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qu'en vérité je ne sais comment faire , soit pouf me dispenser d'adhérer à votre demande , soit polir y répondre , au moins , convenablement. Car enfin , de deux choses l'une ; ou je m'expose à vous déplaire par un refus , quelque motivé qu'il me parut être , ou j'encours le risque imminent de ne vous présenter , en me rendant à vos instances , qu'un ouvrage indigeste , superficiel, informe , et beaucoup au-dessous de l'idée que vous vous en êtes faite , une véritable rapsodie , pour trancher le mot : et, d'une manière ou d'une autre , je blesse , à n'çn pas douter , notre amitié , ou j'humilie mon amour-propre. Mais , en pareil cas, un, galant homme a bientôt pris son parti , et ne balance point à sacrifier le dernier sentiment au premier. Ainsi donc , je vais vous satisfaire , ou , pour mieux dire , tâcher de parvenir à ce but , en me rappellant . par forme d'encouragement , que l'amitié est indulgente f et que l'œil de Pylade n'est pas celui d'Aristarque.

Ne vous attendez point à une description régulière et détaillée , à des particularités bien circonstanciées , à une peinture exacte de tout ce qui peut être relatif aux lieux sur lesquels votre, curiosité se porte avec tant d'intérêt. Tout ce que je puis faire , est de vous en donner une idée générale qu'appuiera une notice succincte, concernant la situation , l'étendue , les établisse-mens , le sol , le climat , les productions , le

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commerce , la population, le gouvernement, l'administration , le culte public , Tordre judiciaire , la police, les mœurs et les usages de cette Golonie. C'est bien là, réellement, tout ce qui peut fixer et mériter l'attention d'un homme instruit , le reste n'étant que matière de peu d'importance et de considération. Mais il faudrait que ces vobjets principaux fussent traités et développés plus amplement que je ne puis le faire ; le résultat de mon travail , à cet égaid , n'étant qu'un apperçu de ces mêmes objets , qui mériteraient , sans doute , un examen plus détaillé , une discussion plus approfondie. 'Enfin , je vous offre ce qui est à ma disposition , rien au - delà : et , sans autre préambule , j'entre en matière.

La Colonie dont il est question , connue actuellement sous le nom de Provinces de Louisiane et Floride occidentale , appartient au roi d'Espagne,, La majeure partie de son territoire , composée de la Louisiane , proprement dite , et de l'île de la Nouvelle-Orléans , dépendance et démembrement de la Floride occidentale , était ci-devant en la possession de la Fiance , qui en avait formé les premiers établissemens vers la fin du règne de Louis XIV , ou plutôt , sous la régence du Duc d'Orléans , vrai fondateur de cette Colonie , et fut cédée à l'Espagne, par le Gouvernement français , après la guerre de 1756. La prise de possession de ce territoire , faite en 1769 , au nom

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de son nouveau maître , est pour ce pays une époque bien douloureuse à tous égards , par la manière violente dont furent rompus , en cette circonstance , les nœuds qui avaient , jusqu'à ce tems , uni cette région à la France , et dont , en outre , l'on crut devoir cimenter le gouvernement étranger qui y fut dès-lors établi , sans la participation et contre le vœu formel des Colons ; violence assez caractérisée , soit par l'assassinat juridique , l'enlèvement , et la longue détention dans les fers de plusieurs des principaux d'entre eux , soit par l'expulsion tvrannique de beaucoup d'autres , les confiscations de biens , les recherches inquisitoriales et les voies de rigueur mises en œuvre , à tout propos . par le nouveau gouvernement, et enfin parla terreur générale qui accompagna cette prise de possession. Je n'exagère en rien Timpression de douleur et d'effroi répandue , en ces tems malheureux , dans toute la Colonie , impression si forte en elle-même , que j'ai vu et vois journellement d'anciens Colons , témoins de ces scènes tragiques , en être tellement frappés , qu'après un espace de trente années et plus , ils n'en font le récit qu'avec des témoignages sensibles de la tristesse , de l'épouvante , et de l'horreur , dont ils furent tous pénétrés , à cette ère vraiment affreuse pour eux , et gravée dans leur mémoire en caractères ineffaçables.

Cette Colonie , à la prendre dans son étendue en-

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tière , comprend , sur la rive droite du Mississipi, et depuis sa source jusqu'à son embouchure , tout ie territoire composant la Louisiane , borné , aq Sud , par le golfe du Mexique , et au Nord , par le lac Rouge, ( du vingt-neuvième au quarante-sixième degré de latitude septentrionale ) a l'Est , par le fleuve du Mississipi , et à F Ouest , par le Nouveau-Mexique et de vastes contrées encore peu connues ; et , sur la rive gauche de ce même fleuve , le territoire nommé Floride occidentale , borné , au Sud , par le golfe du Mexique , au Nord , par la ligne de démarcation entre les possessions des Etats-Unis et celle de l'Es-: pagne , fixée au trente-unième degré de latitude , à l'Est , par la Floride orientale , et à l'Ouest, par le Mississipi.

On voit , d'après cet apperçu , que ce fleuve partage la Colonie en deux portions d'une étendue fort inégale ; savoir, sur la rive droite , et depuis sa sortie du lac Rouge jusqu'à son embouchure dans ie golfe du Mexique , le vaste sol de la Louisiane , et sur la rive gauche , une bande étroite et qui se prolonge vers l'Est, le. Ion g du même golfe , jusqu'à la baie et rivière des Apalaches , resserrée , d'un côté , par l'Océan , et de l'autre , par la frontière des Etats-Unis , à-peu-près du trentième au trente-unième degré de latitude.

