« Je te fenii délier demain à l'aube, lîonne nuit. César! » Tel fut l'adieu qu'il jeta à son esclave, et il rentra paisibiement c lez ui, comme s il avait accompli quelque chose de gnuid et de no-»)Je. Jl soupa. tranquillement en causaur et en riant, sans laisser percer aucune émotion dans sa voix harmonieuse. Il se coucha ensuite et dormit du sommeil du juste. i

^ Ah ! mon chef Alçéè. cet homme donna un démenti, ce soir-là, à I histoire symbolique de Càïn. Il est vrai, que lui qui a tant tué. i> avait du (k-puis loujrtemps étrangler sa conscience dans quelqu.^ coin L-e lendemain, Bergeron se réveilla tout souriant. , ^J'ai fait, cettH nuit, des rêves magnifiques, dit-il en sautant hor^ (10 8(Uî lit, ^ et saisissant une trompe suspendue dans la chambre il en tira deux ou tnus notes sonores qui firent accourir nn domestique ;Miit»'^"° ' '^^ ^*^'^^^' *^^ ^'^"^*'"'^^'^-^"i s'il '^ P«ssé une bonne

On courut exécuter les ordres du maître. César avait dû passe" une nuit très boniP-, car on le trouva profondément endorifli.

beu.ement lorsqu'on s'approcha de .ui, on s'aperçut qu'il dormfit <!o ce sommeil terrible que nous devons tous connaître un jonr et que mort ^^ *^'^^'P^''"^ 1"''^" gi'and jour delà résurrection. César était

Les moustiques, dont son maître lui avait parlé la veille, s'étaient Ifliemcnt rapprochés de son oreille, sans doute pour lui faire ent<-idre uneux leur musique, qu'ils s'étaient posés par millions sur son coi ps ei lavaient déchire à coups d'aioiiillons. L'insecte avait tué l'hercule m-gre. hon corps était horriblement gonflé.

Bero^eron apprit ru souriant que. pendant qu'il/«i.s^'if des rèxcsma-irmjfqncs, pour nous servir de son expression, la mort avait arrachû deux bras a son cloa et quinze cents piastres à sa bourse.

Le drôle est mort, dit-il ; qu'on eutcrrevite sa charogne. J'aurais au le taire mourir par le supplice que les chefs francs faisaient subir aux manants qui se révoltaient. Enterré dans un trou jusqu'au cou la tête enduite de niiel... une myr!ad<' de fourmiB se ruant à la curée.."

«f t la de la haute fantaisie en fait de supplices... J'y songerai. j>

< ctut la la s'uleoraisou funèbre du pauvre César!

ru Ki.s

Après avoir dit ces mots, liomingoau s'était recueilli un instant ) îvon visage avait ensuite repris son ex-pression habituelle de lovauîc' et de résolution.

Aicée. dit-il eu tendant la mai.'i à sou ami. j ai presque honte de vous leveJer ces pages horribles de la vie de Bergeron,—pages qui font

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taclie sur la civilisation du dix-neuvièiiie siècle, et peut-êîre sur nous qiiî les avons vues longtemps smus protester contre elles. Mais les Comités seraient indignes de leur nom s'iis ne portaient pas le scalpel sur toutes les plaies vives de la st'Cièté attakapieune. Ils ne sont pas seulement armés contre le vol. ils le sont contre tout ce qui s'appelle crime devant le livre auguste de la Loi. Nous sommes deux hommes du Sud, n'est-ce pas 1 deux hommes dévoués à ses institutions et prêts à nous battre pour elles ; deux hommes partisans de l'esclavage et le regardant comme une institution éminemment civilisatrice et moralisante ponr l'esclave ; nous comprenons, u'est-ce pas, que les nègres, race mineure, race enfant, doivent être châtiés lorsqu'ils commettent une faute ou refusent d'accepter la loi du travail qui seule peut les initier à la vie civilisée et chrétienne ; mais, n'est-c^e pas, Alcée» que celui qui torture ou martyrise un nègre est un misérable ? que celui qui tue un nègre est un assassin ?

' —Oui, mon cher capitaine: et je pense comme vous que de pareils crimes doivent être mis au pilori.

—Merci, Alcée ; vos paroles me donnent le courage de continuer. )^

L'affreuse mort du nègre César n'avait pas influé le moins du monde sur Bergeron, car, je vous l'ai déjà dit, si cet honnne avait eu une conscience, il avait dii l'étrangler un soir au coin d'un bois. Au contraire, i' j avait eu chez lui comme un crescendo de gaieté, et sa voix douce avait semblé gagner certaines notes d'un velouté qu'on ne lui connaissait pas. On eut dit qu'il tournait de la guitare à la harpe éo-lienne. Comme un rossignol qui passe de son enfance en son nid à la période chantante, il muait.

La Grande-Pointe a de nobles cœurs, vous le savez, vous qui savez ce que nous avons fait, vous qui avez vu mes gars à l'œuvre ; c^est vous dire que Tindignation publique avait éclaté en apprenant la mort du pauvre César. On avait p.irlé de plainte en Cour, et même d'infliger un châtiment populaire à Bergeron; mais l'indignation se calma peu k peu, comme il arrive si souvent dans notre pays aux exaltations méridionales, mais qui oublie si promptement ce qui l'a surexcité. Deux ou trois mois après, c'est à peine si l'on parlait parlois, à la veillée, de ce drame sombre qui donnait le frisson aux: femme? et aux enfants, llélas l rherbe avait pruissé sur la tombe du pauvre César... ctToubli aussi...

Cependant Bergeron avait été indigné de l'intrusion de l'opinion publique dans son intérieur. Comme un seigneur du temps de la féodalité, il voulait avoir chez lui le droit de haute et basse justice et faire brancher ou mourir ses tristes sujets comme bon Jui semblerait. Le fouet, du reste, lui servait assez bien pour qu'il s'épargnât le luxe des grands supplices ; il pénétrait profondément dans les chairs, ce fouet ; les blessures amenaient la corruption des chairs, la vermine, assez souvent la gangrène. Dans ce cas-là, la mort achevait lentement ce que la lanière avait commencé. Alors le nègre disparaissait comme s'il avait été tué par une mort naturelle, et l'opinion publique, qui if avait que des doutes, ne pouvait rogner les griffes de ce tigre qu'elle aurait voulu empêcher de manger de la chair humaine quand il avait r-niu», et de boire du sang quand il avait soif

Un jour,—il y avait longtemps qu'il n'y avait pas eu de dninie sur i"habitati(tn Bcrgeron,—un jour, Bergeron gcMiibla avoir trouvé des notes plus perlées, une voix plus suave que sa voix de la veille. Son atelier fris.^onua : la suavité de la voix du maître avait toujours été le présage d'une tempête.

L'atelier partit pour le clos, au soleil lovant, avec un pressentiment de terreur, lîeaucoiip se demandaient s'ils verraient le coucher de c€ soleil qui rayonnait sur le monde comme Tceil de Dieu.

Le maitre le suivit avec son terrible fouet armé d'une mèche écariate. C'était le sang des nègres qui lui avait donné cette couleur.

Es se courbèrent sur les sillons avec le frisson de la fièvre.

te Travaillez, » leur criait de temps en temps le maître, d'une voix ù rendre jalouse Mlle de La Tournrrie ou la Saint-Urbin.

Jusque là. l'orage ne s'était pas déclaré encore, car le fouet avait été muet.

Enlin il éclata.

Le maître remarqua qu'MU nègre n'avait pas fîiit son ouvrage selon les instructions qu'il lui avait données. Il alla à lui.

(c Tu viendij|8 ce soir à la maison chercher la récompense que tu mérites. Tu seras niagniliquemeut payé de ton travail d'aujourd'hui. 2

Et, en disant cela," ses lèvres s'étaient plissées voluptueusement.

Le nèyre pillit. Les lèvres de Bergeron lui étaient bien connues et avaient une éloquence à hujuelle on ne pouvait guère se rai^j)rendre.

Le jour s'écoula ra])ideuient,—les condamnés à mort trouvent les heures rapides ;— l'atelier rentra silencieusement dans ses cabanes, et !e nègre s'achemina, vers la maison de son maître.

Il le trouva dans la cour, près d'un four dont on venait ù peine d'éteindre le feu. car, par son orifice s'exhalaient encore des bouffées de chaleur qui se faisaient sentir à distance.

K Empoignez-moi ce nègre. » dit Bergerou, employant, sans s'en douter, les mômes mots que fe colonel Foucaut avait dits, trente ans avant lui, en venant arrêter Manuel dans les Chambres fraïuçaises.

Le nègre fut garrotté.

c; Qu'on le glisse dans le four, continua la voix de mandoline du maître ; dans une demi-heure, il en ressortira... s'il est vivant. »

Lp nègre fut coulé dans le four qui allait, pour la première fols, cuire, au lieu de pain, de la chair humaine.

Pendant une ou deux minutes, on entendit des cris de douleur qui allèrent sans doute jusqu'aux pieds de Lieu.

Puis le silence se fît dans cette, tombe d'un nouveau genre.

s II ne chantait plus, a comme dit Marcel, le beau soldat des Hufrue-nots de Meverbeer. ^ "

Une demi-heure après, lorsque Bergeron alla ouvrir le four oîi il avait enfermé son n^gre, il vit une tète aux lèvres contractées comme par le rire, aux yeux ouverts, mais dont les prunelles étaient teraes et renversées.

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a Tu lis ! tu ris î s s'écria Bergeron, et il saisit le nègre parles cbe-

Teux.

c Tu ris! tu ris! » continua Bergeron, en le traînant hors de s» prison ardente.

Et quand le nègre toucha le so], sur lequel il était tombé lourde'-ment, Bergeron se retourna et il passa sur son visage un éclair de bonheur.

L'esclave qu'il venait de retirer du four n'était plus qu'un cadavre.

Je nie fatiguerais, ami Alcée, à vous conter toutes les pages san glantes de cette vie. dont le scandale n'est sinpassé que par l'impunité non moins scandîileuse dont elle avait toujours joui jusqu'à l'institution des Comités. Cetfe impunité est la plus saiiglante satire de l'accessibilité de tous aux saintes fonctions de juré et suffirait pour légitimer notre existence comme tribunal populaire. Nous, au moins, nouH sommes un conseil de guerre ; nous n'avons rien à voir avec l'éloquence pâteuse des avocats, et quand un individu est coupable, il est sûr d'être condamné, car nous ne nous parjurons pas.^

EN TRAÎTRE

Vous croyez peut-être que cet homme, après avoir compté ses crimes, effrayé de leur nombre, se sera repenti et aura demandé à Dieu, comme dit un poète,

D'inventer un pardon pour le sauver.

Erreur! Il aimait le sang, comme j'aime à jeter au vent la fumée d'un cigare,—cigare que je m'empressei-ai d'allumer aussitôt que j'aurai fini cette odieuse histoire.

Il avait un gciulre, un Fiançais, qui exerçait ici les modestes foHc-tions de maître d'école. Un jour, il passait en pirogue sur le bayoa Têche, en écoutant le chant des oiseaux perchés sur les beaux arbres qui font au bayou une ceinture d'ombrage. Un coup de feu, parti de la futaie, vint blesser le jeune homme à la cuisse et le renversa sanglant sur son embarcation.

L'assassin, c'était encore et toujours Pierre Bergeron.

Ce monstre est comme Saturne,-^il n'épargnait pas même «es enfants.

L'affaire, mine eu Cour, fut retirée plus tard par suite du désiete-ïnent de la victime, dont la jambe boiteuse attestera d« reste éternellement le crime de Bergeron.

LE VOL

J\ y fi longtemps que mon Comité aurait envoyé cet homme nu Texas, s'il n'avait été retenu par une des clauses de notre constitution, qui dir qu'on ne poursuivra pae les crimes qui seront antérieurs

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Ue plus de six moia à notre organisation. Enfin, il nous fournit un jour lui-même l'arme que nous cherchions.

nftUjugé et condamné par nous à Vexil pour vol de cochons.

Je vous demande pardon, Alcée, de la vulgarité du dénouemeiit ; mais je vous raconte une histoire ; je suis obligé de me reufermer dans les limites qu'elle me trace et ne puis la poétiser comme uu drame ou ur.e tragédie. Seulement, je vous ai peint le monstre dans toute sa nudité morale. Que pensez-vous de lui ?

—Je pense que la mission des Comités est une œuvre sainte ; <jue notre pays ne peut être régénéré que par eux, et, qu'à ce titre, c'est faire acte de bon citoyen que de les servir en soldat. Seulement, mou cher capitaine, je voudrais voir proclamer, par toutes nos associations, la maxime suivante :

Amitié aux nôtres, mais guerre, par tous les moijcus loyaux, à nos adversaires f ^^/^l ■'<oit maudit et proclamé infâme, celui d'entre nous qui donnera à un de nos ennemis son ivte ou son influence électorale!

—Décidément, vous ne voulez pas de M. Martel premier et dernier? dit Domingeau.

Il s'est fait notre ennemi, nous devons lui rendre guerre pour guerre. Maudit soit le Vigilant qui votera pour lui!

—Ils seront peu nombreux, ces infâmes ! " fit Domingeau en entraînant Alcée vers la tribune où Ed.. Voorhies achevait son aep-liome ou huitième discours.

Une heure après, la brillante procession du matin reprenait en chantant le chemin de St-Martinviîle. Alcée pas^a rapidement devant le jeune et vaillant capitaine et échangea avec lui un adieu des plus affectueux.

'• C'est un noble cœur, dit Alcée en se renversant dans sa voiture. Cent apôtres comme lui, et notre société serait sau.ée..."

Kl la voilure disparut dans de.^ nuages de poussière.

(lOMITÊ

;sai:vte:-:îiarie i

SAHffA Wà:MA 3DS ILii IPILâVM

L'IVROGNE

Le jour de Pâques de Tan de grâce 1846, St-Martinville avait éparpillé par ses rues le? nombreux essaims de ses jeunes femmen rjui, belles, jolies et parées comme des princesses, hasardaient sur les banquettes leurs pieds mignons, chaussés avec un goût si irréprochable, qu'une Parisienne en eût été jalouse. Il était dix lieures du matin. T^ soleil, brumeux et pâle à son lever, s'était enfin dégagé des langes d'écume qui renveloi)paient,et em-hra.«îait les banquettes de la petite ville comme des plaques de fer rouçre. Une brise capricieuse, venant du golfe du Mexif[ue, passait l^ute chargée d'algues marines, et allait se perdre dans les arbres dn

— 278 — grand bois. La cloche de Téglise sonnait à toute volée et conviait la population à cette magnifique fête du christianisme qui, pour les uns, est l'anniversaire de la résurrection d'un Dieu martyr, pour les autres l'anniversaire dos principes démocratiques, et pour tous une fête où les fronts s'inclinent, où les cœurs prient, où chacun confesse Dieu, les uns avec relig'ion, les autres avec respect.

La cloche de la petite ville s'était donc réveillée au fond de sa cage de bois peinte en vert comme les pigeonniers des maisons de campagne d'JJurope, et annonçait que la fête du saint jour de Pâques allait commencer.

Pendant que la foule se dirigeait vers l'église, en semant sur son chemin un bruit de paroles et de rires, un homme sortit d'un tapis-franc bien connu de la population de St-Martinville, et s'engagea, en trébuchant, sur une banquette qui, le dimanche, nous servait ordinairement d'observatoire, quand les brunes ou blŒ|des jeunes filles du village allaient s'agenouiller devant l'image de laTS^ierge Marie.

Au moment où cet homme arriva près de nous, nous regardions mi groupe de jeûnes femmes qui passaient en causant bruyamment, aur la banquette opposée ; nous les suivions avec cette contemplation admirative que les arii.^tos donnent à tout ce qui est beau, jeune et gracieux, lorsqu'un jénergique j«ron retentit à notre oreille. Nous nous retournâmes pour voir qui osait jurer un jour où tout le inonde prie à deux mains : c'était l'homme que nous avions vu sortir de la taverne en titubant.

" Caramha ! disait-il en décrivant des festons et des arabesques que les gamins suivaient avec un intérêt qui se tradaisait déjà par des exclamations bruyantes— Caramha! tout tremble devant moi... le.s arbres dansent... Est-ce moi ou la terre qui chancelle ?... Je ne vsais-..- C'est aujourd'hui combat de taureaux... et le toréador n'a pas de jambes... le plus savant tm-éador d'Espagne et de Castille... A moi, la muraille !... La recette pourtant eût été belle... Par la Madone del Pilar! ils disent qu'un verre de whiskey donne des jambes... j'en ai biT dix... et... je ne puis plus me tenir."

En finissant cette tirade, entrecoupée d'arabesques et de hoquet* que lui eût enviés le jardinier des Visitandines, notre homme avait fait quelques pas de plus. Enfin, avisant un tapis d'herbes veloutées qui s'épanouissaient au soleil, dans un angle solitaire de la banquette^ l'ivrogne poussa un soupir de jubilation et s'allongea en sifflottant la

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joli refrain suivant d'une charmante romance espagnoîe intitulée : El Pirata :

y en mi harra, mi tcsoro* Y es ''ni dios la libcrlad, Ml leilafuprzay el vicnto, Mi unica pafria e,<i la mar.

Ce refrain, chanté d'une voix avinée, redoubla l'attention que nous avait inspirée cet homme, qui s'était endormi en chantant une chanson d'un poète espagnol contemporain,—Zorilla!

Cet liomme était couvert do haillons zébrés de taches huileuses dont les n,ègres de la campagne auraient été honteux de se vêtir : et pourtant ces haillons do lazzarone ne lui faisaient rien perdre <i'une certaine grandeur audacieuse qui est propre à la nation espagnole, ce qui 'faisait dire ti un de n-os amis, légitimiste et ex-officier de l'armée deX>on Carlos, qu'il y avait encore de la graine du Cid fusnue dans les présidios de Mdilln. Ces haillons, qui auraient été cyniques s'ils avaient couvert d'autres épaules, ces haillons, il les portait comme un Espagnol porte son manteau, si déguenillé qu'il poit : c'est-à-dire simplement et majestueusement. Qu'on n'infère cependant rien en faveur de la moralité de notre héros, de ce que nous r'enons de dire : nous avons connu des modèles d'atelier, posant pour des rois ou reines antiques, d'une vulgarité telle, que si les person-Fiages qu'ils représentaient étaient revenus à la vie pour quelques minutes, ils auraient bien certainement employé ces minutes à crosser leurs indignes représentants.

TjC visage de cet homme était anguleux, sec, d'un ovale allongé comme ceux de Cadix ou de Valence—une empreinte arabe sur une médaille chrétienne,—teint où se mariaient le bronze sarrazin et le hâle du soleil,—mains trempées dans le même bain que le teint,— yeux noirs comme ceux de toutes les races méridionales, mais qui n^avaientni la flamme du soleil, ni même la douce lumière de la lune du midi ; en nu mot, yeux vivants, mais s'allumant très peu au reflet de la pensée ;—médaille aux trois-qnarts eflTacéo du temps du Cid;—portrait de Zurbaran, copié par un rapin. C'était, pour nous résumer, une copie de ce qu'est aujourd'hui l'Espagne : un type abâtardi.

