—N'étidt-ce pas plutôt pour la vendre ? 2>

Les yeux de John étincèlèrent.

:t Oh ! sir, dit-il, fouettez-moi! tuez-moi. si voue voulez : maie ne m'insultez pas 1 -

Et puis, ne parlant à lui-même :

«Mon Dieu! murmura-t-il avec exaltation, j'ai cru que vous aviez prêché l'égalité de toutes les races humaines, et j'ai cru vous être agréable en me faisant le soldat de Vdtre idée. Avez-vous voulu parler indistinctement de toutes les races, ê) mon Dieu ! ou bien de celles-là seulement qui, ayaiit une soumiede civilisation é^ale, étaient é.'îfale-ment di;j;nes d'adorer votre saint nom et de jouir, à ce titre, de la liberté qui nous vient du ciel, comme tous nos bienfaits? Et les nèjrres seraient-ils léelleniput les fils de Cham,—de Cliam qui doit être maudit de vous, puisqu'il le fut de son père ? Auriez vou« maudit cette race jusque dans l'éternité, pour la punir du crime de son chef, comme vous avez puni et dispersé les Juifs, pour le plus o[rand crinif que le monde ait jamais commis, le meurtre (Te votre fils ? Eh bien ! mon Dieu ! pour dissiiier b'S doutes <|ui obsèdent mon esprit, faites-moi entendre votre voix puissante. Si j'ai raison, dissipt'z les nua^jes qui obscurcissent en ce moment le soleil ; si j'ai tort, parlez-moi par la voix de votre tonnerre, et quelle que soit votre réponse, je vont? bénirai. »

Le sectaire Unissait à peine ces mots, qu'un éclair déchira les airp de ses losanges de feu et qu'un coup de tcumerre épouvantable retentit,

John baissa la tête avec accablement. Dans son fanatisme, il crut que Dieu venait de lui répondre et qu'il était condamné par celui-lù même, au tribunal de qui il en avait appelé,

c Frappez! muis dit-il ensuite avec un accent de dignité suprême ; Dieu et le monde me condamnent. Qu'importe le reste?,

—John, lui dis-je, si vous n'aviez pas été fou, fou à lier, vous auriez encouru un châtiment d'une sévérité telle que vous n'auriez plus eu envie de faire la guerre ji no:^ institutions. Votre raison s'est exaltée jusqu'au fanatisme dans les écoles infâmes où vous avez étt^ élevé, et vos odieux ministres du N(U'd et votre diulêcsc d<' Mme Stov/e serrent responsables de la correction que vous allez recevoir. Vous avez enlevé une négresse ; c'est un acte que nos lois qualifient de vol <'.t punissent du bagu(' ; votre correction sera donc relativement de la clémence.—Allons, mes gars, emparez-vous de cet homme et qu'il soit fouetté sur le champ ! 2

Mon ordre fut exécuté.

Lorsque John se releva, après avoir subi son supplice avec fermeté :

« John, lui dis-je, avec gravité, le Comité de la ï^ointCrau n^in duquel je parle, vous condamne à sortir avant huit jours, de l'État de la Louisiane. Si vous enfreignez cet ordre d"exil,vous serez pendu. Allez ! j

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XoiiB remontAiTiep à cheval et ramenâmos la né^^resse Anita (jm jileiirait beaucoup plus de ses blessures qrie «je celles que nous avions infli)i,'ées à John. Quant à lui, il disparut et il ?'est si bien noyé dans cette foule, composée de millions, qu"<Mi appelle la natioTi américaine, ♦jue nous n'avon? plus entendu parler do lui.

" Quelle moralité tirez-vous de l'histoire que je viens de vous raconter? demanda Dominireau ù Alcéo.

—Ma moralité, à moi, capitaine, c'est que votre John était nu drôle des plus dangereux, et fjue si cest là Tc^pcce dn limiers qiie le Nord nous envoie îK)ur nous combattre, nons devons tirer dessu? comme sur des chevreuils.''

En ce moment, une robe blanche se dessina ^rracieusèment sur ■ a tribuiie, où le violon d'Ed. A^'oorhios venait de murmurer la Dernière. Penst'tdeWebcr. Une belle et souriante jeune fille apparut, ayant à la main un énorme bouquet de fleurs et saluant de ses beaux grands yeux intelligents la foule ,«rr'>upée au pied de la tribune—foule parée ctbig^arrée deloilcltcs diverses, sur lesquelles ^es robes blanches de ses compagnes se détachaient comme des lis sur un champ de roses. C'était la gracieuse fille de M. Edmond Cas-iillo, adorée de ses parents et ornant leur foyer comme les fleurs or-•nent le sanctuaire ; c'était Mlle X... qui allait offrir son bou/iuet au colonel Thorne. Impossible de rendre la grâce et la gentille.-se que mit cette jeune fille dan-s les quelqties paroles dont elle accompagna TOiTre de son bouquet. Le colonel cil fut tout ébloui. YA. VoorhieF le sauva en improvisant, en son nom, quelques paroles.