Si l'on considère et mesure toute l'étendue comprise dans les bornes qui viennent d'être désignées , cette Colonie , sous ce point de vue , présente-une

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superficie immense. Mais , en réduisant les choses a leur juste valeur, et considérant ce pavs tel qu'il est réellement, eu égard à la nature de son sol et à d'autres circonstances locales , sans y comprendre la Kaute-Louisiane, qui commence au trente-unième degré de latitude , et delà se prolonge au Nord et à l'Ouest, y vaste contrée encore brute et sauvage , à l'exception de quelques faibles parcelles de ce grand territoire ) je suis porté à croire que cette partie de-la Colonie , composée de la Basse-Louisiane et de la Floride occidentale, située, à-peu-près, du trentième au trente-unième degré de latitude Nord , et du soixante-huitième au soixante dix-huitième degré de longitude Ouest du méridien de File de Fer, et où sont , d'ailleurs, presque tous les établissemens de cette Colonie, n'offre, sur unesuperficie de quatre mille lieues, qu'environ cinq cens lieues carrées de terrein propre aux cultures coloniales , dont soixante - quinze lieues sur les rives du Mississipi, cent vingt-cinq parsemées çà et là , et de loin en loin , dans diverses portions intérieures de cette contrée , et trois cens dans l'étendue des cantons réunis des Atacapas et Opéloussas : d'où il résulte qu'il n'est guère, à tout prendre , que la huitième partie de ce grand espace , qui soit ou puisse être , par la suite , appropriée aux travaux et à la résidence de l'homme , le reste étant couvert de lacs , de'forets et prairies marécageuses , ou de terreins arides et sablonneux.

Le centre de presque toute cette partie de la

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Colonie , à prendre des bords du fleuve , et en pen riètrant, de part et d'autre, dans l'intérieur des terre* qui l'avoisinent, est, à la réserve de quelques point* rares et isolés, une plaine extrêmement plate , où Ton ne trouverait point une butte naturelle de dix pieds de haut , et qui conserve pourtant une £ente légère depuis les rives du fleuve , où est sa plus grande élévation , jusqu'aux lacs et lagunes située dans la profondeuret renfoncement du pays»

Au surplus ? il n'existe encore aucune carte àé cette Colonie , exactement dressée , ( mais, que dis-je?) pas même une esquisse, un croquis passablement fait : privation importante , et qu'il faut attribuer à l'incurie des Gouvernemens qui ont régi ce pays , etr à leur extrême indifférence pour tout ce qui outrepassait les vues étroites et mesquines de leurs délé* gués. De sorte qu'une région habitée et établie , comme celle-ci, depuis près d'un siècle , est aujourd'hui même ( scientifiquement parlant ) , presque aussi inconnue , en sa masse et sur-tout en ses détails , qne les contrées les plus sauvages et les moins pratiquées encore du nouveau monde ; tout ce qu'on en a, du reste , avancé jusqu'à présent, n'ayant, pour base, que des indices vagues, et des rapports ou faux, .«u mal digérés.

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bâtimens qui ne tirent pas au-dessus de douze à quinze pieds d'eau. Cela est d'autant plus fâcheux, qu'en-deç a de son embouchure , le lit du fleuve, dans un cours d'environ cent lieues , et, par conséquent t dans toute la profondeur de la partie inférieure de la Colonie, qu'il partage, est assez considérable pour recevoir les plus grands vaisseaux qui y peuvent naviguer en toute sûreté. Mais cet inconvénient est tel , que des navires au - dessus de trois cens tonneaux de chargement, ne peuvent entrer , à présent , dans le fleuve , ni en sortir avec leur cargaison complète , sans courir risque d'échouer; à moins que ce ne soit au printems , durant la haute crue de ses eaux. Il y a une soixantaine d'années ( à ce qu'on assure , au moins , ici ) , que des bâtimens de sept à huit cens tonneaux entraient librement dans le fleuve , et en sortaient pareillement en tous tems.

La profondeur du lit de ce fleuve , au centre des établissemens de la Colonie , formés sur ses bords , à-peu-près , à la hauteur du bras de la Fourche , et à cinquante et quelques lieues de son embouchure , est , autant qu'on peut l'estimer , de trente à quarante brasses , et sa largeur -, au même lieu , de quatre à cinq cens toises , suivant la crue ou la diminution de ses eaux , en differens tems de l'année ; ce fleuve s'enflant considérablement , en mars , avril et mai , et baissant de même , en septembre , octobre et novembre.