Pendant que nous regardions avec quelque attention—et peut-^.trs aussi avec quelque tristesse—ce fils de l'Espagne que la reine

— 280 — Isabelle aurait eu de la peine à reconnaître pour un de ses sujets; iî s'était endormi sur le lit de verdure que le hasard avait mis si à propos sur sa route, et*ronflait déjà comme un vapeur.

Comme nous suivions avec un demi-sourire ce sommeil bruyant, qui devait sans doute faire danser tous les rêves fous de l'ivresse dans l'imagination du dormeur, un rayon de soleil passa à travers le feuillage d'un arbre qui le protégeait, et jaillit, comme une fusée éblouissante, jusqu'au front de cet homme qu'il couronna comme d'une auréole de sang.

A ce moment, la figure du dormeur, cédant sans doute à l'agitation de quelque rêve, prit une expression incroyable ^de férocité. Ses sourcils, séparés qu'ils étaient auparavant par une ride profonde, s'étaient rapprochés et ne formaient plus qu'une ligne noirô et soyeuse qui semblait imprimer à ce rude visage le sceau de la fatalité. Ses mains, qui reposaient naguère inertes et froides sur sa poitrine veine, s'agitaient et semblaient repousser quelque fantôme qui, dans un cauchemar, lui étreignait la poitrine sous son genou. Cet ivrogne, vu ainsi, nous sembla sous le poids d'un rêve affreux où quelque spectre de Banco—chaque scélérat a le sien,—venait lui reprocher ses crimes.

"Il rêve peut-être qu'on lui met déjà au cou une cravate de chanvre, nous dîmes-nous en nous penchant sur lui.—Eéveillons-le 1"

Et ce disant, nous secouâmes rudement le bras de cet homme, qui se réveilla en maugréant et en jurant par tous les saints ou diables qu'évoque tout bon Espagnol lorsqu'il est en colère. -

" Réveillez-vous, sénor ; le commissaire de police pourrait bien vous faire ramasser et jeter en prison, malgré vos jurons cjui accusent votre origine castillane, et i-nalgré ce couteau de trois piédade 'long, dont le manche de corne dépasse vos initasses de toute sa longueur."

Pendant que nous prononcions ces paroles, l'ivrogne s'était dresgé sur son séant. En nous écoutant avec une gravité qui nous eût fait rire en toute autre circonstance, il passa lentement la main sur son front, -pour en chasser les vapeurs qui voilaient encore sa raison, et fixa sur nous un regard que nous vîmes"flamboyer à travers ses longs cils.

" Qui es-tu, toi qui me voles mon sommeil ? nous demanda-t-il en se redressant et en essayant de trouver son centre de gravité.

— 28X —

—Que vous importe? Celui ((ui vous a réveillé est un homme qui ne, veut ni vous laisser tuer par le soleil qui ne plaisante pas toujours dans ce pays brûlant,—ni vous laisser mettre en prison comme un nègre, uu jour oii tout le monde prie et se réjouit.

— Caramba/ c'est le jour de Pâques que tu lâches de pareilles éuormités? Le soleil me tuera, dis-tu ? et que t'importe ?—Eèt-ce que je le redoute, moi, ton soleil? E^t-ce qu'il ne me connaît pas, ton soleil ? Est-ce que je ne l'ai pas vu dans toutes les parties du monde, ton soleil ?

—Mais le connnissaire ?

—Allons donc ! tu me prends pour un autre, mon très cher... Le commissaire... c'est un personnogc fantastique comme le serpent de mer... Il n'y a pas plus de rois que de commissaires... Je ne crois ni aux uns, ni aux autres... A bas les commissaires !..."

Et eu vociférant ce cri, l'ivrogne décrivit un zjg-zag et alla tomber, comme une masse inerte, sur le tapis d'herbe oii l'ivresse l'avait déjà jeté.

" Vous- vous êtes blessé? lui dimes-nous, en nous élançant pour l'aider à se relever.

—Moi, blessé ?... allons donc! tu veux rire, nous répondit l'Espagnol en se remettant sur ses pieds avec l'agilité d'un clown de cir-<[ue olympique. Est-ce que les pavés pourraient me blesser quand les balles ont respecté cette poitrine?—Et en nous disant cela, il avait ouvert sa chemise et nous désignait du doigt une cicatrice qui était bien celle d'une balle.

—Vous avez eu de la chance, sénor ; dix-neuf sur vingt seraient tués par une pareille blessure.

■ —Et pourtant je ne suis pas mort, moi, répondit l'ivrogne qui, grâce à la brise et peut-être aussi aux passes magnétiques que, sans s'en douter, il avait pratiquées sur son front, en y promenant les mains, paraissait avoir retrouvé la moitié de sa raison... Je ne suis pas mort... et pourtant le coup fut tiré de bien près... Veux-tu que je te raconte cela, l'ami ?

—Contez," lui dîmes-nous en souriant à ce tutoiement plus que familier venant d'un inconnu.

Tout le monde sait que les ivrognes ont le vin très démocratique.

" C'était aux Opelousas... il était nuit... je ne sais pas s'il faisait clair ou noir... mais nous n'étions pas dans la rue.,. C'était dans

^ — 282 — une salle... il y avait une table... deux flambeaux.;, plusieurs plats... nne ncpce, quoi !... Deux compagnons... un autre homme et moi... Je n'aurais pas dû ra'asseoir à table ce soir-là... Une salière avait été renversée par mon compagnon... il était Américain, mon compa-p:non... un batailleur... un bully... Il fut tué plus tard dans un bal. en même temps que son frère... mais c'est égal, c'était un bon vivant... Nous soupons... Je l'insulte, il m'insulte... Je lui jette une lK)uteille à la tête... il me répond par une balle... Un fandang'o de Santa-Fé... une vraie fête mexicaine... c'était magnifique ! Je restai trois mois entre la vie et la mort... mais Notre-Dame del Pilar m'a protégé... car me voilti."

Et, en achevant cette tirade, l'ivrogne chanta, en pirouettant, quelques notes delà Jota Aragonessa—mouvements chorégraphiques tellement orageux que sa navaja s'échappa de sa jarretière et roula fnir le pavé en étincelant aux rayons du soleil, *

'-' Yoilà une vraie lame espagnole, lui dîmes-nous en ramassant la navaja... Nous voyons avec plaisir que les armuriers de Tolède pnt laissé des traditions en Espagne.

—Oui, c'est une bonne et fine lame, fît-il en reprenant la navaja et en la caressant de sa main, comme on caresse le dos d'un animal favori de quelque foyer domestique. Elle est depuis longues années la compagne du toréador ; elle l'a sauvé dans toutes ses aventures : et le toréador, en récompense, lui a donné souvent des fourreaux d'enfer... mais, bah ! c'était de bonne guerre et mon sommeil n'en a jamais été troublé."

En finissant ces mots, TP^apagnol avait replacé la navaja à sa jarretière, puis se tournant vers nous :

" Sénor, nous dit-il, je vais à la posada du coin demander un lit et un verre de punch. Comme tout Espagnol qui a beaucoup vagabondé par monts et par vaux, j'ai eu quelques aventures que je vous raconterai, pour peu que vous ayez envie de les entendre. Il est probable que ce soir les nuages qui obscurcissent encore ma raiv son. auront disparu. A^'enez donc ce soir à la posada, je vous conterai mes souvenirs entre deux verres de punch."

Et le toré;idor, après nous avoir salué avec cette noblesse de sieste et d'attitude qu'on trouve si souvent même chez les porte-haillons de l'Espagne, le toréador gagaa, d'un pas encore chancelant, la posada du coin ;—mais non sans avoir égrainé dans sorn'chc-

— 283 — min une centaine de caramba tellement sonores qu'ils durent retentir jusque dans l'église où le prêtre prôchtiit en ce moment la parole du Dieu Vivant.

^' Nous irons à ton rendez-vous, murmurames-nous en suivant du reg-ard ce descendant du Cid qui ne rappelait guère les temps héroïques de l'Espagne. Puis nous allâmes écoafer cette parole toujours vivante et consolante qu'on appelle la parole de Dieu.

UN TAPIS-FRANC ATTAKAPIEN

Aussitôt que l'angclus du soir eut envoyé sa dernière volée an village de St-Martinville, nous nous dirigeâmes du côté de.la taverne où l'homme du matin avait dû cuver son vin, comme on dit dans l'argot pittoresque des buveurs. I^a maison où était située cette taverne formait un des angles de la rue du Port, et mérite l'honneur d'être décrite : aussi y consacrons-nous quelques-mots.

Bâtie en pisé et à un seul étage, comme tontes celles qui remontent aux premières années de la colonisation de la Louisiane, cette maison n'avait qu'une fenêtre basse, étroite, grillagée et donnant sur une banquette qu'étaient obligées de fouler les dames les plus élégantes du village, lorsqu'elles allaient remplir, le dimanche, leurs devoirs chrétiens à l'église de Saint-Martin. Par cette fenêtn^ s'échappaient continuellement des propos grossiers, des jurons, de^» l)lasphèmes, des rires, des chansons.

Pendant la journée, ces bruits s'absorbaient dans les autres bruit-ç qui grondaient dans le village et ne troublaient pas trop la tranquillité des citoyens : mais, quand la nuit se faisait, cette fenêtre s'enflammait et rayonnait dans l'obscurité, comme l'œil d'un cyclope ou d'un géant. A cette heure, les chants qui s't^chappaient de cotte fenêtre fermée le jour et qui ne s'ouvrait que la nuit, les chants ac-quiéraient plus de sonorité ; les bruits grandissaient ; ce qui n'était que tumulte durant la journée devenait grondement. C'étaient des eris empruntés à tous les oiseaux et à tous les animaux de la Création et qui parcouraient toute l'échelle de sons que puis-ieht vomir

— 284 — des poumons humains. Parfois aussi ces sons s'éteignaient et la maison semblait s'envelopper clans un silence de mort : c'étaient les buveurs qui faisaient cercle et regardaient avec mie gravité grotesque un combat à l'anglaise qui venait de s'engager entre deux hommes avinés. Et quand la lutte toucliait à sou terme, quand un coup de i3oing magnifique avait terrassé un des lutteurs, oh ! alors les applaudissements éclataient avec autant de fureur qu'à Rome dans les combats de gladiateurs ; ils éclataient et grondaient comme le tonnerre un jour d'orage. C'était îe ncc plus ultra delà, pie delà, Bohême. C'était effi-ayant !

Nous entrâmes dans la taverne au moment où une de ces luttes venait de s'engager.

C'était une chambre noire, sombre, enfumée, comme ces tavernes allemandes qui se trouvent décrites avec tant de verve dans les contes d'Hoffmann. La fumée de trente ou quarante pipes allumées par les spectateurs fanges en rond pour être témoins de la bataille, cette fumée s'était amoncelée eu longs nuages bleuâtres et planait sur la salle bruyante, comme le brouillard plane au ciel dans les longues journées d'hiver. Bien que la salle fût éclairée par une grande quantité de chandelles qui eussent suai pour l'inonder de- lumière en d'autres circonstances, elle paraissait obscure, tant la fumée voilait la lumière ou en brisait les rayons.

Eu entraut, nous ne vîmes donc que ces nuages blanchâtres et n'entendîmes que le bruit de la lutte qui nous était cachée par une triple rangée de spectateurs. Mais quand nos yeux se furent accoutumés à cette lumière opaque, ti cette lumière qui nous venait comme tamisée par un brouillard, nous vîmes se dessiner à travers les teintes capricieuses du nuage, une espèce de chinoiserie humaine qui àe teuait gravement assise derrière son comptoir et qui, habituée sajjs doute aux spectacles de pugilat ou de boxe, ne paraissait pas accorder la moindre attention à la lutte, que deux athlètes se livraient h côté d'elle. Cet homme,—c'était un homme,—qui trônait à côté de ses poisons liquides, avait une de ces figures qui échappent à toute analyse écrite, et qu'il faut avoir vues une fois pour comprendre jusqu'à quel point la sublimité de la laideur humaine peut être poussée,

,Nous allâmes ù lui, en coudoyant nous ne savons plus combien de fronts qui paraissaient noyés dans toutes les béatitudes de l'ivresse

— 285 —

et lui demandâmes si l'homme qui nous avait donné rendez-vous à sa taverne était visible.

" Quel homme ? nous demanda-t-il en grimaçant comme Quasi-modo,—l'Espagnol, n'est-ce pas ?

—Oui.

—Eh mon Dieu ! le voilà qui se bat dans ce coin ! "

Et en murmurant ces mots avec un accent gascon intraduisible, il se détourna pour verser un verre de gin à un des spectateurs qui avait roulé, plutôt que marché, jusqu'à son comptoir. Pour nous, nous nous étions élancé d'un bond sur le théâtre de la lutte ; nous voulions voir notre héros dans l'attitude d'un boxeur omérite : il nous semble qu'on peut voir facilement à nu le moral d'un homme à ce jcu-là.

Nous sûmes bientôt ce que nous désirions savoir. Quand nous eûmes franchi la triple haie de spectateurs dont les mains, battant avec force, saluaient le combat d'un tonnerre d'applaudissements ; quand nous fûmes arrivé au premier rang pour voir de plus près les prouesses de l'homme que nous cherchions, nous le vîmes debout, calme, dans l'attitude du lutteur antique, et tenant sous ses pieds sou malheureux adversaire qu'il avait terrassé d'un coup de poing formidable, après lui avoir brisé le visage et poché les yeux.

" Sénor, lui criumcs-nous, eu applaudissant comme nos voisins, la force est toujours généreuse : laissez donc se relever ce pauvre diable qui râle sous votre pied.

—C'est un bon conseil que vous me donncz-là, dit-il en retirant sa botte ferrée de dessus la poitrine du vaincu.—Allons,'Pierre, ajouta-t-il en tendant la main à son adversail'e, relève-toi, mon vieux, et viens boire nn coup à la santé du toréador... du coureur de tavernes que tu as eu la témérité d'insulter."

Ces mots furent dits avec la noblesse du :

Soyons amis, Ciuna, c'est moi qui t'en convie !

vers qui, comme on le sait, est de ce poète.franco-espagnol qu'on appelle Corneille.'

Celui qu'on avait appelé Pierre, se releva, le visage tout ensanglanté et se dirigea vers la barre en chancelant.

" Un mot, nous dit l'Espagnol, en battant une marche militaire ^ur les épaules de son partner : je ne vous invite pas à boire avec

~ 286 — ijous, parce que les liqueurs que l'on vend ici ne sont bonnes que pour les buveurs dont le palais blasé ne se révolte pas, même en dégustant la térébenthine ou le trois-six. 11 faut avoir g-agné je né Gais combien de chevrons au service de Bacchus pour boire les liqueurs infernales que nous vend ce vénérable tavernier. Un peu de patience, et je suis à vous."

Nous allâmes nous asseoir à l'angle le plus obscur de la salle en rêvant à l'étrange destinée de cet homme qui, deux ou trois fois, avait eu des éclairs de noblesse—éclairs qui, après avoir illuminé • son front, n'avaient laissé ensuite qu'un, visage d'une vulgarité désespérante et frisant presque la stupidité. Nous étions donc là, vê-•vant et nous laissant aller à une foule de divagations plus ou moins dramatiques, et entendant tinter, comme des sons de cloche, la phrase de notre ami :—" Il y a du sang du Cid jusque dans lespré-sidios de Melilla,"—lorsque nous sentîmes une rude main peser sur notre épaule et une voix non moins rude nous dire :

•• Maintenant que j'ai bu avec mon adversaire, sénor, me voici prêt à blaguer avec vous. J'ai dit blaguer, c'est un mot qui n'est peut-être pas français, mais qui doit être gascon, car on le prononce au moins cent fois" par jour dans la taverne où vous vous trouvez."

i La voix qui venait de m'adresser ces paroles était celle du toréador dont le visage, encore légèrement illuminé par un dernier reflet de l'ivresse, lançait des éclairs intelligents par les yeux, tandis que le bas du faciès avait déjà repris une sorte de placage stupide, —image des Pyrénées au lever du soleil, dont le versant français est resplendissant de lumière, tandis .que le versant espagnol est encqre noyé dans les ténèbres de la nuit.

*' Vous voulez donc, nous dit-il, connaître ma vie? Bh bien ! soit.' Mais le diable m'emporte, si j'avais cru jusqu'à présent qu*elîe dût intéresser les chroniqueurs. Enfin, puisque vous le voulez, sénor, je vais vous faire ma confession, ou à peu près. w

—J'écoute.

—Silène, clama-t-il. en interpellant la chinoiserie humaine qui présidait au comptoir de la taverne, fais-nous un bol de punch, et qu'on le serve tout brûlant ! "

Le bol de punch nous fut apporté bientôt après par le digne tavernier, et lu toréador nous fit,—entre deux verres de punch et

~ 287 — deux cigareltes.—une narration aussi prolise que peu intéressante de sa vie, que nous allons nous permettre de résumer dans le chapitre suivant.

A BIOGRAPHIE VULGAIRE, COURT CHAPITRE

Le toréador était né .dans la Cerdaane, ancienne province espa-unole anncocée à la Cataloi^ne, non par MM. Cavouret Napoléon 111. mais par une de ces révolutions nninicipales du Moyen-Age qui ne sont pas pU:s intéressantes pour l'historien que pour le lecteur.

La Oerdagne était un gfitcau découpé sur la Catalogne et exposé au bas des l'yréiiées,—et se trouvait par conséquent sur le versant espagnol. Un jour la Catalogue absorba la Cerdagne. C'était Caia qui tuait, non Abel, mais seulement le nom d'Abel.

Le toréador était donc né sur le versant espagnol ù la Seu d'L'r* gel, si nous avons bonne mémoire, dans un pays où la romance :

Yo soy conirabnndista

mi chantée sur tous les tons et sur tous les instruments : depuis la mandoline jusqu'à l'cspingole ; depuis le tromblon jusqu'au pier-rier. Étrange musique, si l'on veut ! mais les contrebandiers sontde« artistes excentriques, et aucun d'eux, que nous sachions, n'a jamaiB fait partie du Conservatoire de Paris.

La Seu d'Urgel a encore une autre spécialité qui, nous en sommes sûr>;.çe.lui sera enviée par aucun de nos lecteurs : elle a les cagots et les goitreux.

Les cagots sont des créature.^ humaines profondément humiliantes pour îe genre humain. Certes, un cercueil est d'une éloquence terrible : c'oiit la matière, le néant physique succédant à la vie. C'est un front que la pensée brûlait la veille et d'où la pensée s'est exilée : e"est une bouche charmante, nid de baisers la veille, et qui, le lendemain, s'est fermée pour ne plus embrasser que le ver du tombeau. —Chez le cagot, Târae est morte, mais la vie animale existe. Figurez-vous iiu mort qui aurait faim et soif, et qui ne saurait paa dire

— 288 — qu'il a faim et soif ! quelque chose d'inférieur au chien qui garde Yotre cour, à Tinsecte qui se'promène sur votre mautilio. Ce quelque chose, ce mort-vivant, c'est le cagot, que la science nomme idiot ou crétin. Le cagot abonde, on ne sait pourquoi, sur les deux ver-sauts pyrénéens. Les goitreux,—et ils y abondent aussi,—sont affligés d'une maladie que nous allons décrire, et qui est bien faite pour rappeler le Vanitas vanitatura de TEcriture à ce bipède qu'on appelle Thomme et qui s'est appelé lui-même le roi de ,1a création.