Edgard Voorhies est comme mi paquet de feux d'artifice. Approchez-le du feu et soyez certain qu'il s'allumera.

'' Yous m'avez promis une autre histoire, dît Alcée au jeune capitaine. La belle et chaste jeune lille que nous venons d'applaudir vous inspirera. Parlez."

IjCS deux amis* s'étendirent de nouveau sons le rheno veit et I)o-îningeau fouilla encore dans ses souvenirs.

" Comment allez-vous intituler votre histoire, capitrïine ?

—Un monstre! vive Dieu ! un monstre! Et la suite vous prouvera que ce titre n'est pas volé."

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UN MONSTRE

UN CROQUIS

Ami Alcéo, l;i nature est vnriée dans Tordre moral comme dar.a J'ovdre physique.

Dîins l'ordre physique, ce sont des myriades de fleurs, d'arbres, de plniitos, d'iripectes, d'oiseaux, d'animaux, toutes classées par faniilleh, dont aucune ne ressemble à sa voisine et qui dépassent certes, rie'i que par leur prodigieuse diversité, tout ce qu'lTomère,Vir2:ile, Dimte. Corneille, Byroii, Shakspeare et Victor Hugo auraient pu rêver, en mettant en commun leur imagination et leur génie.

Dans l'ordre moral, comme dans Tordre physique, il y a chardons et roses ; laideur et beauté ; dianiant et boue. En coudoyant des hommes sur nos chemins, nous iie coudoyons que des contrastes et si, au lieu d'être de sinsples mortels, nous avions la faculté, que Dieu ts'est réservée jusqu'à présent, de lire dans les âmee, nous serioi.s convaincus que sur dix homnies, dont nous efîleurons les habits dans la* rue. il y a p<Hit-être un héros de vertu ou de courage ; deux honnêtes gens, quatre envieux, deux voleurs et enfin un homme, le dixième, qui soi'ait capable de tuer père et mère pour assouvir une passion ou pour acquérir ce vil métal californien (\ui a déjà fait coider tant de sang. O houjme ! mélange de grandeur et do bassesse, con)m<', dit le poète, es-tu bien le chet-d'teuvre de Dieu, comme ton orgueil se plaît à le croire ?

Dans Tordre moral, les deux types les plus tranchés, ceux qui traduisent en chair et en os le sy^nbole bibTnpie du JJon et du .Mauvais Ange, sont la Bonté et la Méchanceté. C'est ainsi <jne je les elasse. sans m'inqniéter le moins du monde si ma classiiioation est reconnue ou non parla philosophie. Si je me trompe, tant pis. Je sais que vous ne nie dénoneerez pas à TAcadémie française.

La bonté donne connue une auréide à qui ia possède. Il n'y pas de laideur îiccouplée à elle : il n'y a ni grandeur, ni génie sans elle, et si Ton me répoîidait en prenant dans Thlstoire des noms de rois, de irénéraux ou de législateurs, qui paraissent grands sans avoir été bono", je répoudr?iis hardiment qu'on les a calomniés.

Quant à la femme bonne, elle a ])0ur moi di's proportions surhumaines. Au lieu de rayonner, comme une pauvre mouche à feu. dans Tombre d'iui nu^nage. elle devrait avoir autour de ses cheveuif: une couronne de reine ou d'impératrice, et moi, républicain, je serais \r premier à Taeclamer.

Mais si je divinise les bons, ami Alcée, j'ai pour les méchants une haine implacable comme le fer du justicier et profonde comme TEn-fer. Le méchant, pour moi, est une de ces monstruosités de la Création qui mêlerait douter de Dieu, si je ne voyais pas son nom écrit Huv tous ses s<v]eiis et sur toutes ses étoiles. Le méchant, c'est-à-dire

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1 homme qui vole, et tUe, et se parjure ; celui qui torture ses serabl.i-bles : celui qui est lâclie, liypocrite et rampant, ah ! colui-ià, Alcée, «i j'étais puissant comme Dieu, au liou d'être un ver de terre, celui-lù je voudrais p(>uvoir le rayer de la Création aussi facilement que Dieu raye une créature du livre delà vie. Peut-être, ii ce jeu-là, dépeuple-rais-je la terre; mai? ceux qui resteraient feraient comme No<*. il» repeupleraient le monde et peut-être la mauvaise graine.étant détruite, n'aurait pas ]<i chance de repousser.