Le Mississipi, dans sa partie supérieure, à prendre

B

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au-dessus du trente-unième degré, ou de cent et quelques lieues prolongées par son cours sinueux , en-deça de son embouchure, et en remontant de-là vers sa source , est , dans beaucoup d'endroits , embarrassé d'îlots, de bas-fonds , et de pointes ou branches crochues d'arbres entiers qui , chariés par son courant, durant sa crue , sont arrêtées par des bancs de sable , et forment sur la surface du fleuve , des espèces d'écueils assez dangereux, et que , sur les lieux , on nomme chicots : d'où il résulte que la navigation , dans cette partie supérieure , est , pendant la nuit, peu pratiquée , à cause des accidens qui pourraient s'ensuivre , au moins t durant la baisse du fleuve. Du reste , cette navigation n'a encore lieu que sur des chalans ou espèces de grandes arches flottantes et couvertes , en forme de coffres, qui ne sont employées que pour descendre le fleuve , et des barques ou bateaux de moyenne grandeur, propres à remonter ce même fleuve , comme à le descendre , rarement avec le secours des voiles , et d'ordinaire au moyen des rames , ou en côtoyant une des rives et halant le bateau, ou le faisant avancer à l'aide des perches. Le trajet, d'environ cinq cens lieues, qu'il y a du poste des Illinois , dernier établissement au Nord cle la Colonie , jusqu'à la Nouvelle-Orléans, chef-lieu de cette Colonie, sur ces sortes de bateaux, est de .quinze jours à un mois ; et le retour de la Nouvelle-Orléans jusqu'à ce même poste des Illinois,

est de six semaines à trois mois, suivant la. saison où Ton se trouve , ou, pour mieux dire , suivant la hausse ou la baisse du fleuve.

Quoique , pendantune grande partie de Tannée, le courant de ce fleuve soit assez paisible, étant rompu fréquemment par les coudes nombreux qui en restreignent la force , et traversant, d'ailleurs, une région immense , et presque plate, en raison de son étendue , où l'impulsion qui résulte de la pente des eaux , est , en conséquence , peu sensible , on ne peut le remonter qu'avec peine et lenteur. La raison en est , que ce fleuve ne jouit pas de l'avantage des marées, dont Faction y est si faible qu'on n'en peut tirer parti , et qu'en outre , le concours des vents, si utile à la navigation , ne peut produire , à beaucoup prés, les résultats efficaces qu'on en retire ailleurs, attendu que le même vent peut y être favorable ou contraire dans la même heure, à cause du changement brusque et fréquent du cours de ce fleuve.Cette navigation est s-i longue et si traînante, qu'un bâtiment est quelquefois plus de quinzejours , et bien souvent plus de huit, à remonter de la Balise , poste de reconnaissance et de visite , établi à l'embouchure du fleuve, jusqu'au devant de la la Nouvelle-Orléans , chef-lieu, de la Colonie et entrepôt unique de son commerce , et à faire , en usant de toute voie praticable , ce trajet de trente-cinq lieues , au plus.

D'après ces- difficultés existantes , on est donc

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fondé à croire qu'il eût été presqu'impossible de remonter ce grand fleuve , ainsi privé de Tavau-tage des marées et des vents favorables , si ses sinuosités nombreuses, en prolongeant son cours, ne le rendaient moins violent et moins pénible à remonter , sur-tout durant sa crue et sa plénitude , qui ont lieu pendant les six premiers mois de Tannée , à-peu-près. Il baisse , au contraire , et se tient à un certain point de décaissement dans les six autres mois, la différence des deux extrêmes étant ordinairement de douze à quinze pieds perpendiculaires. Durant sa plus haute crue , en avril et en mai , la force de son courant peut être évaluée à environ une lieue par heure, et dans son plus bas point de décroissement, vers la fin de Tannée , elle est presque insensible.

A considérer , en outre , ce grand et magnifique canal , descendant de si loin , recevant f dans son sein » tant de vastes rivières , et pouvant s'accroître encore par d'autres moyens puis-sans , tels que la fonte des neiges et des glaces du Nord , la surabondance des pluies augmentant la masse et le volume des eaux qui s'y perdent , et la violence de leur courant ; a considérer , dis-je , ce fleuve imposant , ainsi accru , et parvenu , dans sa plénitude , aux mois de mai et de juin , sur le sol rampant et noyé de la Basse-Louisiane et partie de la Floride occidentale , que tout donne à penser qu'il a lui*

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même anciennement créé , charriant alors , dans un lit de quatre à cinq cens toises de large, et d'une profondeur considérable et indéterminée , une prodigieuse quantité de bois et d'arbres entiers , et traversant , assez rapidement , ce sol dont la superficie est au-dessous de celle de ses eaux , et qui ne lui oppose , des deux bords , qu'une faible levée de terre friable et sans consistance , de cinq à six pieds de hauteur , à-peu-près , dans les endroits même où Faction de ses eaux paraît être le plus à craindre ; un étranger , nouvellement arrivé dans cette contrée , et qui n'est point encore fait à ce spectacle vraiment effrayant , par les conséquences terribles dont il présente l'image , ne peut revenir de son étonnement sur l'apathique tranquillité et la sécurité profonde qu'il observe parmi les colons qui habitent ces bords , et que la vue continuelle et l'habitude d'un pareil spectacle y a rendu comme indifférens , suivant les idées de l'observateur. Mais l'inquiétude et la surprise de cet étranger commencent à diminuer , quand il vient à réfléchir que ces mêmes bords sont habités par ces Colons et leurs pères , depuis quatre-vingt ans et plus , sans qu'il y soit survenu durant ce long laps de tems , aucune catastrophe mémorable , occasionnée par l'éruption du fleuve hors de son lit ; ses inondations n'ayant jamais été que momentanées , partielles , et n'ayant produit que des effets beau-coup moins funestes, heu-

f H )

Jreusement \ que ceux dont s'était laissé frapper d'abord l'imagination du voyageur attentif et instruit , qui se rappellait, avec effroi, les désastres nombreux et terribles qu'ont amené souvent , en d'autres régions , les débordemens des torrens , des rivières et des fleuves , contenus pourtant par de fortes et puissantes digues.