La science dit que le goitre est : une hypertrophie de la glande thyroïde,—glande à deux lobes,—située à la partie inférieure du larynx et à la partie supérieure de, la trachée-artère.

Comme ces termes sont des hiéroglj^phcs dont la science se hérisse aujourd'hui, comme si nous nagions encore en plein Moyen-Age, nous dirons, nous, pour ceux qui n'ont pas eu le triste plaisir devoir cette triste maladie : que le goitre est une espèce de champignon de chair qui pousse au cou, descend, jusqu'à la poitrine, et est ou la préface ou l'épilogue de l'idiotisme,

La montagne a des veines d'eau malfaisantes et qui donnent, dit-on, cette horrible maladie. Caprice étrange de la nature, cette grande artiste ! Ici, dépassant en merveilles,—disons mieux, en miracles,—les rêves des plus grands poètes ! plus loin empoisonnant, comme Lucrèce Borgia, ceux qu"<ille invite à ses banquets.

Le toréador était de la Seu d'Urgel ; il était' né dans une famille où le goitre fleurissait comme les tulipes dans les jardins de la Hollande. .

Enfant, il avait porté le berrct de laine,'aux glands de soie rouge tombant sur les épaule.^.

Il avait été berger dans les Pyrénées : métier-synécure qui consiste à crier : Psth aux admirables chiens delà montagne, lorsqu'un loup ou un ours se présente, et à lever la peau de la bête fauve tuée par ces chiens.

A douze ans, il avait été chassé par son maître, parce qu'il courait les petites bergères au lieu de veiller à son troupeau.

Puis avait éclaté la guerre carliste,—guerre que certains de nos lecteurs ignorent ou ont oubliée.

Ferdinand vu, roi d'Espagne, mort, en léguant la couronne à sa fille Isabelle, et la régence à sa femme, Marie-Christine,—femme que ;Tious avons vu belle, non comme la Yéuus, mais comme la Junon

~ 289 — antique, les Espai^nols. flattés d'êtve gouverires par une femme > avaiont acclamé le testament de Ferdinand. En vertu de la loi Sali-que—loi qui excluait les femmes du trône—la couronne d'Espagne revenait au frère dn roi mort, Don Carlos, Carlos Quinto. pour parler lelangage des Yendccns d'Oatre-Pyrénées.

•Don Carlos avait arboré sa candidature ;

Isabelle, la sienne, par la bouche de sa mère, Marie-Christine. Et, comme l'Espagne a peu de journaux et beaucoup d'cscopettes, il était arrivé un beau jour que les deuxcandidats avaient été défendus il coups de fusil.

Ce n'est pas à nous à faire ici l'histoire de cette guerre homérique où la pauvre Espagne versa le plus pur de son sang—et dont nous levons vu nous-môme quelques pages ; toujours est-il que le berger de la 8eu d'Urgel l'ut pris un jour dans la montagne par une guérilla carliste, et obligé de prendre un fusil et un berret blanc pour la plus grande gloire de Carlos Quinto.

" Quel est ton nom ? lui demanda le chef de la guérilla royaliste.

—Santa-Maria de la Plata.

—Ce n'est pas un nom qui se trouve dans l'annuaire nobiliaire de TEspagne," avait répondu le chef, et il l'avait enrôlé comme simple soldat. '

(v'est le premier degré do l'échelle qui conduit au bâton de maréchal, en FrânCe ; mais, en Espagne, c'est bien différent.

Notre gentilhomme—tous les Espagnols le sont—fit donc la guerre dans une des guérillas et déploya sur ce terrain hasardeux autant de sang-froid et d'intrépidité que ses compagnons. C'était du re^te une guerre de partisans, où. l'on se battait plus souvent derrière les haies qu'en rase campagne et où les balles perdues étaient pl«3 nombreuses que celles qui blessaient ou tuaient. Il ne faut pas oublier de dire q<iele couteau—la navaja — lacnchillo —était souvent de la partie—et l'histoire est là pour prouver que, dans ce genre de guerre, les Espagnols n'ont pas de supérieurs.

Santa-Maria (puisque tel est le nom de l'ivrogne du tapis-franc) se lit remarquer de bonne heure, dans les rangs de l'armée carliste, par une adresse merveilleuse au lazzo. Ses chefs avaient remarqué que, dans leurs escarmoucbes quotidieimcs, son tir était d'une précision douteuse, mais que son lazzo ne se trompait jamais. Cette -adresse, que tout le monde connaît aux Attakapas, lui avait acquis

— 290 — Vestime de ses camarades. Tonte supériorité inspire la crainte, et celle de Sauta-Maria était iDcontestable, même dans un pays où tout le monde lasse bien.

11 fut donc soldat trois ans ;—guerroyant avec les Carlisteg ; ian-rant son lazzo mieux qu'un Indien n'a lancé une flèche ; un peu contrebandier sur la frontière française, lorsque—et cela arrivait souvent—les deux partis signaient une trêve ou se tenaient, sans cause connue, éloignés l'un de l'autre.

Lorsque la trahison de Maroto eut tué la cause carliste—cette cause du droTt divin à laquelle notre héroïque Garibaldi donne le dernier coup de pied au moment oii nous écrivons ces ligues, Santa-. Maria jeta son berret catalan aux orties et se fit toréador.

Toréador I c'est-à-dire dompteur de l'animal qui résume le mieux la fo'rce unie a l'instinct ! dompteur d'une bête qui se présente au combat comme uti Oid Campéador à quatre pattes et qui tue on se fait tuer.

Cette dangereuse profession allait d'autant mieux au jeune Sanla-Maria qu'elle jouit en Espngne des mêmes privilèges que chez nous celle'd'artiste. Au toréador les belles filles ! les bouquets jetés des balcons ! les œillades d'amopr ! Its mots mélodieux murmurés à travers les jalousies ! Le toréador est l'artiste de ce pays qui n"a pas d artistes, bien qu'il ait eu son Caldepou de la Barca. Il est la Ka-clieî et le Talma de l'Espagne.

Il passa ainsi quelques années, courant les aventures et passant par toutes les filières du vagabondage ; tantôt riche comme s'il avait pris à l'abordage un gallion et jetant alors son argent à tous les iandangos avec la générosité d'un Buckingham ; tantôt se eisàiul-fant au soleil comme un' lézard et vivant, au jour le jour, dune torr tilla ou d'une cigarette. Cette vie, nous n'avons pas besoin de le dire, avait pour lui des agréments sans nombre. Si le vagabondage n'existait pas, les bohémiens de l'Espngne l'auraient inventé.

Du reste, lui qui n'était pas de première force au noble jeu des combats de taureaux—lui qui, sauf son adresse aU lazzo, était aux vrais toréadors ce qu'une comparse est à une prima-donna, il avait trouvé dans sa carrière des maîtres que l'Espagne acclame et que ]a reine applaudit elle-même de ses mains blanches. Il s'était heurté à Montez, Vespada de la tauromachie, et à tant d'autres artiste? éminenls, qu'il avait compris qu'il était condamné à rester étemel-

~ 291 — lement dans l'ombre on à jrraviter autour des stars de la tauroma-* chie espagnole comme une humble étoile nuageuse autour du soleil.

Le jonr où il comprit cela, il s'embarqua, non pour aller découvrir l'Amérique, car elle était déjà découverte, mais pour aller étudier le Mexifiuc.

Peut-être avait-il lu les campa£^nc3 des premiers aventuriers espa* gnols et les récits merveilleux de leurs historiens. Il est des noms qui attirent comme l'aimant. . Santa-?Jaria partit pour le Mexique.

A Vera-(-ruz, il prit le costume du muletier espagnol, avec .ses grelots sonnants, ses racachas h molettes d'argent et son zarape qui remplaçait le manteau espagnol, mais dont il se drapait, quekfueîS semaines après, aussi bien que de son manteau de haillons dai>s les campagnes de la Seu d'Urgel. Il pom dans les combats de taureaux; il fit plus de conquêtes avec son lazzo que Fornand Cortez n'en avait fait avec son épée. Le Mexique est, on le sait, une contre-façon de l'Espagne. Si les fenêtres s'entrebâillent là-bas, elles s'ouvrent entièrement au Mexique, à la première attaque. Les belles Vera-Cruzanes ne se défendirent pas mieux que leur forteresse de Saint-Jean d'Ulloa ne devait se défendre contre les canons du prince de Joinvillc, en 1837.

Plus tard, il prit part à un de ces nombreux prononciaraentox i\m éclatent si fréquemment au Mexique et qui font d'une maladie exceptionnelle dans les sociétés régulières, une maladie chronique do ce malheureux pays. Santa-Maria se souvint de son ancien métier de partisan ; le routier reprit le fusil et se battit... au profit de qui ? il oublia de nous le dire. La'politique mexicaine est un s|7hinx (fui pourrait poser des énigmes à tout le monde : depuis dix-huit ans que nous sommes en Amérique, nous n'y avons encore rien conqiris.

Enfin, après avoir prouvé son adresse au lazzo dans la tierra ca-liente du Mcxi([ue, et avoir subi l'ingratitude de nous ne savons plus combien de présidents qu'il avait oidé à nomme^^, il était venu ou ^ Louisiane, ancienne colonie mi-française et mi-espagnole, où on lui avait dit que les traditions et les mœurs de sa patrie étaient toujours vivantes et où il espérait mener bonne et joyeuse vie, grâce à son adresse comme toréador.

Le jour même—^jour où il nous entretenait—il devait donner à Saint-Martin un combat de taureaux, annoncé par un programme

t

— 292 — /blouissant,. rédigé par un amateur indigène, et semant des promeîh aes... dont il se proposait de ne pas tenir une seule. Les badauds abondent partout. Plus on les trompe, plus leur toi est robuste..... Santa-Maria, le toréador, le savait parfaitement.

Sa bachique aventure de la matinée lui aurait mérité les honneurs de l'annonce théâtrale, qu'on accorde seulement aux premiers rôles :

KELÂCIIE PAR SUITE DE L"INDISP0.SÏTI0N

■DE M. ***, PREMIER TÉNOR, OU ^ DE Mi»C ***, PRIMA-DONNA.

Les badauds de Saint-Martin avaient attendu en vain le combat de taureaux promis : le Chinois du tapis-franc y avait mis opposi-tio)!.

Nous sortîmes du tapis-franc, à moitié endormi par la biographie vulgaire que nous venons de vous dire— et que nous avons dite, à coup sûr, tout orgueil à part, mieux que le héros de notre histoire ne nous l'avait dite à aous-même.

Quelques mois s'étaient écoulés, et noua ne pensions plus k Baiita-Maria, le toréador, que comme à un de ces fâcheux qu'on coudoie quelquefois et qu'on oublie une minute après qu'on les a coudoyés.

Un jour, la chronique de Saint-Martin,/si pauvre avant que l'aveuglement de la justice et le grand nombre des acquittements parjures du juri eussent laissé envahir le beau village par les bandits dont on trouve l'histoire dans cefolume,—un jour, disons-nous» la chronique, si pauvre de Saint-Martin, se réveilla toute joyeuse. Ivlle avait à compter un enlèvement.

ANN

-Ami était créole de St-Martinville,

Elle était grande, svelte, élancée, cambrée de taille comme une Andalouse ; sa chevelure tombait ordinairement tordue, comme

— 293 — 4enx câbles de soie, sur ses e'paules blanches mais un peu maigres. Ses yeux semblaient avoir volé un ou deux rayons au soleil brûlant de la Louisiane. Ann était pauvre.

Son vieux père était aveugle—c'est-à-dire atteint d'une maladie que Dieu ne devrait envoyer qu'aux riches, à ceux qui ont autour d'eux une armée de domestiques, oji qu'il ferait beaucoup mieux (k n'envoyer à personne ; car nous ne désirerions, pas même h l'assassin de notre mère, la privation de la vue du soleil.

Le père de Ann était aveugle.—Xous nous souvenons de l'avoir vu passer souvent, en 1845 et, 4G, dans les rues de Saint-Martin, conduit par un enfant, interrogeant le vide avec ses mains et ouvrant des^yeux ternes, qui ne pouvaient plus voir les chefs-d'œuvre de la création. Xous nous souvenons aussi de nous être toujours rangé respectueusement sur son passage, en nous découvrant et en murmurant : " Malheureux sont ceux qui ne voient plus le soleil !" Ann était pauvre.

Cela veut dire, hélas ! qu'elle ne connaissait ni les fêtes de ce qu'il est convenu d'appeler le monde, ni les enivrements de la musique, ni les confidences à l'ombre de l'éventail, ni le frôlement de la soie—ce tissu créé d'abord pour les reines et que Jacquart a mis à la portée de tout le monde,—ni les dentelles,—ni les chapeaux arrivés de Paris par le dernier steamer, ni les mille créations de la mode—cette fée aux doigts roses qui liiit des miracles, car elle invente toujours et ne se répète jamais. Ann était pauvre.

Elle était au nombre de ces déshéritées qui se parent d'indienne, cette soie du pauvre, et qui jettent sur les .toilettes splendides le même regard que jetterait un affamé sur un dîner à la Sardana-paîc.

Elle était de celles qui envient forcément la grande dame qui passe vêtue comme une reine et ruisselante de diamants ; de celles qui envient la jeune fille, poétique comme Tifania, dans les vaporeuses draperies que lui crée la mode ; de celles, enfin, à qui Satan souffle ses tentations quotidiennes et dont l'ange gardien s'endoi-t quelquefois, ayant, hélas ! trop de foi dans leur innocence.

Ann était pauvre.

— 294 — Son foyer repoussait les amoureux élégants, ceux qu'elle avait sans doute entrevus dans ses rêves. Ceux-là regardaient la soie, le satin, les chiffons de prix, les mouchoirs brodés, les chevelures soyeuses emprisonnées dans des chapeaux trop étroits pour les recevoir ; mais l'indienne ! l'indienne démocratique ! elle a des arabesques, des dessins merveilleux, mais-elle n'est pas la soie !

Elle aimait trop le hal, c'est ce qui l'a tuée !

a dit Victor Hugo dans une de ses ballades immortelles.

Elle aimait troj) la soie!

pourrions-nous dire, si nous osions nous permettre une variante„ Chose vraie, mais triste à dire! la soie a fait plus de victimes que le Don Juan de Mozart et celui de Lord Byron.

Ah ! n'insultons pas la jeune tille qui tombe ! et surtout souve-lîons-uous des paroles de l'Evangile sur la femme adultère. La femme, plus que l'homme, subit l'influence du milieu où elle vit. Le charbon reste charbon dans sa houillère ; dans certaines circonstances géologiques, il devient diamant.

Ann vivait donc de cette existence humble, modeste, obscure, qui semble changer en journées de brouillard les plus belles journées de boleil pour ia jeune fille pauvre. Aux riches les diamants, à elle le L-strass ! Aux riches la soie, a elle l'indienne I

Comment voulez-vous qu'elle ne connût pas l'envie? le plus grand a nos yeux des sept i)échés capitaux !

Pauvre Ann !

Un jour, elle assista à un de ces combats de taureaux que donnait à cette époque Santa-Maria. Elle vit le toréador marcher vers la noble bête qui, les narines au vent et les cornes baissées, semblait appeler la lutte au lieu de la fuir ; elle vit tournoyer le lazzo, qui ne hO trompait jamais et se rouler, comme un serpent, autour des cornes de la bête furieuse qui, quelques secondes après, se roula sui le sable à moitié étranglée, mais luttant encore contre le serpent de chanvre qui lui étreignait le cou. Ann fut comme foudroyée par cet homme qui, seul, désarmé, ou plutôt n'ayant d'autre arme qu'un lazzo qui pouvait faillir entre ses doigts, n'avait pas hésité k aborder de front ce noble animal dix fois supérieur à, l'homme par la force. Santa-Maria lui parut,, ce jour-là, grand comme l'Hercule au-

— 295 —

tique ou comme le Samson biblique, et elle fut domptée. Le courage est la seconde bcanié de l'homme pour la femme. Un acte de courage, n'eût-il que la durée d'an éclair, et vous serez à ses yeux plus beau que l'Apollon du Belvédère.

Santa-Maria avait remarque la jeune fille et ses grands yeux noirs tournés vers lui avec orgueil, et ses narines gonflées, à l'heure où il avait fait tournoyer le lazzo et dompté le monstre.

'• P'jlle m'aime, et va bien plus m'aimer dans un instant," s"ctait-il dit, en parodiant, sans s'en douter, le Cid sous les yeux de Chimène.

Et en murmurant ces mots, il sauta sur la croupe du taureau qui se débattait sous son talon robuste et le lâcha dans l'arène, pante-telaut et ivre de fureur.

L'assemblée applaudit, lorsque l'animal étonné de l'affront que Santa-]\laria lui infligeait, fouilla d'abord le sable de l'arèue de son sabot, aspira l'air de toutes ses narines, parcourut tous les gradins d'un regard circulaire, comme pour prendre tous les spectateurs à témoin de l'insulte.^—et poussa enfin son cri de guerre,—un cri rauque, strident, qui donna le frisson aux spectateurs.

Alors commença une de ces luttes ardentes, désespérées, oii la matière, qui a pour elle la force, lutte contre l'intelligence qui n'a pour elle que l'esprit. L'j taureau rua, bondit, fit des haut-îe-corps, s'accroupit, se releva, se cabra, combattit enfin comme tous ceux qui ont pour eux la force et la vaillance. A la fin, brisé, épuisé, vaincu, il tomba en poussant un rugissement presque humain, tant il était

douloureux. L'Esprit avait encore une fois dompté la Matière

Mais quel esprit, grand Dieu !

L'assemblée avait acclamé le toréador : quant à la jeune fille^ (3lle avait appuyé ^s deux mains sur son cœur, comme pour l'empêcher do se rompre, et puis, sa première émotion passée et comme les applaudissements duraient encore, elle avait saisi frénétiquement un bouquet qui lui parfumait la ceinture, et l'avait jeté, plutôt comme un projectile que comme un bouquet, à la tête du beau toréador.

' Celui-ci avait ramassé le bouquet et, le portant à ses lèvres, s'était incliné devant Ann, comme si elle avait été la reine gober-nadora, —cette Junon des reines européennes, ou la reine Isabelle, qui en est la grisette.

Ann crut voir le salut et le visage d'un Dieu. Elle ne fut plus

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dès lors qiiun corps et une âme à prendre. Satan avait vaincu et

l'ang^e gardien de Ann était remonté aa cid.

Cependant, la famille de Ann, moins iniprassionnablc qu'elle, avait rcmarfiué les fréquentes croisières du toréador sur les banquettes' voisines, et avait organisé à son sujet une surveillance

K})éciale.

Ce que femme vcu-t, Dieu le veut,

a dit un grand poète. Ann devait 1 "aflirmer une fois de plus.