Ami Alcée. cette boutade m'est inspirée par l'homme dont je mo suis charjié, je ne saisc«imujont ni pouiquui, de vous coûter Thistoire. Aimez-vous le serpent à sonnettes ? Non, sans doute ; eh bien ! j'ni-iiierais mieux en voir un se dresser devant nuji que de croquer l'homme en question.

Cet homme était de taille ordinaire. Il avait des yeux bleus faisant oublier par leur douceur renluminure de sou teint. On eût dit nn pan du manteau du ciel plaqué sur un mas(]ue d'ivroiîU(\ Figurez-vous une combiîiaison chiini(|ue, un accouplement de Tazur et d'un incendie. Tout chez lui sriublait respirer la douceur, une douceur féline ! celle du chat ou du ti/^re caressant sa victime avant de la broyer. Je coraplèt<4rai ce croijuis en disant que sa voix était d'un»; suavité, d'une pureté telles qu'on levait iuvolont.vireraent les yeux sur lUji pour chercher si un n'avait pas devant soi une femme habillée en homme, ou un de ces castrats d'Italie qu'on employait autreft)is à la Chapelle Si.xtine et que la civilisation moderne a abolis. Ses lèvres étaient fines et se plissaient comme les fraises des mi^'uons d'îîenri III— 8i},'no de cruauté, ont dit Gall et Lavater. Xéron, Sylla, Héiiogabale, Charles IX. ont eu sans doute de pareilles lèvres. Dieu a fait du visage le miroir de rame, mais quel miroir 1 Quelque chose de terne, de nébuleux, de rouillé, un hiéroglyphe que peu de Cham-polion ont su lire. , ^

Cet honmie s'appelait Pierre Bcrgcron.

Bergeron avait son habitation sur la rive droite du bayou Tèche. vis-à-vif3 la sphuidide habitatimi Lastrapes. La fiu'tune, cette catin aveugle qui se donne au premier manant qui .saisit un pan de sa robe, l'avait traité en enfant gîité : elle lui avait donné un camp fourmillant de nègres qu'il se plaisait à montrer aux voyageurs que les affaires ou l'amitié conduisaient à sa demeure—et dont il gourmandait la paresse avec le.s notes les plus harmonieuses de sa voix de séraphin.

Dans ses relations avec le monde, il était doux. poli, réservé dar.s • se.^ propos, parlant paruiis de lui-même et des autres avec un tact et une modestie qui lui conciliaient si bien les suffrages que, moi, qui vous parle, j'ai entendu un jour la conversation suivante entre \\n. très honorable habitant de la paroisse Saint-Martin et un homme émi-Ticnt d'une paroisse voisine. La scène s'est passée au Café des Allemands, tenu par les deux magots que vous connaissez à Saint-Mar-tinville.

« Je viens de voir Bergeron, disait l'un ; on m'a dit qu'on l'accusait de crlme.s que sa religion lui défendait de commettre, et, dernièrt? preuve uinoocence, il a pleuré !

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—Les crocodiles an Nil pleurent nusgi, ce qui ne les empêche pas de manf^er un paysan égyptien, répondait Tautre. —Mais il est riche. —Les riches tuent, se pai'jurent et volent comme les autres.

Auri sacra famés, quld non mortaJlapecfora cogis !

—Il est calouirsié, vous dis je. fit l'autre.

—Je vois que leChrist.fils d'un charpentier et pauvre, aurait perdu sa cause à votre tribunal, m i-épondit son interlocuteur. •

Et il lui tourna le dos avec dédain.

// est riche ! Tous les maux do notre pays sont dans ce mot.

Non, Bergeron n'était pas calomnié parce qu'il était riche ! II était crirpinel, et la voix de ses victimes s'élevait contre lui. Y a-t-il là quelque chose qui étonne ? La révélation des crimes commis lî'est-f'ile pas \\x\e loi divine ? et la Bible n'eu a-t-elle pas enregistré un terrible exemple dans l'histoire de Caïn ?