Cherchons maintenant les causes de cette espèce de phénomène physique , dont le résultat est la conservation d'un espace de soixante-dix à quatre-vingt lieues de pays , qui semble exposé , durant trois mois de l'année i au danger imminent d'être totalement , et en peu de tems , submergé par un débordement du fleuve , sans nul espoir de salut pour ses infortunés habitans.

En premier lieu , nous observerons que ce fleuve , traversant une vaste région , presque plane , avant que de se rendre aux lieux dont nous nous occupons , ne peut acquérir , de-là , aucune force v aucune violence dans son cours ; que , parvenu ainsi sur les terres de la Basse-Louisiane offrant encore moins de pente que celles qui les précèdent , il parcourt cette dernière contrée avec d'autant moins d'impétuosité , que les détours qu'il forme fréquemment , et les angles saillans et rentrans de ses bords , qui se rapportent à ces mêmes sinuosités , ne peuvent que ralentir son cours , déjà modéré par lui-même . eu égard à son étendue et au volume des eaux qui le composent ; et qu'en outre

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îa masse de ces mêmes eaux est considérablement affaiblie et diminuée par la soustraction qui s'en fait d'une partie, d'où se forment, sur la rive gauche du fleuve , le bras du Manchac , autrement dit , la rivière d'Iberville , qui va se dégorger au lac Pont-chartrain , et sur la rive droite , ceux de Tchafalaya , de Plaquemine et de la Fourche , qui vont se perdre, les premiers , dans des lacs situés vers le couchant-méridional de la Colonie , et les frontières du Nouveau-Mexique , et le dernier , à la mer, en-deçà de ces lacs.

En second lien , il est à remarquer principalement que le sol, plus élevé sur les bords du fleuve qu@ dans l'intérieur des terres , à la réserve de quelques points isolés , a, de-là , vers cette même profondeur du pays , jusqu'aux lacs et à la mer , une pente peu considérable , il est vrai, mais non interrompue, et qui , procurant aux eaux du fleuve, dans ses inondations , un débouché facile , en modère la violence , et met les terres à l'abri du ravage et de la dévastation qui résulteraient de l'engorgement de ces mêmes eaux. De sorte qu'en ce pays , différent , à cet égard, de tout autre , le fleuve qui l'arrose s et semble le menacer , ne peut l'anéantir , pourtant, sous une submersion générale ( à moins d'un concours , presque impossible , de causes extraordinaires ), par la raison même que la superficie de ses eaux domine celle des terres circonvoisînes , et que , dans ses débordemens , il y pénètre sans contrainte.

au gré de la pente qu il rencontre et qu'il suit : tandis que, dans les autres contrées, les neuves encaissés, quand ils s'élèvent au-dessus de leurs bords , ne pouvantpas s'étendre librement dans les terres , et se trouvant comprimés et engorgés , augmentent alors de force et de violence , en raison des obstacles qu'ils rencontrent, et bouleversent tout un pays.

Voilà, je pense , quelques-unes des causes qui peuvent servir à expliquer et la rareté des inondations de ce grand fleuve, et le peu d'importance des dégâts qu'elles occasionnent,en proportion de ce qu'ils devraient être , à consulter les apparences. Et voilà , pareillement, ce qui peut contribuer à justifier, en quelque sorte, la confiance des Colons de ses bords , qui , sans faire , il est vrai, tous ces raisonnemens , et sans bien approfondir les motifs de leur confiance , dorment paisiblement aujourd'hui, comme ils l'ont fait hier , et le feront demain , à quelques pas des rives de ce vaste fleuve , à peine contenu dans ses bords , dont la superficie excède réellemeut de plusieurs pieds le niveau des terres , et qui roule et

gronde au-dessus de leurs têtes. «3

Cependant , bien des gens conviennent que si, durant la pleine crue des eaux du fleuve , alors qu'il rase le bord des levées , et charrie quantité de bois, il survenait , par malheur , un ouragan violent, ainsi qu'on en a déjà vu dans ce pays (mais dans im tems -OÙ le fleuve avait déjà baissé considérablement ,

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ment, et ne chariait plus) , il serait très - possible que ces circonstances réunies occasionnassent un bouleversement terrible , et dont les effets ne sauraient être calcules , et peut-être même une destruction générale , en ce que l'ouragan , gonflant énormément les eaux du fleuve, et les élevant à une hauteur extraordinaire, les porterait, ainsi que les bois de dérive, avec une violence extrême , sur ses deux bords dont les levées seraient bientôt brisées , couvrirait le pays d'un déluge effroyable , anéantirait tout, et ne laisserait, à la suite de cette affreuse crise, que des débris confus et des ruines. Heureusement que la réunion de ces circonstances funestes est, sinon impossible , au moins improbable, attendu que l'ouragan n'arrive , au plutôt, qu'en août , et que le fleuve commence à baisser, dès juin , ou en juillet, au plus tard.