CTn soir, comme un violent orage se d.^ hainait sur St-Martin (et ceux qui habitent ce village savent que noirs ne faisons pas ici de Ta mise en scène), )es habitants du faubourg virent un cavalier «"approcher de la maison de Ann, et Ann acconrir, échevelée et les v'ctemenis en désordre, comme si elle avait soutenu une luttt ; puis la jeune fille sauta légèrement sur la croupe du cheval qui semblait comprendre que son maître allait lui donner ù porter un poids de

phis i*uis cavalier et jeune -fille dispanircp.t dans la campama

entre deux éclairs.

C'était Santa-Maria qui enlevait la jeune fille de 8t-Martinvnic>

Pauvre Ann I

LE REVERS DE LA MEDAILLE

Ann et le toréador avaient été cacher Uurs amours an Cùlean, quartier de la paroisse Saint-Martin où celui qui écrit ces lignes a été re^u souvent comme un fière. et où il ^'ompte, comme amis presque fraternels : Ozémé 13oudrean, le3 Itères Lassale. I). UjlIn-neau, Zenon Boucry, Nicolas Cormier et sa jeune et gracieuse coi>-pagne. qu'il a fi\it sauter sur ses genoux, lorsqu'elle n'était «[u'une enfant à la blonde chevelure, ne prévoyant pas que l'avenir lui ré-*«M"vait une vie heureuse et splendide au bras dun noble cœur.

Les amours du toréador espagnol et de la jeune fille durèrent peu....

Six mois après, une jeune femme passait lentement... lentement... sur les chemins de la Côte-Gelée... Elle s'appuyait sur uq bâton de

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Toyage auquel e'tait noué un pnqncl, enveloppé d'un fonlard. et c\\\\ contenait sans doute son modeste ba^aîre. Un ganh-soUH lui con-vrait le visage comme une cornette de relirfieuse. Parfois elle portait à ses yeux nn mouchoir qui paraissait avoir bu déjà bien do.« larmea.

" Oh va cette jeune femme qui pleure et qui a l'air d'une mater iMorom r se demanda un artiste qui la rencontra sur ce chemin. qui était sans doute pour elle un calvaire.

Où elle allait? le savaif-ele elle-même? Tvo désespoir est cowme Caïn : nnc main invisible le pousse... au suicide, s'il ne rencontre aucune main amie sur sa rmite... ù la rédemption, si une seule voix lui dit : espôre et repens-toi.

Où elle allait ? elle n'aurait pas su le dire sans doute elle-même, «i quelque passant, profanant son désespoir, lui avait adressé cette question.

Mais ce qu'elle naurait su ni pu dire, le voici : elle allait, dins-tinct plutôt qne de cœur ; car, dans certaines crises de la vie. il tait nuit dans lame comme mv la terre ; elle allait K son foyer Hliandonné... à. son vieux père aveugfc qui avait peut-être demandé souvent des nouvelles de sa fille... et qui nc'savait pas qu'il n'avait plus de fille... à ses frères qui. au lieu de pleurer leur sœur absente, la maudiraient peut-être lorsqu'elle rentrerait, humble et repentante, au foyer paternel.

Elle allai^t, essuyant sur sa route la sueur de dix agonies. ^ Elle allait d'un pas lent, mais égal, insensible aux sensations ex-téiieures, aux bruits qui se faisaient autour d'elle, à la chaleur du soleil qui lui brûlait la peau. Si une morte se fut levée du cimetière et eût repris le chemin de sa demeure, elle aurait marché du même pas automatique. Kllc marchait, c'est vrai, mais il y avait en elle comme les poses et la démarche d'un cadavre. On avait froid rien qu'à la voir passer.

Elle traversa ainsi la prairie Sauvé, qui s'étend de l'habitation (le notre brave chef, le major 8t-Julien, au pont qui porte le nom du Major, et sert de frontière aux deux paroisses Saint-Martin oX Lafayette.

En arrivant an Pont, défendu à cette époque par des avant-postes de chênes verts et autres arbres que notre ami, Euclide St-.Tu-lien.attaque à coups de hache, elle aperçut une maison.

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La nuit se faisait et la voyaoreuse, épuisée par les fatigues de 1» journée et le jeûne qu'elle avait probablement subi, s'affaissa sur le gazon de la route.

Là, elle évoqua sans doute dans le miroir de son passé toutes «:•« pages heureuses ; son enfance pauvre, mais insouciante : ses courses, pieds nus, sur les banquettes de Saint-Martin ; ses petites robes souillées de boue, mais couvrant encore un corps virginal comme son Time. Elle revit tout ce qui avait doré son enfance et son rtdo-lesccnce... et elle se prit à pleurer.

La mémoire est parfois un<'i fée bienfaisante (|ui déroule les plus magifiues pages de la vie... Parfois aussi les souvenirs tuent.... ou )nt'nent à la folie, Étrange scène ofi toute métîai!le a son revers, où ce qui est poison pour les uns est miel pour les autres... où la vie el la mort marchent côte à côte, ayant des robes pareilles et portant k» mêmes gants I

Fia voyageuse s'était donc prise à pleurer... songeant peut-être, comme le Christ, qu'elle ne savait où poser i?a tête.

A ce moment, un homme sortit de la maison qu'elle avait aperçue et qui n'existe plus aufBurdhui, car dans ce pays les maisons sont éphémères coniufc les roses, et se dirigea vers celle qui était tombée, épuisée de fatigui- et de faim, sur la route.

'• Keeueillez-moi pour la nuit, dit-elle en voyant venir cet homme.

—Venez I" dit une voix chevrotante.

Et l'homme et la jeune femme s'acheniiinrcni vers la maison qu'une Imuière. brillant comme une étoile. (lé.-lL'"iiaii à'traver^ scii voile de lauriers-roses et de iilas.

SUITE DU REVERS DE LA MEDAILLE •:*^^

(Ici nous somme? obligé de faire une (iiirre.ssion—non pour les Attakapas. qui connaissent le vieillard que nous allons mettre en scène—mais pour nos lecteurs éloignés, si nous eu avons, qui pourraient crier à l'invraisemblance. A l'invraisemblance du récit nous ue pouvons opposer, qu'une chose : le récit e^t vrai, quoique dé-

— 299 — lant iec» limites dt la vraisemblaiice. C'est uue hiâtuirc d'hier <\\u pourrait être affirmée par mille et mille téraoigoaîçeâ. D'ailleurs.. cUuis notre pays, et toutes lerf fois que nous aurons îi parler des chroniques des eomités dj Vigilance, Tbittoire coudoiera toujours Je roiuan.j

Nous avons dit à la (in du dernier chapitre : '* L'homme et la jeune femme s'acheminèrent vers la maison qu'une Inmière. Vjriliant comme une étoile, désignait k traver.^ ^on voile de lauriers-rose? et de liia?.'-

I/homme qui avait été tendre la main à la voyaireuse vaut lei^ honneurs d'une biographie; et. malgré se.-» cent ans révolus, il pourrait nous lire lui-même... s il savait lirel.. car il est encore plein de vie et d'intelligence lucide, h l'habitation St^Tulien où l'autre jour nous lui avons serré la main.

Cet honnne est né a (Québec, en 17G0. juste trois ans avant le traité de cession du Canada aux Anglais.— traité signé par J^uis XV, —un nom qui est resté dans l'histoire comme un des plus puissants arguments contre le dmii divm, que la démocratie do dix-neuvième siècle a du reste enterré depuis longlomps.

11 est né, par const'u^uent, huit ans et plusieurs mois avant Napoléon qui est né, comme on sait, en 17<>9.

iSon père était un vieuA chasseur de la trempe de celui que nous avons dépeint dans la Dernière Nttit de Lafrcnière. si admirablement jouée, il y a quelques années, par cet homme de tant de cœur et de talent qu'on appelle Placide Canonge, qui a succombé cett'-année sous la coalition des médiocrités et des éeus,—coalition qui a proscrit le seul artiste, le seul écrivain qu'ait eu ce pays. Nous disions :

Son père, vieux soldat, cœ ur débordant d'atidarf. Né dans le Canada, sur un berceau de ^laco. Et qui, Pons los papinf do nof« forêts du Nord, Allait,chassant toujours le lif^re et le castor.

Won père s'appelait François Cloutier et lui avait légué ses nom et prénom.

Il était venu en Louisiane en 1792. à l'époque où commençait la révolution française : ou la Conventicm allait promulguer avec son aang et son âme l'évangile des temps futurs.

A cette époque, les États-Unis existaient depuis quelques année»

— 300 — à peine, et Napoléon nWaitpas encore paru, devant Toulon, ilans la fumée d'une batterie.

En 1792, François Cloutier, le centenaire, Tesprit lucide, le prédécesseur dâge de la république américaine et de Napoléon, avait trente-deux ans.

11 descendit le fleuve jusqu'à la Nouvelle-Orléans avec un noble françai?. consul nous ne savons plus où, que la république venait de révoquer de sa place. Le (Canadien pleurait son pays de glace ; le noble, ses parchemins déchirés par la révolution. Quel était le plus heureux ?

\je Canadien et le consul de!>pendiront à la Nouvelle-Orléans et allèrent etisuite chacun ?i sa destinée : l'un à l'armée de Condé ou à la guillotine ; l'autre au travail. '

Cloutier jeta un rcîiard de dédain sur la Nouvelle-Orléans de 1 792, une humble bourgade qni certes était loin de valoir son Québec—puis, comme son cœur et ses mains ne demandaient que du travail, il s'engagea comme rameur dans une berge qui faisait alors Jes voyages de la Nouvelle-Orléans h la Rivière Rouge—deux jours aujouririuii, six semaines à cette épo(jue !

Cloutier y trouva un patron qui le nourrissait plus souvent ?i coups de garci.'tte (ju'avec du biscuit. Au bout de quchpie temps, il «piitta sa V(^te rouge de marin et s'engagea, aux Avoyelles. sur rbabitation (àuillory.

IjCs manœuvres de la voile et de la rame furent oubliées pour la vie paisible de l'habitation.

Ajoutons, comme document à l'histoire do ce pays, que les Avoyelles étalent îi cette époque une solitude, et que la hache |^ quelques pionniers commençait à peine à mordre ses forêts vierges, qui sont aujourd'hui des campagnes d'une fécondité proverbiale. Fias tard, un des pionniers les plus heureux devait être M, Coœ, un homme dont nous avons souvent serré la main, et qui est le pèro d'une iamille de gentilshomnies. Dans les p^iys primitifs, les hommes sont robustes et vivaces comme la nature elle-même. M. Coco laissera une postérité qui perpétuera, par l'intelligence, l'œuvre qu'il a fondée par le travail.

Nous perdons ensuite les traces de François le Canadien, dans les brouillards de cette époque et le retrouvons en 1805, possesseur d'une cabane dans un des lieux les plus pittoresques que nous ayons

— 301 —

VU3 au monde, à côté du Pont St-Julien , que nous avons décrit dan? notre h^toiro f]ii Comité de la Cùte-Gelée.

Là. il fonda une hôtellerie : c'était un lieu de passade, etlesvoya-geuri? abondaient dans sa maison qu'il avait décorée d'un bouqiiet de gui—souvenir gaulois.

Il fallait une femme à cette hôtellerie, afin, pour nous servir du refrain d'une chanson du major S^t-Julien :

D'ptre poli avec tout le monde Et d'achalander la maison.

il prit une négresse. Le jour se maria avec la nuit. Le Caucis'^ prononça le conjungo avec l'Afrique.

Elle mourut.

Les pleurs du veuvage épuisés, il en prit une autre qui, elle-même, après quelques années, alla raconter à la première, dans le royaume dcvS esprits, ce que son mari faisait ici-bas.

Alors il naquit dans le cerveau de notre Canadien une de et? idées étrangaî, folie.-, qui embrasent souvent les cerveaux vulgaires et les portent a des expériences excentriques : il crut que ses deux femmes avaient tliésauri.«é pendant leur vie et qu'il retrouverait leurs trésors enfouis au pied des grands chênes du bayou Tortue. De ce jour, la lumière, le sol, les paysages, tout prit à ses yeux unf teinte d'un jaune dor. Les lauriers-roses de la cour subirent pareille métamorphose. 8il avait été peintre, la palette aurait excli; toutes les couleurs, excepté cette iiorrible couleur orange que les grands maîtres eux-mêmes ont osé si rarement employer.

Notre homme se trouva donc un jour pris de la ydlowfever cî ,nc rêva plus que trésors.

Dans cette chasse, îl fut aidé par ses voisins qui avaient, disaient-;l3, à leur disposition, une sorcière qui indiquait les recherches a faire.

Cette sorcière était une négresse de Franklin, qui écrivait régulièrement et traçait les plans de campagne dans un style bien supérieur à sa condition.

lilie signait : AnnetU-Jeanneton, —un pseudonyme.

Disons bien vite que la négresse était un mythe, et que son nom couvrait, comme un pavillon, le nom d'un hlam qui a prêté, le pre-

— 302 — mier, son nom à la révolution sociale que subissent, en ce moment, les Attakapas.

Pour faire ces recherches avec succès, il fallait, d'après les prescriptions de la négresse, que Cloutier se vêiît d'un uniforme rouge d'une coupe fantastique, et dont la description défraie encore les récits de la Côte-Gelée.

Cloutier fit donc la chasse aux trésors, aidé de la bande de mys-Liticateurs qui correspondait avec Annette-Jcanneton.

Cette chasse aux trésors se faisait avec une mise en scène qui dut donner plus d'uno fois le frisson aux voyageurs qui passaient dann les bois du bayou Tortue. ,

Cette chasse se faisait toujours la nuit. De la maison où l'homme de notre récit a amené la jeune femme toml)ée sur le gazon du pont du bayou Tortue, on voyait sortir la nuit des ombres vêtues de rouge, comme les diables de l'Opéra ou des Horse-Guards. Ces ombres s'enfonçaient dans la forêt, ayant à leur tête un grand vieillard maigre, sec, à la figure anguleuse, dont la vue aurait fait rire des morts endormis dans la tombe depuis cent ans. Puis des torches s'allumaient et cinquante voix joyeuses criaient : •' En chasse I en chasse!" Les hommes rouges prenaient fiévreusement la pioche : on erttamait la terre au pied de certains arbres désignés par les incantations de la sorcière, et l'on trouvait parfois quelques aigles

américaines, enfouies, hutons-nous de le dire, par les auxiliaires du vieux chasseur de trésors.

Les jours de trouvaille, on terminait ordinairement la soiVée chez Cloutier, oii l'on vidait force brocs de vin et de whiskey,^-ensuite de quoi, tout le monde se séparait en se promettant d'être plus heureux une autre fois.

Cette chasse avait duré plusieurs années^^ et puis, comme on .î^^ blase sur tout, les mystificateurs s'étaient fatigués d'être acteurêi dans une comédie dont les représentât!oi^.s avaient dépassé le nombre de celles de Robert-le-Diahle, et s'étaient retirés un à un lans leurs foyer,s.

Cette désertion avait fait tomber le bandeau qui couvrait les yeux du Canadien. En recouvrant la vue comme Tobie, il avait -'.ompris que sa chasse aux trésors avait ûié xma chasse aux chimères, et que son jardin lui offrirait un revenu plus positif que les grands chênes de la forêt. Ce jour-Ui, il reprit tristement la pioche

— 303 — qui lui avait si souvent servi dans ses chasses au métal jaune. 11 fut le Cincinnatns inconnu du bayou Tortue, moins la résignation.

Yoilà ce qu'était l'homme qui avait recueilli la jeune femme qui était tombée épuisée près de sa maison. Il avait à cette époque quatre-vingt-huit ans, quelques mois et quelques jours. La femme avait vingt ans.

Cette femme, c'était Ann.

Pauvre Ann !

SUITE DU REVERS JDE LA MEDAILLE

Nous n'oserions écrire, nous ne dirons pas le roman, car tout ce que nous écrivons ici est historique, maisles amours de ccBartholo de quatre-vingt-huit ans avec cette Rosine louisianaise qui n'en comptait que vingt. Dieu qui voit tout, vit seul cette églugue, à deux acteurs, jouée sous les lauriers-roses du bayou Tortue, et comme depuis six mille ans il voit passer les crimes et les ridicules des hommes et qu'il a eu le temps de se blaser sur les uns et sur le.s autres, cette fois, il n'eut ù enregistrer sur son grand livre quuu ridicule de pluSf.

Quelques semaines après, Ann, la victime de Santa-Maria, celle (jui avait fui de St-Martinviile dans une tempête, la voyageuse delà prairie Sauvé, était la femme de François Oloutier. Le titre ({ue nous lui donnons n'a rien qui puisse blesser la morale ; car notre opinion est qu'elle ne fut que r^a femme/touorazî-e. comme M lied" Au-bigné. l'intrigante que devait épouser Louis xiv, fut celle du cul-de-jatte Scarron.

Une fois le titre û'éj^ouse obtenu, Ann devint rêveuse et se mit h écouter le chant des oiseaux ou à regarder les nuages chassés par le vent ; en même temps ses yeux se cuvèrent et ses Joues devinrent d'un blanc mat qui frisait déjà la chlorose.

" Tu souffres ? lui dit un jour son Bartholo. '

—Oui, lui répondit Ann-Kosine ; il me nemble mémo que je vais mourir. Ce qui me rendrait la vie, la santé, c'est la Nouvelle-Urléans. avec son port débordant de voiles ; avec ses églises pleine?

— 304 —

de sonneries ; ses théâtres où se porte la foule. Ce qui nie guérirait, ce serait le bruit, le tumulte, la vie d'une grande ville! Autrement, dans six mois je vois une tombe creusée au pied de ce grand chêne vert... Je m'y suis couchée hier pour savoir l'espace que mon, corps occuperait... Cinq pieds et trois pouces... 11 me faut donc la Nouvelle Orléans... ou la mort... François, me laisseras-tu mourir ?"

Le vieillard tendit les bras à la jeune femme.

" Nous irons à la Nouvelle-Orléans," dit-il en laissant tomber quelques larmes de ses yeux octogénaires.

Ann balbutia un mot d'amour.

'- Nous irons à la Nouvelle-Orléans, QJouta-t-il, et tu vivras."'

.Peu de jours après, le vieillard vendit sa petite maison du bayon Tortue—et son terrain—et sa belle cour qu'ornait si bien sa ceinture de lauriers-roses—et la vue des forêts voisines où ses rôves lui avaient sans doute montré plus d'une fois les fantômes de ses deux femmes fouillant la terre et y enfouissant les trésors fantastiques (][u'il avait si longtemps cherchés.

IJn de nos amis lui acheta sa terre et sa maison, après lui avoir démontré par A plus B la folie qu'il commettait et le trou-à-loup où ii allait tomber comme s'il avait joué à Colin-Maillard.

Cet ami, c'est Euclidc St-Julien.