Bergerou, mon cher Atcée, était un de ces monstres que Dieu lâche parfois sur la terre ; qui, assis sur un trône, laissent une traînée de sang dans l'histoire de leur siècle et la tache de Caïn sur leur nom et qui, nés dans les ran.irs du peuple, meurent sur la guillotine, comme Castainc:, Pa.pavoine. Elieabide et autres ëpouvant'ails de l'humanité. S'il s'était appelé Sylla, il aurait signé, en souriant, les affreu-:^eR listes de proscription .qui décimèrent Eorae ; s'il s'était appelé Charles IX, il eût fait la Saint-Darthélemy : s'il s'était appelé Tor-queraada, la formidable nomenclature des tortures aurait atteint un rhiifre fabuleux. Il aurait empoisonné comme Locuste ; brûlé des chrétiens, en guise de bougies, comme Néron dans ses fêtes ; jeté ses victimes dans des précipices, comme le baron des Adrets. L'homicide était dans sa nature, comme la piété dans celle de la fem.me. Nous, enfants d'un chaud soleil, nous aimons les bals, les causeries couvertes par une musique voluptueuse, les mots d'amours glissés à une oreille rose et arrêtés ru vol par un éventail. Cette poésie n'existait pas pour Bergeron.^îl était comme les druides de l'ancienne Gaule qui immolaient régulièrement à leurs dieux des victimes humaines ; s'il avait vécu en France, en 1793, il aurait léché, avec des frissons de v(»lupté. le sang qui dégouttait des guillotines. Le sang avait pour lui 'les parfums plus doux que la rose. Il adorait le snuîr.

Bergerou pouvait d'autant plus satisfaire ses appétits de tigre, que notre population a professé, jusqu'à présent, une tolérance, à l'endroit des cruautés commises sur nos semblables, une tolérance qui doit di-sparaître à tout "j^.mais.

La loi recomiaît, il est vrai, que le nègre est une chose, mais comme cette chose, après tout, est pensante, et que, par conséquent, elle a une âme qui a accès devant Dieu, comme les nôtres, la loi a entouré cette cJiosc de toutes les garanties compatibles" avec l'humanité. Ainsi, ellfe défend au maître de torturer ses esclaves sous peine de se voir intimer par les tribunaux la défense d'en posséder à l'avenir; mais cette loi si liumaine. cette loi qui christianise l'esclavage, n'a presque

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p.is été appliquée jusqu'à ce jour. Un fcabitaat fM-TÏt-u un negrc en détail, c'ci<.t-ii-à\ve en lui faisant subir tni martyre tous les jours? Ses voisina honnêtes s'ijîdiîrnaiont, mais n'osaient poursuivre, de peur d'affaiblir l'institution do l'esclavage, en donnant le spectacle d'un blanc conduniini pour avoir torturé un noir. Crainte impie, stupide. qui doltdi.-paraître, fi Son Excellence Martel premier et dernier noue laisse vivre, comme j'en ai Vespoir.

Bergeron appartenait donc à cette classe de monstres qui cherche la volupté «lanK le sauir comme nous dans un baiser de femme ; mais créé pour tuer, il avait plutôt les appétits sanglants du chacal que ceux du ti^rre. Le t\^\'& attaque les forts et les faillies, le lion comiao 'a çazelle; le chacal n'attaque que ce qui est désarmé ou lâche.

Ber^'cion n'attaquait que ceux que la loi a désarmés.

Ceci, du reste, se conçoit facilement.

S'il avait attaqué des blancs, il aurait eu affaire à des hommes de .•oeur ou à des lâches. Les hommes de cœur lui auraient répondu en lui fouillant la poitrine ù coups de poit;nard ou auraient pur^é l'humu-nité en lui brûlant la cervelle. Il assouvissait son appétit sur les nègres... Ce jeu le ruinait, mais il le jouait .sanadanyer.

Sa maison n'était donc pas une maison comme les antres. Son foyer était bien égayé par des enfants, sanctiiié par la présence d'une femme ; mais une note ni-Tuë, déchirante, se mêlait toujours aux éclats de rire, si toutcl'ois on riait dans cette maison sinistre ; et cette note, c'était le fouet qui retentissait le matin, le midi, le soir, le jour, la nuit ; qui retentissait toujours dans l'espace, ou les cris îamei/ta-blesde ceux qui étaient déchirés par cette lanière qui semblait vivante, car elle ue dormait jamais.

Dans ce siècle oîi la mort a été simplifiée, ou plutôt réduite k sa plus simple expression : dans ce siècle où l'on ne connaît plus l'écar-tèlement. le roue, restrapade, les brodeiiuins, les épreuves de l'eau et du feti, &c., et où l'on a inventé la guillotine qui supprime presque la mort, tant elle la rend prompte, Bergeron s'ingéiiiait à inventer des tortures. 14 voulait être bourreau, au moment où tous les peuples tendent à rayer de leur lé<iislaîion le mot de bouri'eau.