On fait servir les eaux de ce fleuve , durant sa crue, en mars , avril, mai , et juin , au moyen de légères saignées qui lui sont faites , à arroser et noyer les lisières ou champs de riz, et, par des canaux qui les reçoivent et les vident à quarante arpens , plus ou moins, sur les derrières et dans des fonds marécageux, à faire mouvoir quelques moulins à scie. On pourrait aussi s'en servir pour arroser les plantations de cannes-à-sucre. Mais la qualité fraîche et humide du sol dispense de cette ressource , si utile , et quelquefois même indispensable , aux Antilles. Durant cette crue T l'eau du fleuve , qui s'insinue dans l'intérieur du

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soi-, approche tellement de la superficie , qu'en pirouettant , pour ainsi dire, en de certains endroits , .on l'en ferait jaillir, ou , du moins, transpirer. C'est sur-tout alorsqu'on voit ici, d'une manière évidente , le contre-sens littéral du proverbe qui dit que l'eau va toujours à la rivière. Tout au contraire , les eaux du fleuve , filtrant avec force à travers le sol , pénètrent en abondance dans les fosses d'ecoulemens , ménagés sur le front et dans les flancs des plantations, où elles forment des courans , de vrais ruisseaux (non limpides , il est vrai) qui vont se perdre dans l'enfoncement des terres, vers ce qu'on appelle ici les cyprières , ou dans ces bassins qu'on nomme bavoux. C'est alors que, naviguant , en pirogue , au milieu du fleuve , il semble , au nivellement de l'œil , qu'en bien des endroits la surface de ses eaux soit presque à la hauteur du faite des maisons de campagne , rangées de file, à cinquante toises environ de. ses bords , et à trois cens toises les unes des autres , plus ou moins: ce qu'on ne peut contempler de sang-froid , quand on n'y est pas habitué.

Les habkans des bords du fleuve ne boivent d'autre eau que la sienne , attendu qu'il n'en existe point d'autre potable , et qu'on n'est pas ici dans l'usage d'avoir des citernes. On la boit filtrée , ou après l'avoir

• laissé déposer le limon dont elle est chargée. Avant cette préparation et en son état naturel, elle est desagréable à boire , au moins, pour ceux qui n'y sont

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donne ce limon , et par un certain goût fade et gros* sier. Au reste , elle ne paraît pas avoir dçs qualités malfaisantes , quoique le fleuve soit le réceptacle de mille ordures , et qu'on y jette , avec une indifférence vraiment blâmable , beaucoup d'animaux morts de maladie ou accidentellement. Mais , telle que soit son eau , la nécessité y habitue , au point que les Créoles du pays , entr'autres , en font un éloge pompeux , lui attribuant les qualités les plus salubres, et notamment la propriété rare de ne point s'altérer en mer. C'est à l'expérience à confirmer et justifier leurs assertions à cet égard , que je ne prétends , au surplus , ni adopter , ni combattre , quoique , à vrai dire, je doute beaucoup de cette dernière propriété.

Au surplus, il n'existe aucune communication commode d'une des rives du fleuve à l'autre ; et, à défaut de pont de bateaux qu'on prétend ici ne pouvoir y subsister par rapport à la quantité des bois de dérive qui , dit - on , s'y amoncellant dans la crue des eaux , le détruirait et l'entraînerait bientôt ( ce qui me paraît probable ) et de bacs qu'on ne pourrait de même y entretenir, au moins quelques barques traversières qu'on eût bien pu établir de distance en distance , à l'usage du public , avec un prix fixe pour le passage. On dirait que ces deux parties de la Colonie n'auraient entr'elies aucun rapport , aucune liaison , et formeraient deux contrées étrangères l'une à l'autre. Aussi, ce défaut de

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communication publique , auquel on ne supplée que faiblement , au moyen de petits Chalans , pirogues et canots , que se procurent quelques habita-tans pour leur usage , contribue-t-il à tenir la partie droite du fleuve , ou Louisiane proprement dite, dans un état moins vivant , moins actif, que la partie gauche, ou Floride occidentale , laquelle , aux avantages qui lui sont propres , joint celui de posséder Tunique entrepôt de commerce qui soit en la Colonie , le centre de toutes les affaires qui s'y traitent , le lieu enfin où tout vient aboutir , et d'où pareillement tout part, la Nouvelle-Orléans.

Après avoir parlé du Mïssissipi, de ce beau fleuve auquel nous reviendrons encore dans le courant de cet ouvrage, comme à l'objet le plus intéressant qu'il y ait en ce pays , suivons-en les bords, en remontant son embouchure ; et voyons ce qui s'y présente de part et d'autre.

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semens de la Colonie, qui sont d'abord bien peu de chose, et ne présentent qu'une langue de terre cultivable entre le fleuve et des marécages > espace tellement resserré , que , des bords du fleuve, on y peut, comme on dit sur les lieux , cracher dans la cyprière. Après quoi , viennent , confusément et sans suite, au - delà de ce coude que forme le fleuve , appellé le Détour des Anglais , si difficile à doubler , un petit nombre de moulins à scier le bois, quelques sucreries , et des places où Ton cultive des légumes et des vivres , le tout disposé de file, et l'un après l'autre , le long des rives du fleuve : d'où étant, Ton peut distinguer aisément, et sans se fatiguer la vue , les limites et extrémités des établissemens faits et à faire dans toute cette longue et étroite lisière de terre, attenante au fleuve, de part et d'autre , et qui forme pourtant la portion la plus considérable et la mieux établie de la Colonie ; ces extrémités se trouvant à une demi - lieue , au plus, de la partie centrale et du point d'observation , c'est-à-dire, du Chenal de ce même fleuve qu'il est à supposer que nous remontrons en fixant nos regards à droite et à gauche.

Enfin , après huit à dix journées de navigation, plus ou moins, le bâtiment qui nous porte , avançant lentement, tantôt à la voile , tantôt à la toue, arrive et mouille devant la Nouvelle - Orléans.