11 y eut entre Euclide et lui un de ces adieux où notre ami— iiorame plein de cœur et d'honneur—dut lui dire, comme avertissement, une variante de l'air que le Prieur chante à Fernand dans la Favorite :

Peut-être battu par l'ornec,

Tu voudi'as, pauvre l'.aufrag'é,

Heg'ac^nor en paîx le rivaj^o

Et le port qui t'a protég(5. ""A*^

—Je pars," dut répondre Cloutier à Euclide ''''-

Et Bartholo partit avec Rosine pour la Nouvelle-Orléans,—^richc de quelques centaines de piastres que la vente de sa terre lui avait rapportées.

Le dénouement de notre histoire pourrait être écrit par toub ceux de nos lecteurs qui n'ont jamais entendu parler de now héros,

Quelques mois après, le vieux François Cloutier revint seul à la Côte-Gelée et se présenta chez le major S.t-Julieû, après avoir tru-

— 305 —

versé, ^ pied et un bâton à la main, cette même prairie Sauve où nous avons déjà vu passer Ann.

" Major, dit-il, elle m'a quitté... elle a disparu un matin en emportant mon bnursicot... c//e m'a volé... elle.J^

Le Major rinterrompit avec un sourire... sourire qui voulait dire que la nouvelle a^iv'û croyait lui annoncer était prévue par lui.

" Monsieur 1^'rançois, lui dit-il, je vous ouvre ma maison... reetez-y tant que vous voudrez."

Les nombreux enfants du major vinrent entourer ce Niobé mâle qui revenait courbé sous le poids d'une déception qui n'attirait les sympathies de personne, parce qu'elle était prévue de tous.

11 y a douze ans que le Canadien repose sous la tente du Major, avec une intelligence toujours lucide, mais un peu faible à l'endroit des sorcier-s, auxquels il a le malheur de croire beaucoup plus qu'en Dieu.

Il y restera jusqu'à sa mort... à moins que la mort ne l'oublie !...

La mortl'oubliera-t-ello?

Peut-être! .

YERMILLONVILLE ET LA FIEVRE JAUNE

C'était en 1853.

Un nommé Abraham Ilirch était allé accompagner à la Havane le nommé Viléor Vallot, qui avait assassiné Sosthène Guidry dans un bal,—lequel Yallot devait se remarier à la Havane, se faire chasser de l'habitation de M. Eugène O..., qui s'était ouverte pour lui parce qu'il était Louisianais, se faire arrêter dans le Mississipî par deux officiers de police—et enfi« se faire metti'c en liberté par MM. Soulé et Duvignaud.

Abraham Hirch avait donc accompagné Yallot ù la Havane, u. une époque où le vomito negro y régnait.

A. Hirch était Juif.

Après que l'assassin, dont il était le tuteur, eut touché barre à !a Havane, il s'empressa de regagner Vermillonville.

Le surlendemain de son retour, il tomba malade de la fièvre jaune.

Cinq ou six jours après, il était mort.

— 306 —

Dieu avait réglé à sa manière les services qu'Abraham Hirch avait rendus à Viléor Vallot.

Seulement, ô mon Dieu ! permettez une question à celui qui n'est auprès de vous qu'un ver de terre : Pourquoi rendîtes-vous toute une communauté responsable des crimes d'un seul ?

Abraham meurt... et la mort semble se contenter de cette victime.

Quelques jours se passent.

Les cas de fièvre reparaissent... un à un dVibord... ensuite ils frappent à tort et à travers avec une malignité foudroyante.

Tout ce qui pouvait fuir, fuit dans les campagnes voisines... îa mort plane sur le village... il n'y reste plus que ceux qui ne peuvent quitter ni leurs maisons ni leurs affaires... Quelques blancs et quelques personnes de couleur restent... l'abbé Maigret, leur cufé. en tête.

Pour l'abbé Maigret, le soldat de Dieu, c'est un poste de bataille.

Pour la population qui reste, c'est aussi un poste de bataille, llii seront les Prométhées de cette implacable maladie.

La maladie tue sans remarquer l'âge, la nationalité, la race. Jblîle tue blancs, gens de couleur, nègres, tous nés dans le pays. Elle se montre partout égalitaire.

Donc la fièvre jaune tuait à Lafayette.

Quelques braves, ou plutôt quelques chrétiens étaient restés.

Qui dit chrétien, dit charitable ; la charité a plus de séductioiig que le péoil.

On pourrait compter les zouaves qui sont tombés à l'assaut d« Malakoff: qui pourrait compter ceux qui sont morts aux Bssaut*s du dévouement? '

Nous avons dit que les morts se comptaient d'abord un par un, puis il y eut du luxe : on les compta par six, par huit, par douze.

Les bras manquèrent bientôt aux cercueils et aux fosses.

La peste causée par la putréfaction des cadavres était imminente. Avec la fièvre jaune, cela eût fait deux fléaux. C'était déjà beaucoup trop d'un.

Alors, si d'un côté on vit des lâchetés, des lits de raouriints désertés, on vit d'un autre côté des dévouements dignes de rautiqàité.

Cinq on six hommes offrirent leurs bras, creusèrent les fossei. ensevelirent et enterrèrent les cadavres.

~ 307 — Ceux d'entre eux qui tombèrent malades furent admirablement suppléés par leurs frères restés debout. Il y eut parmi ces frères de <hariîé des immolations, des mépris de la mort à honorer toute la nation. L'un d'eux prit le cadavre d'une négresse libre, nommée Désnée, femme de proportions énormes, la mit seul dans le cercueil ; plaça seul ce cercueil sur une charrette, le conduisit seul et en le traînant à brasjusqu'au cimetière et le descendit seul dans la fosse qu'il avait seul creusée.

C'est d'autant plus admirable, que c'est resté plus inconnu. C'est beau comme la proclamation de Garibaldi à ceux qui vont combattre avec lui en Sicile—proclamation qui dit : que ceux qui iront combattre avec lui, n'auront ni décorations, ni grades à attendre.—qu'ils n'auront d'autre honneur à prétendre que celui de se faire tuer. Nous vivons, du reste, dans un siècle où l'homme semble prendre moralement des proportions surhumaines. Nous avons étudié l'homme dans l'histoire et ce n'est que dans ce siècle qu'il nous a paru réellement la créature de Dieu.

Durant la première période de cette épidémie que beaucoup nomment/jèvre jaune et d'autres peste, l'abbé Maigret était resté à son poste.

L'abbé Maigret était un ancien rédacteur de V Avenir, qui s'était Bonmis à la condamnation prononcée par le pape contre notre Lamennais. C'était II la fois un grand cœur et une grande intelligence... Eh bien ! à la fin de cette épidémie, // eut peur.

Il se réfugia à la Côte-Gelée et célébra la messe sous les magnifiques liias de M. Paul Ht-Julien, lilas qui devaient être dévastés plus tard par l'ouragan du 10 août 1856.

La mort tuait toujours à VermillonvHle et ne dépassait pas, chose étrange ! les limites de la corporation. Comme contraste, iS" campagnes n'avaient jamais été plus saines. Heureuse compensation !

L'abbé Maigret s'était réfugié chez le Dr. V. Gauthier, Son mulâtre meurt, il l'enterre dans la cour de l'habitation où il a trouvé asile.

Il repart, le cœur hûèé, pour le village qu'il avait abandonné de corps, mais où il avait été porter les sacrements, chaque fois qu'il en avait été refiuis.

Ceux qui lui avaient donné asile partent pour le ]3ayou Goula-.

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et le Dr. Gauthier y meurt, un au après, de la maladie qu'il avait foie.

Le curé meurt, le dernier, de l'épidémie régnant à Yermillon-ville.

L'avant-dernière victime fut Gabriel Girard, ex-mousse de la marine française, garçon intelligent qui ne demandait qu'à vivre et que la fièvre jaune envoya dans l'herbe du cimetière de Yermillon-Tille. Aujourd'hui il ne reste de lui que ce qui restait aux fossoyeurs de Shakspeare jouant avec le crâne d'Yorick.

" Pauvre Girard ! pauvre Yorick ! "

Nous dînions chez l'abbé Maigret, lorsqu'on vint nous dire qu'il y avait, à quelques pas de lui, un chrétien qui allait mourir : c'était Girard.

L'abbé courut porter la parole de Dieu à cette âme agonisante. Quelques jours après, il alla rejoindre ceux de son troupeau que le fléau avait choisis, au tribunal d'en haut.

Les hommes manquèrent îi son enterrement ; quelques cœurs dévoués s'y trouvèrent seuls.

Treize dames,—nous les avons comptées nous-même,—^^accompagnèrent le cercueil qu'on allait descendre dans la tombe. La femme a toujours battu l'homme sur le terrain du dévouement et de la charité.

L'abbé Maigret mort, on compta les victimes de l'épidémie : soixante-treize victimes avaient succombé sur une population de cent et quelques personnes, malgré le dévouement de quelques blancs, de la population de couleur et des héroïques Sœurs de la Ste-Croix, qui avaient paru partout où il y avait eu une agonie h, consoler, un pan du ciel à ouvrir à tout mourant.

En somme, la bataille avait été rude, mais la défense admirable. —et l'ange de la Charité pouvait planer au-dessus de Yermillon-ville et applaudir des cœurs digues de lui.

Dans cette épidémie, nous voyons Santa-Maria reparaître, et ce n'est pas notre faute si, dans ce champ de bataille de la charité, nous sommes obligé de silhouetter ce profil de démon.

Un jour, on emporta au cimetière le cadavre de Louis B..., un jeune et laborieux ouvrier français dont nous voyons passer encore, dans le miroir de nos souvenirs, la figure douce et mélancolique.

— 309 —

il avait été moissonné, comme les autres, par cet horrible fléau qui n'épargnait personne, malgré les dévouements que nous avons mentionnés et auxquels nous devons ajouter ceux de la Société Howard,—ct?fc Sœur de Charité protestante,—qm se bat avec tant de désintéressement contre la maladie qui a déjà détruit tant de nobles vies.

Ce jeune ouvrier laissait une veuve... une chaste et énergique

femme, remariée depuis dans une des paroisses du fleuve —et cette

veuve qui, pour nous servir des paroles de l'Écriture, ne voulait pas être consolée parce que son mari n'était plus, cette veuve s'était couchée près du lit que la mort de son mari avait laissé vide, brisée par la douleur autant» que par la fatigue et la maladie.

C'était une de ces infortunes d'autant plus saintes que Dieu seul les protége'ou plutôt qu'il devrait les couvrir de sa main puissante.

N'est-ce pas que pour vous et pour nous, pour tout cœur qui bat, pour tout être civilisé, pour tout chrétien, elle eût été sacrée, dix fois sacrée, cette femme à qui la mort venait de prendre son mari... son mari jeune et vaillant... son mari qui lui avait fait sans doute de ces adieux éplorés que l'agonie sait seule trouver... son mari dont les derniers baisers étaient encore tièdes sur ses lèvres ?

N'est-ce pas que cette femme, brisée, malade, et dont ou venait d'emporter le mari mort I— oh ! n'est-ce pas que cette femme aurait été respectée par nous, comme tout ce que nous aimons et respectons le plus,—comme notre sœur ! notre mère ! notre femme ! comme nous, chrétiens, respectons Marie, la douce Yierge-Mère ? N'est-ce pas que Don Juan lui-même, le sublime débauché, n'aurait pas osé toucher à ce voile de veuve qui sentait le cadavre, à cette grande douleur qui pleurait encore sur une tombe béante ?...

Santa-Maria l'osa...

Un sauveur... deux sauveurs* intervinrent providentiellement: î'un, le docteur Thomas, mort depuis de consomption ; l'autre, Lolo Frouette, aujourd'hui maître de café à la Nouvelje-Ibérie.

Nous ne savons si nos lecteurs seront de notre avis, mais nous écrirons, dans tous les cas, une impression qui nous est personnelle.

Si nous avions le bonheur de rendre, une fois dans notre vie, pareil service à une femme, nous en serions plus fier que si, soldat, nous enlevions une batterie ou dix drapeaux à l'ennemi.

Santa-Maria sortit sain et sauf de cette maison oii il aurait dû

— 310 — trouver la tombe... et alla porter son désappointement dans la tribu de Coco, où il avait alors une compagne... comme tous les gentilshommes de la nuit qui abondaient dans nos paroisses souillées alors... et régénérées depuis par nos Comités.

LE aUART D'HEURE DE RABELAIS

Après son exploit, Santa-Maria était rentré dans l'ombre—ombre où son individualité ne pouvait rien perdre, et où la société n'aurait pas sans doute daigné l'apercevoir, malgré les trois ou quatre jolis petits crimes que, à déf\\ut d'exploits, il pouvait ajouter aux illustrations de son blason. Il est des Ogures qui aiment à prendre des bains de lumière ; d'autres qui aiment à se noyer dans l'ombre. Dieu, le merveilleux artiste, a fait le jour et la nuit avec intention. Aux élus, le grand jour, le grand soleil, la grande lumière! Aux maudits, la nuit ! et qu'on n'oublie pas que la famille des maudits commence à Caïn.

Où s'était caché ce Lovelace catalan? ce toréador, ce soldat de don Carlos, ce contrahandisfa qui portait si élégamment la navaja à sa jarretière ? Nous ne saurions le dire. L'histoire suit parfois les grands hommes jusqu'à leur garde-robe ; quelquefois elle les perd de vue dans des moments de somnolence qui la font ressembler à la police de la Nouvelle-Orléans. D'ailleurs Santa-Maria n'avait aucun droit à ce que l'histoire lâchât à ses trousses tous ses mouchards. Elle ne surveille que ceux qu'elle admire.

Il y a deux mois, il reparut comme Achille sortant de sa tente, après sept ans de retraite. Les hommes de la trempe de Santa-Maria ont dû inspirer la légende du Juif-Errant. Bohémiens de la civilisation, ils s'incarnent dix fois, vingt fois, comme les dieux de l'Inde, en une seule et même personne. Ces incarnations passent inaperçues de la foule : mais elles sont un phénomène de tous les jours, et elles se renouvelleront jusqu'à la fin du monde.

La renommée s'occupa de nouveau de Santa-Maria, il y a deux moh. On apprit qu'il habitait le Calcassieu. qu'il y cumulait les,

— 311 — fonctions de médecin et celles d'hôtelier, et qu'iyi Comité, présidé \-)&r Hiriam A7iclrews,cra\gamt qu'il n'empoisonnât la population par raction combinée de la médecine et de la cuisine, lui avait ordonné d'aller e.x«.rcer ailleurs sa double industrie.

Santa-^Maria, devant cette condamnation populaire, ne songea pas le moins du monde à brandir sa navaja. Il accepta l'ostracisme, mais non >ans avoir hurlé autant de caramba qu'il avait hurlé autrefois de Viva Carlos Quinto ! Il partit pour l'exil sans faire aucune résistance. Depuis la^iort de Don Quichotte, on ne pourfend plus les géants.

Quelques jours après, il arrivait à Jenneret (paroisse Ste-Marie).

JENNERET-L'HOTEL PREVOST

Oounaissez-vous Jenneret ?

Il y a vingt ans, c'était un village qui existait à l'état de mythe... comme tant de villes fantastiques des Etats-Unis, se compo-siint de rues tracées par le soc et de poteaux plantés d'espace en espace, indiquant le nom de ces mêmes rues. Quant aux maisons, elles brillent par leur absence, mais-quand elles s'élèveront, elles pourront choisir leur terrain dans les rues décorées des noms les plus sonores : depuis celui deWashington, le fondateur de la palrie,jusqu'à celui de M, Doublas qui veut défaire ce qu'a fait Washington.

C'est la spéculation qui donne ces coups de charrue et élève ces poteaux indicateurs, et comme eile peut tout ce qu'elle veut dans ce pays où elle est reine et maîtresse, elle est sûre que les villes dont elle décrète la fondation, jailliront un jour du sol. Ses miracles, elle les fait avec une baguette qui, de nos jours, a produit autant de crimes que de miracles : la baguette d'or.

Il y a vingt ans, le quartier dont nous nous occupons était habité par un Américain nommé Jenneret.

Cet Américain conçut, le premier, le projet d'élever son quartier aux honneurs de village. Il partit sans avoir pu faire une réa-liti de sou rêve ; mais seij voisins donnèrent soîi nom à la localité

— 312 — dont il avait rêvé ragrandissement. Êtrangete des destinées hiï-maines ! Coiomb découvre l'Amérique—im autre la nomme. Jen-neret rêve seulement qu'il bâtit un village... et baptise de son nom ce village... œuvre d'un autre !

Hâtons-nous de dire que, dans le rêve du vieux Jenneret, il n'y avait rien qui dépassât les règles du possible. Pour l'accomplir, il ne fallait qu'une main ferme et intelligente, et cette main devait se trouver.

Oui, il y avait tous les éléments de succès :

Habitations princières baignant leurs pieds dans les eaux du bayou Têclie ;

Clientèle riche et certaine pour toutes les professions ou métiers qui se grouperaient dans le voisinage ;

Navigation quotidienne de bateaux à vapeur mettant en communication les Attakapas et l'opulente capitale de l'État ;

Bayou ombreux et poétique se déroulant, comme un immense ruban liquide, à travers les campagnes attakapiennes.

N'y avait-il pas là un théâtre et des décors tout prêts pour servir de cadre au village rêvé par le vieux Jenneret ?

Celui qui allait faire sortir ce village de terre arriva.

Il venait du Texas oii il avait été courtiser la Fortune—cette coquette que to-us courtisent et qui se donne à si peu de gens.

Elle lui avait donné ce que les filles de nos campagnes attakapiennes appellent vulgairement un capot.

Ces sortes d'échecs découragent les faibles—ils aiguillonnent les forts.

Notre homme était fort.

" Allons ailleurs !" se dit-ii sur la jetée de Galveston—et il était parti.

Une embarcation pontée—barque de pêcheur, plutôt que c]e' marin—l'avait jeté à Pattersouviîle.

Sa bourse était légère comme celle d'un noble espagnol ; mais •son cœur était plein de foi.

Sa première nuit en Louisiane, il la passa au pied d'un arbre gigantesque qui se trouva fort à propos sur sa route.

On était d'ailleurs en été et la nuit était tiède et pleine d'étoiles.

Le voyageur dormit ce soir-là mieux qu'il n'eût dormi aux Tuileries.

— ^3 —

Le lendeirmin, il se réveilla frais, dispos et comme retrempé par cette nuit à la prolétaire.

Il remonta le bayou Têche ; en côtoya les belles rives, son bâton de voyage à la main ; dépassa Franklin ; donna un regnrd d'admiration aux splendides habitations Frère, Laclcre, Fuselier, Martial Sorrel, Fay, Grevemberg,—panorama féerique que le hasard déroulait devant lui-*vit, en passant, le lieu où Jenneret avait placé la Rome de ses rêves—et alla se fixer modestement, comme professeur sur une habitation...

Un an après, il ouvrit un café et un raag-asiu sur le théâtre où son initiative devait faire sortir un villaQ:e.

Bien moQestes furent d'abord et ce café et ce magasin. Le papillon, avant qu'il lui vienne des ailes, n'est qu'une pauvre petite chrysalide.

Fuis, comme le maître était intelligent, la foule subit bientôt la loi d'attraction—cette loi qui est classée parmi les lois physiques et qui est aussi reconnue en morale.