On ferait avec sou iiistoire vingt mélodrames qui, représentés à Paris, auraient un succès monstre et qui feraient croire aux bons habitants d'outre-mer. qui n'ont jamais vu de nègres que dans les gravures, que chaque habitant de la Louisiane tient une boucherie de chair humaine et que la chair nègre se vend au marché à tant la livre, absclmncnt comm* celle do veau ou de bœuf.

Ses supplices étaient, ma foi! très ingénieux et lui auraient attiré les applaudissements de Torquemada. J.o-ne mettrai pas à nu toutes les cruautés commises ti froid par cet homme. Un volume d'ailleurs ne les contiendrait pas. Je vais vouf conter seuleuieat deux ou trois ^:/■*^^l.lc. ^"<^yt,'>r'',>^■r Pf.îw.c.K. voiin fj-iT.iit; d"viîier les autres.

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UN SUPPLICE A LA GAULOISE.

C'était à la fin d'une belle journée d'été. Le soleil se couciiaiteplcn-ilidc et radieux eotmne un empereur, le ^oir de f=!es noces. Néanmoins, le trjnps avait fié toute la journée à V orage sur rhabitaticui Bergeron, car le fouet y avait retenti toute la journée.

La voix de Séra]»hin Beryeron avait aussi chanté un duo avec l<i fouet. Cette voix de guitare ou de mandoline noue aurait mwA paru chai'gée d'électricité.

Quand la nuit tomba, Bergeron, acconipagné de quelques nègree, dont un solidement garrotté, se dirigea vers uile partie de son habitation : c'est une terre basse marécagense. semée de nénuphars, (Vher-bes-à-serpents, de graines-à-volée, et appelée, comme vous savez, p/a-îin par les habitants du pays. Au centre de cette terre, le soljS'abaie-sant en entonnoir, recelait quelques pieds d'une eau bourbeuse, à la surface de laquelle uncaïmau dressait sa tête nioiistrueuse..

C'est ici, dit ]jergeron, en faisant signe aux nègres de s'arrêter, j Les nègres s'airétèrent. Celui qui était lié s'assit sur l'berbe et dirigea un regard inquiet sur son maître.

"Plantez-moi quatre piquets en terre et disposi z-les comme les nugles d'un carré, s ajouta Bergeron de sa voix la plus mélodieuse. ÎjCS nègres obéirent. ' .

Liez le prisonnier aux piquets par l'es quatre'membre» et mdheur à vous s'il se détache ! »

Le nègre fut attaché par ses camarades avec une dextérité qui prouvait que leur uuutre les avait dressés plu^' d'une fois aux apprêts de ce genre de supplice. Le prisonnier n'avait opposé aucune résistance. Il savait du reste que toute tentative de résistance aurait été îji.utile et n'aurait abouti qu'à une aggravation de châtiment.

Alors Bergeron s'assit auprès du prisonnier et, toujours avec ea voix,—^cette voix (]ue plus d'une fille de nos prairies avait dii écouter avec amour lorsqu'il n'avait que vingt ans.. K César ! dit-il.

—Maître ! répondit le nègre dépouillé de ses vêtements, et tournant la tête de son côté pour le supplier au m.oins du regard, s'il ne pouvait le faire par la parole.

—César! tu crois peut-être que je vais te fouetter et te renvoyer dans ta cabane où ta femme te pansera tes blessures et te consolera ensuite en te chantant une chanson d'Afrique... Erreur, mon file ! Tu es cloué là. comme un papillon l'est au mur p.ir une épingle, et tu y resteras jusqu'à demain. Tu es nu, mais la nuit sera chaude et tu recevras la brise de première main.

—(Trace ! mon maître, murmura le nègre.

—César, continua le maître, je te préviens que le platin est habité pur des )naringouins très incommodes. Ils t'empêcheront de dormir peut-être, mais tu t'en dédommageras en écoutant leur musique.

—Mais ce châtiment, c'est la mort ! hurla le nègre qui commençait à entrevoir le supplice épouvant.ible nui lui était destiné.

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—Tu ep dan? rerreur. César. Un Ijcrcule comme toi tué par un iti secte ! allons donc, tu veux rire. ->

Et, en finissant ces mots, qu'il avait dits de sa voix flûtée, Ber^enu' donna à ses nègres le signal de la retrfiite. *