Arrêtons - nous un peu en cette ville , avant

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que de passer outre ; et, aprèsl'avoir suffisamment examinée dans son ensemble , ainsi que dans ses détails , faisons - en la description , ainsi qu'il suit.

La Nouvelle-Orléans est située , à-peu-près , sous le trentième degré de latitude Nord, et le soixante-quatorzième degré de longitude Ouest du méridien de nie - de - Fer , à trente - cinq lieues de la mer, en suivant le cours du Mississipi, sur la rive gauche duquel elle est bâtie, dans une île dépendante de la Floride occidentale , et formée par le golfe du Mexique , le lac Pontchartram , le Manchac ou la rivière d'Iberville , et le Mississipi. Cette île a environ soixante lieues dans sa plus grande longueur , sur une largeur variable depuis deux jusqu'à quinze lieues. Mais la majeure partie de cet espace offre des obstacles insurmontables à la culture , et ne peut même être habitée , à cause des vastes marécages dont elle est entrecoupée , et de l'impossibilité physique de les dessécher , et d'en purger un sol , qui , à l'instar de presque tout celui de la Basse - Louisiane , n'offre que peu "d'écoulement aux eaux stagnantes dont il est surchargé , et qu'entretiennent l'abondance de celles des pluies et la fiitration ou le refoulement de celles du fleuve et des lacs : de sorte qu'il n'est guères que la lisière d'une demi-lieue de large, bordant le Mississipi , qui soit habitée et cultivée.

Le fleuve forme , devant cette , ville une anse ou

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espèce de bassin demi - circulaire , mais évasé , qui lui tient lieu de port, à son levant , le long duquel bassin viennent mouiller les bâtimens , l'un a côté de l'autre , et si près du rivage , qu'au moyen de deux fortes tiaverses plancheyées en forme de pont , on peut communiquer , sans gêne et de plein - pied , de terre à chaque bâtiment, et le décharger de même avec la plus grandefa cilité.

La profondeur du fleuve, mésurée au milieu de son lit, en face de la ville , est, dit-on, d'environ quarante brasses. Il y a cinquante ans, à-peu - près , que cette même mesure , prise au même lieu , donna un résultat de soixante - dix brasses. D'où il s'ensuit ( à moins que ces mesures n'aient été excessivement fautives ) que le lit du fleuve , en s'élargissant durant cet espace de tems , comme le fait, à cet égard, est suffisamment constaté par des rapports et des témoignages unanimes, a diminué de profondeur , et qu'il a perdu , dans un sens , ce qu'il a gagné , dans un autre. Sa largeur , prise au même endroit , est d'environ cinq cens toises, plus ou moins , et proportionnellement à la hausse et à la baisse de ses eaux.

Derrière la vilie est une communication, par eau, avec le lac Pontchartrain qui n'en est pas éloigne de deux lieues en droite ligne, vers le Nord-Ouest, et d'cù peuvent remonter de petits bâtimens à voiles par la- voie du Bayou St. - Jean qui s'y dégorge , à l'extrémité duquel est joint un canal ouvert ,

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il y a quelques années , par les soins de M. de Carondelet, gouverneur de la Colonie , sur lequel naviguaient , dans les premiers tems de sa formation , ces mêmes goelètes qui venaient mouil* 1er tout auprès de la ville ; ouvrage vraiment utile , à tous égards , et qui, en procurant à cette ville les avantages d'un double port, épurait et desséchait ses environs marécageux , et servait de réceptacle et d'égoût à la quantité des eaux croupissantes. Ce canal n'ayant point été entretenu depuis le départ de ce gouverneur , a perdu et perd journellement une partie de ses avantages, en se comblant , de plus en plus , et ne peut recevoir maintenant que de moyennes barques.

La ville a six cens toises de long sur trois cens toises d'enfoncement. On peut y ajouter et comprendre avec elle , un faubourg qui y tient, s'étendant , comme la ville , le long du fleuve , et d'à-peu-près trois cens toises de long, sur 1» moitié de large. Mais , à bien dire , la ville , et le faubourg , sur - tout , ne sont qu'ébauchés , la plus grande partie des maisons n'y étant construites qu'en bois , à rez-de-chaussée , snr des espèces de pilotis et des fondemens en briques , et couvertes en bardeaux ; le tout d'un bois très-combustible , de cypre ou cyprès. Aussi , cette ville a-t-elle été incendiée , accidentellement, deux fois , dans l'intervalle d'un petit nombre d'années , au mois de mars 17&8 , et au mois de décembre 1794.

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Et malgré cela , on élève encore , tous les jours, au centre de la ville et sur les emplacemens des anciennes maisons brûlées , sans songer aux con^ séquences dangereuses de ces sortes de constructions , et pour courir à l'épargne , de ces espèces de grandes échoppes où tout n'est que eypre , à l'exception des fondemens , et que je re^ garde comme des foyers d'incendie.

Il n'existe de bâtimens plus solides et moins risquables, que ceux élevés depuis quelques années , sur les bords du fleuve , et dans les premières rues qui se présentent au front de la ville. Ces bâtimens sont en briques cuites , à un et bien rarement deux étages , avec de petits balcons étroits sur la face du premier étage. Dans la profondeur de la ville et du faubourg , on ne voit que des baraques.