Les clients vinrent, un à un d'abord... puis par dix... puis par cinquante... puis par cent. Ils firent rapidement la boule déneige... Les premiers jours, on les comptait sans peine... ensuite on les appela légion.

Un jour, l'heureux fondateur put porter le marteau sur le théâtre de ses humbles débuts et lui donner une parure digue de sa prospérité.

L'humble maisonnette disparut donc comme un décor trop vieux. Ce jour dut être pour son propriétaire un jour de joie infinie.

Alors s'éleva l'hôtel que tous .connaissent aujourd'hui, hôtel voilé de lilas qui lui versent une ombre et une fraîcheur délicieuses ; hôtel aux proportions grandioses, ayant une salle de café monumentale, avec un billard, chef-d'œuvre d'Antognini ; une har où étincel-lent toutes les merveilles liquides, qui sont la poésie du palais comme la musique est la poésie de l'ouïe,—et une table offrant chaque jour ses tentations gastronomiques aux gourmands.

Là, trône aujourd'hui un homme qui, en sus des séductions que l'hôtel tend aux passants, leur donne gratis sa gaieté, son entrain et sa verve qui, à défaut de son passeport, accusent sou origine méridionale.

— 314 —

T^ propi'i^taire de l'hôtel s'appelle Paul Prévost.

Autour de l'hôtel, sont groupés : le beau magasin-de M. Hadson et une quarantaine de maisons blanches, habitées par une population active, industrieuse, une colonie de vaillants ouvriers qui courent à l'aisance en travaillant et en chantant.

L'église n'a pas encore érigé sa croix sur ce village qui s'est dressé comme par enchantement au coup de bavette de Prévost.

Patience! le tour de IDicu viendra ! /

OU L'ON REPETE A SANTA-MARIA \ <:e que lui avait dit hiuiam andrews

Ix; 15 juin, celui qui écrit ces lignes revenait, en compugnie du major St-Julicn, de la ville et du fleuve où ils'avaient été serrer la main à quelques excellents amis.

C'était à bord du St. Mary, le bateau-poste de la ligne du Têchc.

Nous étions sur le pont, aspirant les parfums do la nuit, et récitant mentalement les sh-ophes excentriques- de notre pauvre Alfred de Musset à la lune, qui, ce soir-là, brillait de tout son éclat, lorsque la cloche et le sifflet du St. Mary nous annoncèrent le landirig de Prévost. {Nous avions oublié de dire que le bureau de poste se trouve dans son hôtel.)

Bientôt après, le bateau stoppa et Prévost nous apparut, une torche à la main.

" Vous voilà fort à propos, nous dit-il en poussant une exclamation joyeuse ; j'allais vous écrire.

—Pour ?...

—Pour vous demander si Santa-Maria n'a pas été chas.sé par quelqu'un de vos comités, auquel cas nous le rechasserions nous-mÇ.mes. Nous ne voulons pas que Jenneret devienne un refugium peccatorum de vos paroisses, comme Franklin l'a été si longtemps-*.

—Santa-Maria est donc votre voisin ?

—Oui, depuis deux jours.

— 315 —

—J'ignore s'il a été chassé, mais le Major, qui est à bord. 5.era pent-otre mieux informé que moi."

Nous allâmes à bord ; le Major ne savait rien.

1/i bateau reprit sa route et nous dîmes adieu^ii Prévost, après lui avoir promis des renseignements aussi prompts que certains.

Trois jours apijÊS, il recrut de nous une lettre contenant une rourie biographie^e son voisin et son expulsion de la paroisse? Calmssieu par le comité présidé par Hiriatn Andrcv/s.'

Nous lui disions en finissant :

" Chassez ce drôle, mon cher Prévost, et dormez tranquille ;—cette expulsion ne vous sera pas comptée au jour du jugement dernier."

IjQ 22 juin, l'hôtel Prévost réunissait une quarantaine d'habitants des plus honorables. Ces messieurs étaient graves comme le sont les hommes de cœur et d'honneur qui ont un grand devoir a remplir. Ils allaient en effet s'organiser en Comité de Vigilance) et juger un homme.

M. Paul C... fut nommé président. Dans cette assemblée d'honnêtes gens, choisir un honnête homme était chose faqile, ou. pour mieux dire, il n'y avait que l'embarras du choix.

8anla-Maria tut amené.

" Vous êtes condamné, lui dit le président, à partir de notre quartier dans les vingt-quatre heures."

Santa-Maria remercia ses juges et partit dix-huit heures après en menaçant l'Amérique en général et les habitants de Jennereten particulier de la colère du roi d'Espagne.

Faut-iî pour cela que l'Amérique arme ses côtes et ses miliciena comme l'Angleterre? Nous ne le pensons pas.

COMITÉ

DK

'VE5^Ivi:iIl,IL.OJSr"VIIjIL.E

QMu* aewv^lneuv c))V(xmc\,'\i)^ hié4iden^.

LA PAROISSE LAFAYETTE

Dans les premières années de ce siècle, la paroisse Saint-Martin •Rtait grande comme une de ces principautés allemandes ornées de ces inutilités qu'on appelle des grands-ducs... ou comme trois ou quatre départements français.

Pille touchait d'un côté au comté de Ste-Marie, alors à peine réveillé par les haches des défricheurs de quelques habitations,— d'un autre au comté des Opelonsas qui forme aujourd'hui la paroisse la plus riche et la plus populeuse de l'Etat,—enfin du côté de l'ouest, elle touchait à la mer par ses prairies tremblantes oi^i se dessinent Comme des oasis, ces magnifiques îles formées de couches d'alluvion, couronnées de chênes séculaires et qu'à cause de ces rois de nos forêts louisianaises, on appelle cltèiiières.

C'était une belle paroisse ;

Belle par ses prairies, vastes et vertes comme celles du Far-West, immortalieées par Cooper,—et qui appelaient la charrue du laboureur ;

— 318 —

Belle par son Grand Bois qui, alors comme aujourd'hui, fermait son horizon à l'est, comme les Pyrénées ferment la France du côté de l'Espagne ;

Belle de ses prairies ^'allongeant vers la mer, comme pour saluer la mère nourricière du commerce américain et comme pour lui demander en même temps, les substances salines qui font leurs pâturages si riches ;

Belle enfin de ses forets, de ses campagnes, de ses bayous, artères communiquant du cœur des Atlakapas à la mer,—et dont les deux plus riches étaient : le Teche, courant du nord au sud jusqu'à la baie Berwick, ainsi nonnnéo par une famille dont les descendant'? existent encore ; et le bayou Vermillon, d'une navigation moins facile, mais courant vers la baie du Vermillon à travers la plus splendide prairie tremblante que les hommes aient jamais admirée.

Comme toutes les coloniesprimiti^-es, Saint-Martin n'avait alors qu'une population rare, perdue dans les pi-airies ou dans les bois qu'elle attaquait : les })remières à coups de charrue ; les autres à coups de hache ; hache et charrue faisaient bravement leur devoir. Chaque jour le soleil se mirait dans une savane fraîchement labourée ou dans nn angle des forets veuf de ses arbres de la veille.

Les défricheurs précèdent toujours les civilisateurs. .

Les églises n'abondaient pas dans ce pays, séparé de la Nouvelle-Orléans par des distances presque infranchissables.—car la vapeur n'était pas encore inventée:—pourtant les missionnaires t avaient suivi les premiers pionniers delà civilisation européenne.

Une seule église s'élevait aux Attakapas. celle de Saint-Martin.

Ce village, si beau aujourd'hui, se composait alors de trois ou quatre maisons, groupées autour d'une pauvre église, image vivante de rétable de Bethléem.

liC cuvé de cette église s'appelait le père Barrière.

T^e père Barrière était tout simplement un martyr.

Dans une de ses missions, au milieu des tribus indiennes^ il avait été pris et attaché au poteau du supplice. Au lieu de le faire mourir dans les tortures dont le récit fait frissonner le lecteur qui lit les premiers documents de notre histoire nationale, les Indiens s'étaient contentés de lui arracher les ongles—et l'avaient ensuite renvoyé.

I>e père Barrière était héro'iqueraent sorti de cette épreuve, uoe

— 319 — (ia^ pins craelles qu'enregistre la médecine,—et, Dieiï aidant, ij avait repara sur la brèche...

Soldat du Christ, il s'était remis à l'œuvre après la bataille ; Mulenient il devait être plus fier d'ofirir à Dieu le calice... avec Ees ongles mutiles.

r^e père Barrière était curé de Saint-Martin ; c'est-à-dire d'une j)iroisse pins grande aujourd'hui que beaucoup uc diocèses.

Ses paroissiens étaient seulement les i-ari nantcs in gurgite vasto de Virgile.

Le? Tiéophytes étaient perdus dans le désert et le clergé était trop pauvre pour y envoyer de nombreux chasseurs aux âmes.

L'œuvre de ce.s chasseurs d'âmes devait être abondante dam l'avenir ; alors elle commençait.

\je père J3arrièYo avait donc comme un petit royaume à éclairer do la lumière de TÉvangilc ; mais un royaume oîi l'émigration portait chaque jour de nouveaux sujets.

Ce champ qu'il commençait à défricher promettait une n-.oi.-^cm nbondante.

Aujourd'hui la croix y est aussi enracinée que les plus vieux ar-hres des forêts, ■(./'était l'aube de la civilisatioi) attakapicnne.

Du reste, les> colons étaient tous méridionaux, c'est-à-dire de race latine.

Dans la zone que domine aujourd'hui la Nouvelle-lbérie, des V^ pagnols :

A St-Martin et plus loin, des Français et des Acadiens déportés des possessions anglaises du Canada^ comme les Messénieus le furent jadis des champs de la Crèce.

Kace formée d'éléments hétérogènes mais qui devaient se fondre et concourir ensemble à une œuvre de civilisation qui a fait depuis de-* Attakapas une des parties les plus belles de la Louisiane.

Ver^ 1820. la paroisse St-Martin se trouva comme ces villes de la Grèce qui envoyaient au loin leurs jeunes gens fonder des colonies —en pleine exubérance de population.

TjCs colons avaient poussé dans ses ])roiries aussi drus que les brins d'herbe : ils demandèrent è. s'organiser en paroisse, en se traçant pour frontières Irs bayofts 'l'ortue et Oarancro.

— 320 —

C'étaient des enfants devenus grands et qui demandaient à se séparer de leur mère.

Leur vœu fut exaucé ;—la paroisse Lafayctte fut érigée en 1823.

Le clief-lieu avait d'abord été placé sur la rive droite du bayou Vermillon,—sur cette rive pittoresque où s'élèvent aujourd'hui les quelques maisons qui forment le hameau qu'on appelle le Pont, et où se trouve, entre deux magnolias, la source qui désaltéra le meeting vigilant du 4 juillet—meeting que nous décrirons ailleurs.

C'était là, à ce qu'il nous semble, un choix dicté par les lois topographiques, les seules qui doivent diriger les sociétés qui commencent ; car le village naissant avait à ses pieds un bayou navigable pendant plusieurs mois de l'année et qui. grâce à la vapeur, aurait ouvert plus tard, par mer, entre la nouvelle paroisse et la Nouvelle-Orléans, des communications faciles.

L'année-suivante (1824), le siège de la paroisse fut transféré trois milles plus loin, dans la magnifique plaine où l'église, œuvre de l'abbé Maigret, lance dans le ciel son clocher bysantin.

Une famille,—dont les chefs avaient amassé par le travail des richesses qui devaient décupler dans les mains de leurs descendants, —avait offert les terrains du nouveau village.

Cette famille était celle qui devait donnera l'P^tat un gouverneur et un lieutenant-gouverneur,—et, tlans la personne du premier, la plus éclatante personnalité des Comités de Vigilance.

C'était la famille Mouton.

Nous donnons ici—ne fût-ce que comme jalons pour l'histoire de cette paroisse—les noms de ses premiers représentants, dont quelques-uns vivent encore.

1. M. Jean Mouton, un des chefs de la famille sus-nommée.

2. Alexandre Mouton et André-Valérien Martin, tous deux vivants : l'un, ex-gouverneur et ex-sénateur au Congrès, président du •Comité de Vigilance de Vermillonville et enfin président de la convention qui a proclamé la séparation de la Louisiane ; l'autre, jouissant sous les ombrages de sa riche habitation des loisirs que lui ont faits son travail, sa loyauté et son intelligence.

S.François Braud, le Dr. Creighton (déjà nommé dans notre histoire du Comité de la Cùte-Gelée) et Joseph Bernard, qui revit dans trois où quatre beaux petits enfants que nous aimons comme s'ils nous appelaient lenr frère ou leur ami.

— 321 —

Et maintenant que nous avons exposé à grands traits l'histoire des premiers jours de cette paroisse, abordons sa plus puissante individualité : c'est du reste la figure la plus saillante des pages qne nous avons encore à écrire.

LE GOUVERNEUR MOUTON

Nous nous hâtons de dire, en commençant ce chapitre, que nous ne ferons point d'apothéose, mais tout simplement de la biographie.

Le gouverneur Mouton doit être né avec le siècle.

D'une race où le lait pur des mères a versé de génération en génération la santé et la force, l'enfant dut grandir, sain et fort, au milieu de ces savanes attakapiennes prestjue aussi désertes alors que celles du Fax -West.

Enfant, il dut monter k cheval et chasser à travers les prairies, les papillons d'abord, puis les oiseaux, avec des arcs indiens, puis les chevreuils, avec (|uek|ue fusil remis sans doute timidement entre ses mains par la tendresse maternelle.

11 grandit et se développa dans ces exercices île la première enfance. Le soleil de la Louisiane n'est terrible qu'aux êtres frêles et débiles : il bâle les hommes forts, mais il les a toujours retrempés.

Jeune homme, il ne jeta pas au vent ses années comme tant ^ contemporains le faisaient à cette époque. II y avait en lui comme un pressentiment de sa grandeur future,—il travailla.

La vie est un champ aride pour les paresseux, mais s'ouvrant toujours à ceux qui la défrichent.—Elle rend au centuple tout ce qu'on lui demande par la lutte : il le savait et il combattit.

Après de consciencieuses études du droit chez le vieux jugeYoor-hies, le chef de deux générations illustres dans la magistrature, comme les Vernet le sont dans la peinture, M. A. Mouton fut r^çu avocat.

Le semeur allait moissonner ; le jeune Atiakapien allait voir le peuple venir à lui.

En 1827, M. A. Mouton fut nommé membre de la Chambre des Représeutants ;

— 322 —

î]n 1828. électeur du parti jacksonniste ; '^

En 1830, Speaker;

Quelques années après, sénateur au congrès des Etats-Unis -,

En 1842, il était gouverneur.

C'était une carrière parcourue en quelques années ; une carrière* rapide et brillante corarne celle des jeunes généraux du premier empire français.

En 184G, après quatre années de pouvoir, inaugurées par un message qui fit sensation dans toute la presse américaine, et où il proclamait en matière d'emplois publics, la rotation,—principe qui dut faire pâlir les budgétivores, il rentra dans la vie privée et se réfugia dans sa splendide lialjitation, aux portes de Vermillonville.

Le gouverneur Mouton était dans toute la force de l'âge et il alla simplement gouverner son habitation, après avoir gouverné souverainement notre Louisiane.

Il laissa iila porte de son habitation tous les souvenirs de l'éclatante carrière qu'il avait parcourue : souvenirs de A\''a>hingtOQ,— débats du sénat—ses grands orateurs—ses tribunes ruisselantes de soie, de diamants et de femmes, lorsque parlaient les grands orateurs de cette époque trop vite envolée,—revues militaires de la Nouvelle-Orléans,—ovations donné3s h sa carrière,—il oublia tout pour se faire planteur—rien que planteur. Comme saint Jérôme, il avait laissé les splendeurs de Rome pour la solitude... Au dftt-neuvième siècle, il n'y a plus guère que l'Amérique qui voie de ces Ikbdications à la Charles-Quint.

Le gouverneur Mouton vivait sur son habitation depuis sa retraite, comme un homme qui, après avoir payé glorieusement sa dette à la société, aurait eu le droit de vivre dans le repos,

Oubliant, oublié,

comme a si bien dit Victor Hugo.

Cependant, il n'avait pas si bien renoncé au monde, que tou3 les ans il ne fût pris du désir de revoir les divers théâtres de sa première jeunesse,—ces théâtres où il avait paru comme envoyé de soa Èta;t et comme un des plus beaux représentants de la race franque dont il portait du reste le cachet sur sa figure,—médaille des Bourbons datant de Louis xiv.

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^a force.—où il avait pu dire, en niisant jouer tous le,s ressorts de sa puissante poitrine :

O printemps, iexinespe de l'année ! O jeunesse, printemps de la vie!

Pnis il venait s'ensevelir de nouveau sur son habitation, bon et simple comme tons ceux qui abdiquent un rôle éclatant,—conseillant les un=, rendant service aux autres,—rendant enfin à ses concitoyens, .avec usure, la monnaie du mandat qu'ils lui avaient donné.

Plus tard, quand pour réprimer des crimes de tous les jours, les Attakapas, répon^nt k la v(^x du chevaleresque major St-Julien se couvrirent de tomités de Visrilance, le .çonverneur Mouton se jeta dans le mouvement et sanctionna aihsi, aux yeux de tout le pays, la léo^timité de cette insurrection momentanée contre la loi,

A la Queue-Tortue, à-cette journée tant calonmiée et oi^i la société ne fit que se défendre, iMa, accompagné du major St-Iulien et dun aut-e chef, M. Yalmont Riofiard, de St-Marlin,—il alla, sans armes, sommer John, Jones, le chef des insurgés, de déposer les armées,—vit, sans sourciller, snns âlir. le fusil dun bandit trois fofs levé sur sa poitrine.

Mais le grand et rinsiune honneur réservé à cette noble existence et qui en est le magnifique couronnement, c-t le titre de pré^^ident de la convention d'Etat de la Louisiane, eu 1861,-j-de cette conven-^ t^n qui n'a pas hésité k se jeter dans la féconde révolution où nous sommes entrés. Dans cette assemblée, élite des patriotes du pays c'est le gouverneur Mouton que des concitoyens, les délégués des diverses paroisses, ont élevé au fauteuil présidentiel. C'est'' lui qui a dirigé les débats qui ont produit riiarmonie de volonté et d'action dont nous sommes maintenant témoins. Kn cette circoMtance grave et suprême, c'est lui qui a été jugé le.plus di-ne en&e tant de généreux citoyens. Et il a été à la hauteur de sa mission, et on a pu adïQirer réiuiies en lui toutes les qualités de son o-rand rôle l'énergie et l'ardeur ^ciui pouvaient bouillonner dans les cœurs les' plus jeunes et la prudence et la sagesse qui devaient être le fruit d'une longue et laborieuse carrière.

Nous retrouverons cet homme, quand la popufation attakapiênûê le rappellera sur la brèche.

En attendant, abordons notre histoire.

— 324 —

UN ASSASSINAT

Dans la dernière semaine de l'année 1858, une maison de Ter-millonville était le théâtre d'une scène atroce. Avant de décrire la scène, décrivons la maison. Cette maison, qui existe encore, étalait alors, sur la belle et larg^ rue qui conduit de la Maison de Cour à l'Église, une rangée de gastronias qui lui faisaient en été comme un voile de fleurs et de verdure.