Les rues en sont bien alignées et assez larges : mais voilà tout. Bordées d'un petit trotoir large, au plus , de quatre à cinq pieds , que termine une uaverse en bois de cypre , et généralement si mal entretenu , et si incommode , par la saillie des petits escaliers extérieurs qui sont aux portes des maisons , qu'un piéton n'a rien de mieux à faire que de suivre la traverse, sans s'écarter à droite et à gauche ; ces rues ne sont point pavées ; et , se trouvant encaissées par les trotoirs , et avec peu ou point de pente , elles ne sont, durant une partie de l'année *

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qu'un vrai cloaque , une abomination. Celles de ces rues qui partent des bords du fleuve , et cou* pent directement la ville, après un fort grain de pluie , ont Pair d'autant de lagunes qui ont pourtant un léger écoulement , non vers le fleuve , mais du côté opposé , dans les derrières de la ville , rabaissement du sol étant en raison de sa distance du fleuve, dont la surface est le point le plus exhaussé de l'horizon colonial.

Quand à des édifices, il n'en existe d'autres que celui de l'Hôtel-de-ville ou Cabilde, bâti en briques, et à un étage , et l'Eglise paroissiale , aussi bâtie en briques , tous deux situés l'un près de l'autre , sur une place attenante aux bords du fleuve , et la seule qui soit en cette ville , incendiée deux fois , comme on l'a déjà rapporté , et qui , dans ces effrayantes et funestes catastrophes , n'offre à ces malheureux habitans , poursuivis par les flammes , d'autres lieux de refuge que cette même place et l'espace vuide qui se trouve sur le port , le long du fleuve.

Le bâtiment où réside le gouverneur général, est une simple maison , à un étage , située en face du fleuve , dont une des parties latérales est bordée d'nn jardin étroit et mesquin , en forme de parterre , et la partie opposée donnant sur une rue , est presque entièrement occupée , nn bout , par une galerie basse et.fermée en claire-voie , et le reste , par des cours palissadées où sont les cuisines et les écuries,

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le tout offrant plutôt l'aspect d'une hôtellerie que le coup-d'œil imposant d'un gouvernement.

Il n'existe aucuue fontaine en cette ville , et il n'est pas même possible qu'il y en ait , le pays étant totalement dépourvu d'eaux courantes , à l'exception de celle du fleuve , la seule eau potable qui y soit, et dont nous avons déjà parlé. Mais , s'il n'est point de fontaines , en revanche il n'y manque pas de puits , et il est bien peu de maisons qui n'en possèdent un ou deux. A la vérité ; la dépense n'en est pas grande : on n'a qu'à creuser légèrement la terre, pour y trouver l'eau. Cette eau de puits , quoique provenant du fleuve , mais détériorée, sans doute, par safiltrationà travers une terre fangeuse? n'est ni bonne à boire , ni propre à blanchir le linge , et ne peut servir, tout au plus , qu'aux usages les plus communs. Pour la puiser , on n'a besoin que de tendre le bras avec un vase. Aussi , ces puits sont-ils couverts , par crainte d'accident.

Que dirons-nous de sa halle où se débite la viande qui sert à sa consommation , et de son marché qui se tient journellement auprès de cette halle , aux environs du fleuve , si ce n'est qu'il ne faut avoir absolument rien vu de convenable à ces sortes d'éta-blissemens , fpour prendre la peine d'en parler , à moins qu'on ne se borne à dire que c'est une vraie gueuserie ?

Cette ville , ainsi que ses environs , ne sont era-

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beilis d'aucune promenade agréable. On n'a , pour y suppléer uniquement ' y que la voie publique , autrement dite, la Levée , qui règne le long du fleuve T vis-à-vis la ville et dans son extérieur , de même qu'un chemin boueux ou poudreux , suivant la saison , nommé le chemin du Bayou , qui mène , par le derrière de la ville , à de petites plantations formant le canton de Gentilly et à d'autres du même genre, formant celui de la Métairie , ainsi qu'au Grand-Bayou, proprement dit, où prend le canal de Carondelet, qui aboutit aux environs de la ville , et par où l'on communique au lac Pontchartrain y sur de moyennes embarcations. Voilà tout ce qui tient lieu de promenades , et où il est du bon air d'aller se montrer, quand le tems est beau, soit à cheval» soit en voitures plus ou moins élégantes , pendant une à deux heures de la soirée , non pour y jouir des avantages et des agrémens attachés à cet exercice , tels que des allées fraîches et bien entretenues , une vue pittoresque , un air pur et sain , ( car on n'y trouve rien de tout cela ) mais pour y faire parade , ainsi que je l'ai déjà dit , de quelque ap-, parence de luxe , qui, depuis huit à dix ans , malgré la guerre , ou, peut-être , à cause de la guerre même et des circonstances qui s'y rapportent, et que nous pourrons dévolopper ailleurs , a fait un progrès sensible en ce pays.

A-peu-près au centre de la ville , est une petite salle de spectacle , bâtie; en bois du pays , ( autre

^cte d'imprudence relativement aux incendies) où j ai vu jouer la comédie , à mon arrivée en cette ville , et exécuter passablement quelques drames , et certaines pièces e: opéra-comiques du second genre; la troupe qui fermait ce spectacle , étant soutenue alors , par une demi-douzaine d'acteurs et d'actrices qui ne manquaient point de taiens . ci-devant attaches au théâtre du Cap-Français . en l'île de Saint-Domingue , et réfugies . depuis le bouleversement de cette île . a la Louisiane . qui a profite-en cela , comme en bien d'autres objets de plus grande importance , des malheurs dont cette déplorable colonie a été affligée j sans v avoir néanmoins contribue . à l'exemple de plusieurs autres contrées qu'il est inutile et hors-d'œuvre de designer ici.