Cette maison était habitée par une vieille femme iSlanche, ayant deux belles et chastes jeunes filles, respectées et aiméeà de tous.

Une cour carrée se dessinait derrière la maison. Bans cette cour, couverte ordinairement l'été d'absinthes sauvages, se trouvait un puits.

Le dimanche dont nous parlons, les dôax jeunes filles, qui s'étaient absentées, étaient revenues de la campagne, atin d'assister à la messe, et avaient trouvé une de leurs quatre ou cinq domestiques j^urbifsant le plancher de la chambre de leur mère,—et l'une d'elles avait dit il cette domestique, appelée Modeste et âgée de 22 ans : '• Où est notre»mère?

—Chez Rébecca," avait répondu Modeste en continuant son d|w-ratlou.

Kt les deux jeunes filles, ne se doutant de riL-n. étsiieut parties aussitôt après pour l'église dont la cloche les appelait h. l'office divin. La messe dite et les deux jeunes filles rentrées au logis, la mère ne rev-enait pas...

L'inquiétude était entrée bientôt dans le cœur des deux enfanta. " Qu'on aille voir si notre mère est chez ii^ecea." avaient-^ lies dit à des amis.

Rébecca (Juive établie au village) ne lavait pas vue de la matinée.

Alors l'inquiétude s'était changée eii terreur, en quasi-certitude d'un crime commis sur leur mère, et les deux jeunes filles s'étaient priS'^s a pleurer.

Puis tous les cœurs s'étaient émus, et cinquante personnes avaient battu le village et la campagne...

Lenr mère n'avait été vue nulle part : donc des mains mystérieuses l'avaient fait disparaître ; donc un crime avait été commis.

Cepgnilant la nuit était arrivée et la mère n'avait pas reparu.

Il y avait quelque part dans ce village un cadavre et l'on ne savait pas où était ce cadavre,

JjQ frisson était dans toutes les chairs.

Le soleil—qui a vu tant de crimes et qui à ce titre doit être ^lasé sur tous les crimes possibles—le soleil avait disparu dans les bancs de nuages du golfe du Mexique, et les recherches duraient encore.

La maison était entourée d'un immense cordon de spectateurs : une inspiration passa dans le coîur de l'un d'entre eux, qui voyait un jeune mulâtre de 13 ans, esclave de la maison, jouer sur la galerie de la maison sinistre.

" Si nous pendions un peu 0e petit mulâtre? cria Henri Livran.

(Il est bion entendu que cette menace avait,pour but d'arracher des révélations au jeune esclave.)

—Pendons-le !" cria la foule.

On saisit Tadolescent, qui jusqu'alors avait joué sur la galerie avec une insouciance de lazzarone ; on roula une corde autour de son cou et l'on fit le simulacre de le hisser au haut d'un arbre.

" Grâce !" cria-t-il, au moment où il allait se trouver suspendu Ans le vide.

La corde retomba et l'adolescent se retrouva debout sur le sol qu'il avait cru quitter îi tout jamais.

" Où est ta maîtresse ? lui demanda Henri,

—Je l'ignore. '

—Je te pends de nouveau, ajouta le tortionnaire.

—Maître, dit l'esclave, eu le regardant avec des yeux dilatés par la terreur, comme ceux des tigres par la colère, ma maîtresse est... là... là-bas... dans le puits... dans une excavation,.." et sa main se îeva sans trahir aucui^ émotion nerveuse et désigna le puits de la cour.

La foule se rua dans la cour comme une avalanche.

Un homme était déjà descendu dans le puits, et y était descendu, laissant à l'orifice du puits une foule de têtes anxieuses. Ajoutons -que les jeunes femmes y étaient en majorité.

Il y eut un moment d'angoisse à défier les combinaisons les phi*

— 326 —

dramatiques de Sbakspeare. Pour expliquer la solennité du tableau, il suffira de deux lignes : un puits béant où un homme était, descendu à la recherche d'un cadavre. ^

L'iioninie cria bientôt :

" J'ai trouvé le corps... il est ticde... Mme **••■ est peut-être encore vivante." "^

Vingt bras se tendirent pour aitler l'hoinme à sortir de ce puits. eu en retirant une l'enime (jui éiait peut éire encoi-e en vie, et i^ui^ peut être aussi était un cadavre.

L'homme remonta... remonta lentement et api)acnt dans le cercle himincux, tenant ]ûn\6 sur son épaule un corps nu, maculé de sang et où la vie semblait palpiter encore.

Puis, comme il sortait de ce puits, ua cri d'horreur s'écha|)pa de toutes les poitrines de cet être collectif qu'on appelle la foule... puis un second cri suivit le premier.

C'était une noble^ct charmante femme,-fort connue aux Attaka-pas, qui, terrifiée par ce spectacle, et jHenchée (prelle était sur ce puits fatal s'était évanouie et était tombée vivante, heureusement dans ce trou, d'où un cadavre venait de sortir.

Tendant que la vivante était retirée et reprenait f?C3 sens, la morte était étendue sur l'herbe et montrait à la lueur des flambeaux toutes ses blesi-ures.

De la tête aux pieds elle était saignante et mutilée. Il

lia tête avait été fendue à coups de hache ; puis on avait déchiré FUS vêtements et mis son corps ù nu ; puis, comme le corjjs était saignant et pantelant, et la férocité des assassins s'uUumant coumie celle du tigre à mesure qu'il déchire une victime, ce corjw avait reçu peut-être cinq cents coups de couteau qui a>'aient dû s'ai-har-iier il plaisir sur tous ses membres...

Ce corps était tiède encore... c'est-à-dire qu'au fond de ce puits il avait dû compter de? heures... de bien longues heures d'agonie.

Cette agonie avait dû être aft'rei^i^... et elle n'avait pas été éclairée par les prières et les larmes des flr -ts î

]>écidément Dieu n'est pas nu chevet, de tous les mourants I

L'assassinat bien constaté, on commença le lendemain l'enquête sinistre ; les témoignages et les révélations abondèrent de tous les côtés.

L'heure de l'assassinat fut d'abord bien établie. Un esclave d'^

— 327 — Mme C. M., qni, depuis des années, porte tous les matins du janli-nage au marché de Vermillonville,—cet esclave, disons-nous, passant a six heures du matin devant la maison, théâtre de l'attentat, entendit d^ cris étouffés qni partaient de cette même maison ; et comme îi I ■'. ii vit un jeune mulâtre, le même qni a été à demi pendu <_.; ?cène que nous venons de décrire, jouant sur la galerie.

" D'où viennent ces cris ? demanda le jardinier. ^-Ce n'est rien, dit le mulâtre, c'est ma maîtresse qui fouette Mo-• deste."

liC jeune drôle commettait Iti un menBonsre qni devait lui valoir la potence. C'était Modeste qui, au contraire, assassinait sa maîtresse en oe moment.

Il fut luis en prison et fit dos révélations. L'enfance est loquace"; ç'eaf^'i^à son moindre défaut ; seulement le jeune prisonnier yjoaait Ba tête.

11 révéla tout—et l'iK-iim ,^,| crime, qui était bien celle où le maraîcher l'avait vu, ' ' . . îat commencé pur des coupa de hache et fini au fond d'un puits;-ii révéfa que, pendant l'assassinat, il avait fait le guet, afin de donner le change sur les cris ou les plaintes qui pourraient s'écliapper de la maison pendant la lugubre scène ; il fit si bien que le pauvre diable se fit condamner à mort.

Il ne devait pas être le seul condamné. ^ Non-seulement le jeune mulâtre avait dénoncé le rôle qu'il avait joué pendant le crime, mais il avait dit aussi quel avait été le rôle des autres acteurs. Deux négresses (Modeste et ITyacinthe) avaient entouré leur maîtresse ; Modeste lui avait porté un premier coup de hache ; puis elle avait frappé, frappé, frappé tant que la victime avait donné siarne de vie ; puis on avait ramassé ce corps dont le t-^ang et la vie \épanchaient par mille blessures, et on l'avait jeté dans le puits d'où l'on venait de le retirer encore tiède...

Ajoutons, comme dernier trait au tableau, que ce cadavre, jV^é vivant dans ce trou à fîx heures du matin, en avait été retiré encore tiede, k dix heures du soir^

Ajoutons • encore que Igs deux jeunes filles, qui avaient trouvé, le matin, Modeste fd^rbissant, l'avaient vu, sans s'en douter, laver le sang de leur mère, et avaient marché dessus.

C'était, comme on voit, un crime à dépasser toutes les plus sombres combinaisons de Sbakspeare.

— 328 —

Jamais peut-être l'Afrique n'avait été plus féroce.

La punition devait être exemplaire :elle le fut.

Le jeune mulâtre et Modeste turent condamnés à mort.

Le premier fut pendu quinze jours après.

Durant le procès, Modeste avait fait constater qu'elle était ei>-ceinte. En con?é(}uence, le juri avait décidé que son exécution n'aurait lieu que quinze jours après ses couches.

Le roman de cette femme devait avoir encore quelques volumes.

Enceinte et ayant un sursis jusqu'après son accouchement, elk devait être conduite dans la prison des Opelousas ; y tromper la vigilance des gardiens, en étoullant son enfant et en le jetant dans les latrines ; et enfin se faire pendre vingt-et-un mois après sa condamnation, et, cette fois, après un second accouchement l)ien constaté 1

Nous ne sommes pas curieux, mais, puisque cette triste interro; cation se présente, nous serions bien aise de connaître le nom de celui qui avait eu le cynisme de chercher la volupté sur les lèvres dune condamnée ù mort.

LES VIGILANTS

Ce crime, commis dans les circonstances atroces que nous venons de raconter, était resté comme une larme sur le cœur des habitants.^

La justice découverte depuis longtemps ; le vol oriranisé là, ailleurs, partout ; tontes les pages que nous avons écrites déjà, et tant d'autres que nous aurons à dérouler encore, tout Avisait de» Comités de Vigilance une loi de Salut Public.

V^ermillonvillo s'engagea donc dans le mouvftnent comme la Côte-Gelée s'était armée dans les derniers jours de janvier ; A^er-înillonville eut sa première réunion le 15 mars.

Voici quelle fut sa constitution :

Société îrc protection mutncUe.

t

CONSTITUTION. ^

Considérant qu'une bonne admiuistration de la justice est iudispon-«ftble au bien-être et au jeu régulier de toutes les sociétés civilisées ; Considérant q^e les fréquentes vielatiôusde la loi sont restées jusqu'i

— 329 — présent impanies dans iM>tre paroisee, et ont, par ce fait, encouragé de nouveaux désordres, au grand détriment de la paix et de la tranquillité publiqu?e :

Confiînf'rant enfin qu'il est du devoir do tous les bons citoyens de faire respecter les l«>i^ du pays en veillant à leur exécution :

Les Bouesiynés ont résolu de former une association dans le but de porter remède, autant que faire se pourra, au mauvais état de choses qui règMpnrmi nous,—lequel état de choses alarme ajuste titre tous ceux gjdnK à roeur le succès et le prop^rès de notre communauté.

En conséquence, ils ont renfermé leurs vœux et leurs aspirations dans la constitution suivante :

AuTicLE puEMinR.—La prt'pcnto association sera désignée sous le nom de tiodéfé de Protection mnturUe.

AiiT.2^EI]e agira do concert avec les autorités de l'Etat, de la paroisse eJnes corporations, et leur prêtera ses bras et «<ds fusils pour assurer l'exécution des lois.

Art. 3.—La société cjioislra parmi «es membres un président et un secrétaire, et il sera du dnvoir d.- gc dernier de tenir dc3 minutes de toutes les séances de ladi'

AuT. 4.—11 sera ausf^i i . ni co»ité exécutif composé de cinq

membres, dont lo principal devoir sera de prendre, eti cas d'nrgcnce, telles mesures qu'il jugera convenables, et qui deviendront pur-le-champ exécutoires, sauf à rendre compte plus tard à rassemblée des motifs qxki auront dicté ces mesure?.

Akt. 5.—Dans le cas où les moyens daction déjàadopté.s ne suffiraient p#, la société pourra toujours prendre de nouvelles mesures ou rendre de nouveaux décret* selon les circonstances, et s'inspirer surtout de la détermination bien arrêtée de ne reculer devant aucun des obstacles qui pourraient se présenter. *

Anii. 6.—Nul ne pourra être admis sans avoir été présenté au moins par un memjjre et s^is avoir obtenu l'unanimité dos votes.

Art. 7.—Tout m^|p)rc poufra se retirer de la société, après une démission préalable; mais tant que cette formalité n'aura pas été ac<?om-plic, il sera solidaire de tou^U-s actes de Indite .société.

AuT. 8.—Chaque membre devra s'engager sur Ihonneur à garder le «eci-et sur l'organisation ou les actes de là société.

Ar;^'. 9.—Tous lescriiîièi, délits, trafics des blancs ou des gens de couleur libres avec les esclaves seront l'objet d'une enquête sérieuse et, au besoin, d'un châtiment sévère de la part de ladite société; il sera suitout du devoir de tout membre de dénoncer au comité exécutif toute» les violations delà loi qui seront à sa connaissance.

Akt. 10.—Danx /es réunions de ladite société, la politique sera rigou-rcmçmcKt interdite.

V'

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jt^^jir. 11.—Unemnjorité des membres de la société sera nécessaire pour amender les ré.çi^lements déjà adoptés.

Art. 12.—il y aura assemblée régulière le premier eame^li de chaque mois.

Art. 13.—Un marslial sera toujours à la disposition du comité exécutif pour assurer l'exécution de ses ordres.

Art, 14.—Sur la demande du comité exécutif, le président sera obligé de requérir la société ou delà mettre en permanence.

Art. 1.5.—Enfin, la société se réunira rigoureusement le jour de ,j|ou-verture de chaque Cour de district. *

■ La première signature qu'on lise au bas de cette constitution, re-jSet ou modèle de toutes les autres, est celle d'André-Valérien Martin, ex-shérif de la paroisse Lafayette, et l'un des noms les plus ho-Korés des cinq paroisses attakapiennes.

C'était donc tïti ex-oiBcier de la loi qui prêtait, comme un drapeau, son nom pur et honoré à une association qu'une certaine presse devait représenter comme composée de brigands.

Près de deux cents noms sui\)fent la signature de M. André Martin ; nous eu passerons plusieurs en revue et en pèserons la valeur dans un autre chapitre.

LE PRESIDENT ET LES SOLDATS

DU COMITÉ DE VIGILANCE DE VERMILLONVILLE

f

Cependant, le lô mars, le gouverneu/ MoutcM^YHit été noilimé président, et A. X). Boudreau, secrétaire. W

Le 21 du même mois, la société nomma son Comité exécutif.

Le ticket suivant fut nommé au comité exécutif, noms bien connus de la population attakapieane :

MM. Désiré Judice, Hasard Eastin, Eosémond Dugat, Lessin Guidry fils, Y. D. Martin ;—marshal, M. Ignace Mouton.

De plus, ou résolut que le comité exécutif serait renouvelé toa? ÏQS six mois.

Enfin, plus tard, la société se donna un capitaine et choisit M. Alfred JSIculon, fils du Gouverneur.

K

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Ancien éicve de West-Point, arraché à la vie militaire par une

fortune indépendante qu'il avait t$*ouvée sur son berceau, M. ^A..

Mouton était un esprit cultivé, un iionnête homme et un officier

capable de çuider le Comité, s'il se présentait jamais une prise d'ar-

*■ mes ou une campagne.

Il devait en donner une preuve à la Queue-Tortue.

Lœ soldats, nous avons ù peine besoin de le dire, étaient dignes (fWoîr de pareils officiers.

En parcourant les deux cents signataires de la séance du 21 mars, nous trouvons les noms les plus connue, les plus aimés de la paroisse. 'J'ous ceux qui avaient de l'honneur s'étaient engagés dès le premier jour.

En^et, rien qu'en parcourant au hasard cette liste de noms, que nous Wterons peut-être tout entière ailleurs, et que nous citerions surtout avec empressement, si nous pensions que ces feuilles fussent destinées à vivre ; dans (jette liste on remarquait : les Mouton, les Latiolais, les Martin, les Bfaud, llfe Boudreau. les (Juidr}-, les Dou-cet, les Bernard, les Péck, les Cormier, les Broussard, les Dugat, les Patin, et tant d'autres que nous pourrions joindre à ces noms déjà si honorables.

J'en passe et des Jneilleurs !

ftiit dire Y. Hugo à Ruy Gomez, dans une scène d'Hernani, empreinte d'une grandeur toute cornélienne. Pac la probité, sinon par les parchemins, nous pouvons dire que cette assemblée valait tous les aïeux du vieux gentilhomme castillan.

JKnsi organisé, ce Co/nité apportait à celui de la Côte-Gelée une force énori:î||t; d'abord celle d'un président qui avait rempli avec éclat et dignité les plus hautes charges de la République et qui, en présidant une association réputée illégale, lui donnait, pour la faire absoudre et aimer au loin, le baptême de son nom ;

Ensuite l'autorité de ses soldats' qui tous, planteurs, avocats, propriétaires, médecins, c'est-à-dire'appartenant à la classe lettrée et partant conservatrice, accusaient le mal qui rongeait la société at-takapienne par rilîégfe,lité même de leur protestation.

. Ainsi organisé, ce Comité, comme tous ceux qui existaient déjà, pouvait défier tous les tribunaux du monde ; car, quel est le juri qui, en voyant des poursuites criminelles dirigées pour ce fait, con-

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tre MM. A. Mouton, Aurélien St-Julien, Dupré Patin, Domingeau, Georges Wèbre, Louis Savoie, Foreman, Sarrazin Broussard, Tli^o. Broussard, Numa Nunez, Jean Reaux, Beguenaud (du Pont Breaux) et tant d'autres dont les noms nous échappent ; quel est le juri qui, ayant à juger de tels hommes, n'eût pas réduit à néant tous les réquisitoires de l'Avocat de District en disant : il n'y a rien de commun entre ces gentilshommes et le Code Pénal ?

Ainsi organisé, ce Comité pouvait donc marcher vaillamment et fièrement à l'accomplissement de son œuvre.

Cette œuvre ne devait pas être une sinécure ; ce que nous avoni encore à raconter le prouvera surabondamment.

PREMIERS FEUILLETS

DE L'HISTOÏRE DU COMITÉ DE VERMILLONVILLE

Le 16 avril, M. André Valérien Martin avait été appelé à la vice-présidence.

Encore un nom honorable, celui-là !

Encore un citoyen ayant fait deux parts de sa vie, et ayai^ donné la première à son pays, en représentant sa paroisse à la Législature, et en la servant ensuite avec intégrité comme shérif; la seconde, il l'avait consacrée à sa famille, qu'il aime à grouper autour de lui, le plus souvent qu'il peut, sous les ombrages de sa magnifique habitation. 4,

M. Ignace Mouton, marshal du Comité, se vît adjoindre dans la même séance, quatre aides :

MM. Edmond Guilbeaux, Jules Dugat, Auguste Murr, Valéry Braux.

Le 7 mai, le Comité nomma deux chefs de patrouille par arrondissement :

Premier arrondissement ':

Lucien Guilbeaux et Tréville J. Bernard. 1

Deuxième arrondissement : Jean B. Broussard et Aie. Mouton.

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Troisième arrondissement : Désiré Landry et Auguste Murr.

Quatrième arrondissement : Octave Bertrand, Tréville Guidry et Joseph V. Guidry.

Les chefs susnommés étaient investis du droit de requérir autant de membres du Comité de Vigilance qu'en exigeraient leurs patrouilles ou les arrestations qu'ils auraient à faire.

C'était la police de l'état de siège ; mais sons cette police sommaire, grâce à Dieu, nul honnête homme n'allait voir mettre en jeu ni ses intérêts, ni sa vie, ni son honneur.

Le 21 mai, le Comité adopta une résolution disant que :

Lorsque des charo^es s'élèveraient contre quelqu'un de ses membres, il serait jugé et expulsé sur un vote de la majorité.

Cette résolution était logique : ils devaient décréter des cbâti-meuts contre les membres inipurg. de leur société, ceux qui allaient ebâtier toutes les impuretés sociales I

OSCAR BRAUX

Il n'est pas un habitant de Yerraillonville ou de la paroisse La-Fayette qui n'ait entrevu, au moins une fois, Oscar Braux.

Oscar Braux n'était pas précisément de la première gentilbom-nicrie. Si par hasard il avait eu cette prétention, c'eût été pure fatuité de sa part.*Il était plus près de Bâton-Rouge que des Montmorency.

Il habitait une cabane cachée sous les plus hauts arbres de la Prairie-Marronne.

Quel était son intérieur ? Nous ne saurions le dire, ne lui ayant jamais rendu visite y mais tout nous porte néanmoins à croire qu'il tenait plutôt d'un bouge que d'un palais.

Ceci soit dit sans insulte aux honnêtes gens qui n'ont qu'une cabane ; nous connaissons notre Virgile et nous savons qu'il a dit Res mcra miser. L'Évangile devait le dire aussi !

#

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L'ornement, la fleur cle sou désert et de sa cabane, était une fille de la tribu des Coco, dont nous avons conté ailleurs l'expulsion et q\§ portait le nom peu poétique de Tonton.

Inutile de dire que la jeune femme était aussi peu poétique que son nom. ^

Nous nous souvenons de nous être trouvé sur son chemin une fois, et sauf deux yeux de gazelle,—de ces yeux si nombreux dans cette race et qui semblent avoir volé quelques rayons au soleil;-— elle navait rien qui pût attirer la moindre attention de Tartiste, et encore moins du passant.

Elle n'était ni une Galathée de chair ni même une Galathée de marbre.

C'était une'statue delà nuit, sculptée ou plutôt équarrie à coups de hache. Le Iliram Powers qui l'avait faite, n'avait pas vti clair quand il l'avait fait jaillir sous son ciseau,

JJépoux était digne de la femme. Cœurs, intelligences, tout s'était réuni en vertu de ce mot si connu : Qui se ressemble s'assemble. Quoiqu'il fût blant et elle jaune, ils n'avaient commis aucune mésalliance. Oscar était en tous points à la hauteur de Tonton. -'

Oscar Braux menait une vie oisive et partant équivoque, comme tant d'autres bohémiens de cette époque qui disaient des propriétaires ce que Racine a dit de Dieu :

Aux petits des oiseaux il clonncleur pâture.

La viande lui tombait du ciel comme les bonbons dans les petits souliers de Noël. Arabe de l'Amérique, il faisait des razzias sur les terres et surtout sur les animaux de ^s voisins>

Comme nous l'ayons déjà dit et redit, la Justice était si faible, si inoffensive, si impuissante, que ce n'était vraiment pas la peine de la craindre. Partant, qu'étak-il besoin de travailler? de braver le soleil et la pluie? de s'exposer aux fièvres paludéennes? Vive donc le far niente ! le vagabondage, les courses de nuit et de jour contre la vache ou le cheval de son voisin ! Yive le commerce avec les nègres ! la maraude ! la contrebande ! tout ce qui fait gagner un peu d'or sans qu'il en coûte un peu de sueur !...

En vérité, Oscar Braux était un garçon bien heureiix avant l'établissement des Comités de Vigilance!

— 335 — Et puis, ses razzias et ses transactions nocturnes ave(f les nègres faisaient tomber parfois dans sa poche des pièces d'or ou d'argent, —pièces pêchées en eaa trouble, mais qui n'en tintaient pus raol^s joyeusement sur les bars des cafés de Vermillouville....

Cependant ces pièces exécutaient parfois dans la journée tant de tintements, que la tête d'Oscar s'allumait. 8a langue suivait, par une loi toute naturelle, les progrès de Tinfiammation cérébrale... et alors elle parlait tant, cette bonne langue, que c'était un plaisir !

Elle s'était même si souvent amusée, dans ses mouvements d'exaltation, à conter sans doute à des indiscrets,—et les 3Iifsièrcs de la cabane de la Prairie-Marronne,—et les pages d'intérieur des Coco, tribu dont descendait Tonton,—et les razzias dans la prairie,—et les pintes à\iguardieiUc, distribuées nuitannnent aux esclaves,qu'en fin de compte, on avait fini par apprendre sur le compte d'Oscar Braus plus de choses qu'il n'eût été bon pour lui qu'on en sût.

Uih diplomate, dit-on, ne se grise jamais ; mais Oscar Braux n'était pas diplomate et'n'avait jamais eu, par conséquent, l'honneur do signer aucune de ces feuilles de papier, appelées traités, où l'on vend des nations comme un simple troupeau de moutons...

Le 21 mai, Oscar Braux et sa Ténus reçurent la visite du Comité qui, par l'organe de son chef, les injita à aller faire une promenade éternelle dans toutes les parties du monde et môme dans toutes les paroisses de la Louisiane— excepté, toutefois, Lafayette, vSaint-Landry, Saint-Martin et Yermillon. Ils pourraient à l'avenir respirer l'air de tous les pays, sauf celui de ces quatre paroisses. Quinze jours leur étaient donnés pour se préparer ù ce long voyage sur les durs chemins de l'exil.

Le 4 avril, jour où expirait le délai accordé à Oscar et à sa Vénus, le Comité poussa une seconde visite à leur maison. Les proscrits étaient partis, il est vrai, mais ils avaient laissé à leur place trois femmes de couleur libres, toutes trafiquant de leurs charmes, et qui avaient tout simplement greffe la luxure sur l'arbre d'où l'on venait d'extirper le vol et le commerce avec les esclaves. On jeta à l'exil ces drôlesses qui s'appelaient : Éméreute, Gadrate et Zozotte, —et de ces trois créatures oisives jetées dans un autre milieu, on fit peut-être des femmes qui allaient se réhabiliter ailleurs par le travail...

Le même jour, un ordre d'exil fut signifié ù une autre femme de

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couleur VSve qui entretenait des relations publiques avec un esclave de Mme P. Saunier.

'*Le 9 mai, même signification fut adressée à un nommé Gratien, accusé et convaincu de trafiquer avec les nègres.

Le Comité commençait, comme on voit, à balayer les immondices. Comme nous l'avons dit ailleurs, il s'inspirait de cette magnifique strophe de Berthaud :

Oli! sans doute il faut bien, pour qu'un gan;rrei)é vive. Que le couteau tranchant taille dans la cl^air vive. Le monde avait alors un cancer large au sein : 11 fallait le Bauver d'une entière ruine, Et ce fat le Destin qui se fit guillotine Pour accomplir ce grand dessein !

U POPULATION DE COULEUR AUX ATTAKAPAS

Nous avons dit, quelques lignes plus haut, que le Comité de Vermillonville avait expulsé, à son début, quelques personnes de couleur. Étudions cette race, telle que noua l'avons vue aux Atta-kapas.

Le sujet est brûlant, mais la vérité est facile à confesser par écrit ou par parole,—d'autant plus facile que ceux qui nous coc-naissent, savent que nous n'aimons pas plus M. Lincohi, que nous n'avons songé à sanctifier la potence de John Brown.

Aux premiers temps de la colonisation, l'on émancipait facilement. Actes de dévouement, d'intelligence ou de courage, titres à la gratitude des maîtres, souvenirs de plaisirs donnés ou de services rendus, tout était matière à liberté. Les colons se montraient à la fois magnifiques et magnanimes. Us jouaient avec la liberté de leurs esclaves, comme Buckingham ou Potemkin avec leurs diamants.

A la longue, la population de couleur libre avait fait comme la postérité de Jacob,—elle s'était multipliée.

Beaucoup de ces émancipés de la veille s'étaient livrés, il faut le dire, à la paresse, ce péché capital des pays chauds.

Détachés de la glèbe ou de la domesticité, les hommes avaient

— 337 — constaté leur jeune liberté par l'imiDobilité indienne, et les femmes par ce qui dégrade le plus une race : la débauche.

Paresse et débauche ! deux rouages qui broieraient une race de dieux !

C'était la transition fatale, inévitable, peut-être, de l'esclavage k la liberté.

Mais on ne tient pas en vain par le ?=ang et par le frottement quotidien ?i une race supérieure ; la civilisation est comme la lèpre, elle se gagne par le contact. Cette lèpre divine, k population de couleur n'avait pas tardé k la gagner.

■ Aussi, moralité et aptitude au travail s'étaient-elles élevées promptement dans ces couches inférieures, il est vrai, mais aptes «, recevoir relativemtyit toutes les semences.

Le travail ét'ait venu d'abord... puis la moralité... puis les écoles, ces initiatrices de la poncée... puis la religion, cette chaîne qui relie l'homme h Dieu.

A .l'époque où k< v omité.s .se formèrent,—sauf quelques drôles et drôles?C3 qui devaient être broyés ju«^tcment, mais impitoyablement, par la meule popul.u're,—la race de couleur, aux Attakapas, était en général travailleuse, morale, surtout dans les villages, et devait fournir r•arm.■.^^^1^,•enlcnt peu de victimes aux exécutions<3es Comités.

Nous dirons même plus : elle comptait beaucoup de familles qui. par un travail loyal, ^'étaient élevées, les unes à rKisance. les au-ti^es ?i la richesse, et dont les chefs mettaient journellement les mains dans celles de laf race blanche.

Parmi ces honnnes, nous pouvons citer, sans crainte d'être démenti, aux Attakapas :

Chéri Boisdoré, aujourd'hui armurier en chef de l'arsenal de Port-au-Prince ;

Casimir Pinta, qui fait fructiSer aux environs de Yera-Cruz des capitaux qu'il a loyalement gagnés eu Louisiane ;

Et les Donat, des Opelousas, famille patriarcale, quia porté récemment, dans nous ne savons plus quelle province mexicaine, une fortune conquise, à la sueur du front,.par tous ses membres.

Ajoutons enfin, qu'enracinée au sol, par le berceau, le travail, et ses rapports quotidiens avec les blancs, dont la plupart étaient ses parents à divers titres ; ajoutons que, dans une guerre servile, cette

— 338 — classe aurait marché et marcherait toujours avec ceux qui lui ont donné la vie, la civilisation et la liberté, et non avec sa race maternelle, dont elle apprécie l'infériorité mieux que personne.

Beaucoup d'entre ses membres ont été, ou iront encore porter à Haïti ou au Mexique—deux sols mouvants I —leur industrie, leur activité, leur adresse, leur civilisation, toutes les moissons qu'ils ont recueillies côte-à-côte avec nous, qui sommes leurs initiateurs ou leurs pères.

Parmi ces déserteurs de leur sol natal, il y avait du bon et du mauvais grain. Que le mauvais grain soit balayé en mer par la tempête, qu'importe-? La société ne s'en ressentirait pas plus que de la mort d'un insecte ;i l'ombre d'un cactus. Les bous, les honnô-tes, les travailleurs, laissent un vide lorsqu'ils.disparaissent d'une société quelconque ; la France se ressentit longtemps de la révocation de l'Edit de Nantes.

LE 18 JUIN

Le 18 juin était arrivé :

Un de ces jours où, parfois par la faute des gouvernements, le vent révolutionnaire souffle sur tout un peuple.

Une proclaination du Gouverneur avait paru ; une proclamation malencontreuse mettant au ban delà société les Comités de Vigilance,—une proclamation pleine de menaces et d'éclairs.

Pour répondre à cette déclaration de guerre,—fort heureusement non suivie d'effet,—les Comités devaient avoir ce jour-là une réunion générale, près du Pont St-Julien, dans le bois qui, tout en suivant les méandres du bayou Tortue, dés'gne à l'ceil du voyageur la frontière des paroisses Saint-Martin et Lafayette...

A cette conférence générale de tous les Comités, Vermillonvilit nomma les délégués suivants :

MM. A. Latiolais»

Pierre Z. Doucet, A. E. Mouton, Donat Braux, Ursin Bernard.

— 339 —

«însi que le Président et le Secrétaire de l'Association de Prote -tion Mutuelle.

^^ Cette conférence eut lieu sous la présidence du gouverneur Mou-

Au ^bureau était assis, comme secrétaire, un jeuhe homme, déjà nomme dan> cette histoire, doué d'un caractère chevaleresque e-d une bravoure héroïque.—A. Judice.

Nous n'avons pas à dire les résolutions qui furent adoptées à cette journée, qui amena la confédération de tous les corps armés pour en finir avec tous les bri-ands de la société attakapienne. ^' Ives événements rendirent ces résolutions inutiles. Disons toutefois que bouches et cœurs y proférèrent en commun un serment do résistance et que si, plus tard, le pouvoir exécutif avait crié : Guerre ! les comités auraient répondu : Guerre '-et auraient ainsi préféré commettre le crime de rébellion que de retomber sous lejoujT des bandits, dont ils commençaient si éner-giquement h balajer le pays.

NOUVELLES MESURES

Si l'opposition se de.^sinait d'un côté, la résistance n'était pas en reste, et se mesurait à l'activité de l'opposition.

Le IG juillet, le Comité de Vermillonville organisa ce que nous pourrions appeler son Conseil de Guerre.

Les dispositions en sont assez éloquentes pour que nous nous contentions de les transcrire :

Art 1 -Touto accusation portée contre un membre des districts sur lesquels s étend notre juridiction, sera portée devant le Comité exécutif

auque seront adjoints dix membres pris dans le comité. Ce corps for raera la commission crimineUe. ^ '

Hn^r.'^;^r'^''^'?-7*'''' ?'' 'membres adjoints dureront autant que ceu>: du Comité executif actuel (six mois). ^

. ^r'^'~^^ commission, ainsi composée, aura le pouvoir de in^er oute affan-e qui lui sera soumise, et son jugement sera souverain'cS' ^-dire sans appel, quant au châtiment ou à son mode d'exécution AuT. 4.~La commission ne pourra siéger que si elle est enquorl^m -^

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et ce quorum sera la moitié plus un des membres qui la composent. Les deux tiers des voix seront nécessaires pour prononcer une condamnation.

Furent nommés de la commission :

MM. Pierre Z. Doucet, ' Désiré Landry,

Placide Guilbeanx, Don Louis J. F. Broussard. Alfred Mouton, Pierre R. Breaux, Alexandre Latiolais, ' Gérassin Bernard,

John A. Rigues, Charles Z. Martin.

Art. 5,— Dan^ aucun cas, la commission ne poun'a prendre connais-£-anco d'aucun crime ou délit qui serait antérieur de plus de six mois à la formation de la société.

La nomination de M. Alfred Mouton, pour commander les prises (V armes ou sorties, avait précédé l'organisation de la Commission Criminelle. Il y avait dans l'air comme le pressentiment d'une ç^rande journée et Ton s'y préparait.

AFFAIRES DES GUIDM,-DITS CANADA

A quelques milles de Yermillonville, en courant à l'Ouest, et sur . la route qui conduit à la Queue-Tortue, théâtre et dénouement du cinquième acte des Comités de Vigilance, se trouvait une famille, composée d'un vieillard, chef de la famille, nommé Olivier Guidry ; de deux fils, nommés Ernest et Geneus, et d'un cousin de ces derniers, nommé Onézime.

Le vieillard était trapu, de constitution athlétique, d'un teint .plutôt violacé que rouge ; son cou était soudé, presque sans solution de continuité, à ses épaules, ce qui accusait une constitution apoplectique.

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Suivant une liabitude particulière à la race créole, et que George Sand accuse elle-même dans ses mémoires, ses voisins l'appelaient Nain Canada.

FJrnest. son fils aîné, âgé de dix-sept à vingt ans, avait le type brun delà famille. Teint brun, yeux et cheveux d'un noir d'enfer, comme dit Alfred de Musset, tout décelait en lui le sang et la nature du midi. Il était de petile taille et présentait une copie réduite de son père.

Geneus, brun, vif et petit comme son père, avait les narines finement dessinées et des lèvres pincées et qu'on eût dit fouillées par quelque artiste du genre féminin.

Homme d'action, il devait se suicider au début de la journée de la Queue-Tortue, pour se soustraire à un châtiment que ses frères d'armes auraient dû prévoir.

Onézime Guidry, leur cousin, avait de vingt-quatre à vingt-six ans.

Père, fils et neveu, ils appartenaient tous à la grande famille des pirates de prairie.

Forts de leur nombre, de leur audace, de l'intimidation qu'ils exerçaient, ils faisaient la guerre à hi société sans âéguisemeut, sans masque.

Les bandits d'Opéra Comique mettent un masque, ou tout au moins un loup sur leur visage; les Canada exerçaient leurs déprédations, figure découverte. En vrais rois des savanes attakapiennes, ils . avaient voulu conserver le droit de regarder le soleil et k lune sans cacher ks traits, plus ou moins séduisants, que la nature leur avait donnés.

Ah ! ils étaient bien rois des savanes de la paroisse Lafayette, les Oanada !

Cartouche et Mandrin ont régné sur <les zones de pays considérables.

On les subissait; mais ceux qui se trouvaient sur leur chemin, leur souriaient à belles dents.

On leur désirait la potence ; mais en attendant on leur ouvrait tous les foyers et toutes les cachettes ; si bien que ces messieurs, éaxïs leurs orgies, auraient mis une variante à la chanson de la Dame Blandie-, si elle avait été faite à cette époque, et auraient chanté :

Ali!, quel plaisir d'strc brigand!

— 342 — Il en était ainsi des Canada.

Régnant sur leurs voisins par l'intimidation, ils croyaient leur domination éternelle... Ces messieurs n'avaient jamais lu sans doute aucun traité sur Vlnsiabihté des choses Jmmaines... pas même l'histoire de celui qui restera le type éternel des grandes chutes—de Napoléon.

Cependant, bien que les Comités eussent pris la résolution de poursuivre les crimes passés, seulement depuis leur établissement, le dossier des Canada ne laissait pas que d'être assez chargé.

Ainsi, chez M. Théogène Hébert, à deux milles de Yermillon-ville, aussi .insouciants que les bandits romains qui détroussaient autrefois les lords anglais dans les Marais-Poutins, ils étaient venus enlever des planches eu présence de la maîtresse de la maison. Elle avait en vain protesté courageusement contre cet attentat à sa propriété.