Mais -, par une suite de la mésintelligence des chefs civils et militaires de ces pays , et de l'insouciance des citadins et des colons, le spectacle a tombe . la plupart des comédiens et musiciens se sont disperses , et la salle est demeurée fermée depuis ce tems. Il parait . cependant , que cette cause de mésintelligence ne subsiste plus actuellement : et le gouvernement , après un intérim de deux années , étant installe . et témoignant s'occuper des soins et des moyens convenables au rétablissement de ce spectacle . on cnerche , depuis peu. a le relever, tant bien que mal . par la reunion du petit nombre d'acteurs et musiciens qui restent . et de quelques amateurs. On y a déjà représente plusieurs pièces ;

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et même ces derniers ( les amateurs ) , animés cTurt beau feu, ont voulu , tout récemment , chausser le cothurne , et donner au public un essai , sinon de leurs talens en ce genre , au moins de leur bonne volonté , dans la représentation de la Morfc de César. Ils ont, en conséquence , vigoureusement poignardé cet ennemi de la liberté romaine, dans la personne d'un vieux colon , ancien militaire , ayant cinquante ans de résidence dans le pays , homm® encore de bonne mine et de forte corpulence * qui remplissait le rôle de César. Mais le public, qui ne s'est point prêté , sans doute , à l'illusion théâtrale , n'a cessé de voir , durant toute la représentation de la pièce , dans ces héros de l'ancienne Rome , ressuscités à la Nouvelle-Orléans , et transférés , des rives du Tibre , aux bords du Mississipi , ( César , Antoine , Brutus , Cassius , etc. ) que M. * , M. * * , M. *** , etc. L'auguste Melpomène n'a donc point été vivement accueillie, ici , et 1$ scène est restée à la disposition de la folâtre Thalie et de l'aimable Erato.

En hiver , durant le carnaval, il existe un bal public, ouvert deux fois la semaine, un jour pour les grandes personnes , et un autre pour les en-fans , dans un local nullement apparent, qui n'est autre chose qu'une espèce de halle , ménagée au centre d'une grande baraque , située dans une des rues transversales de la ville ; lieu de parade où l'on ne peut se rendre , par fois, qu'au risque d'être

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amplement crotté , même au moment dy pénétrer, malgré toutes les précautions possibles. Cette salle de. danse est un boyau long d'environ quatre-vingt pieds sur trente et quelques pieds de large ; des deux côtés duquel boyau on a ménagé des gradins ou espèces de loges , où se placent les mamans , et celles qui , ne dansant point, y font tapisserie ♦ et sont, comme on dit ici , par forme d'ironie , et je ne sais pourquoi, Bredouilles , jusqu'à ce qu'étant prises enfin pour danser et descendant les gradins, de froides spectatrices , aux regards abattus , aux traits allongés , elles deviennent bientôt d'ardentes actrices , au teint vif, aux yeux pétillajiS , et sont, dès-lors et par le fait, complètement débre-douillées. Au-dessous de ces gradins, est une rangée de bancs et chaises pour les danseuses qui se relayent , et entre ces loges et ces bancs , est une espace de deux à trois pieds de large , ou sont entassés pêle-mêle , et froissés les uns sur les autres, et danseurs de réserve et simples assistans. Les joueurs d'instrumens sont cinq ou six Bohèmes ou gens de couleur , râclant fortement du violon , et rangés en file, sur une espèce d'estrade , au milieu d'un des côtés de la salle.

Cette salle est faiblement illuminée, pour un lieu de cette nature où l'on doit prodiguer l'éclat et les reflets de la lumière, sans lustres, sans trumeaux , sans décorations quelconques.. Et d'ailleurs,

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la distribution et la mesquinerie du local, où il n'est pas jusqu'au simple plancher qui ne soit pitoyable , y rendraient tout embellissement ridicule.

C'est donc là que , dans les mois de janvier et février, et rarement avant ou après , on va se trémousser , hommes et femmes , une ou deux fois la semaine , depuis sept heures du soir jusqu'au lendemain matin, et se lasser à figurer, grosso modo , des contre-danses, et quoi encore ? des contre-danses , au son aigu de quelques violons maniés par des ménétriers , qui en donnent aux danseurs pour leur argent. Le prix d'entrée , en ce charmant réduit , ce temple de Therpsicore , est uniformément fixé à quatre escalins ou demi-piastre par individu , sans distinction de sèxe. Chacun , à ce prix ( j'entends la classe blanche J, y peut entrer avec une mise décente , mais sans masque , ( qu'on n'y admet plus depuis une scène scandaleuse qui y provînt de quelque mascarade ) et y figurer à son gré , soit comme spectateur, soit comme acteur , s'il peut néanmoins trouver place pour danser, au milieu de cette cohue où il règne assez peu d'ordre , et où le plaisir qu'on peut trouver à la danse , est réservé à un-certain nombre de personnes , et concentré dans quelques cotte-ries qui ont l'adresse de s'assurer, entr'eiles, les places et de danser continuellement à la barbe et au nez de ceux qui n'y sont point admis, jusqu'à ce que , par lassitude ou autrement, elles veulent bien les

laisser cabrioler à leur tour. Cette espèce de mo nopole, exercé, avec dessein et prétention, sur la jouissance d'un amusement , qui, par son essence , devrait être commun à toute la société , cette aristocratie d'entrechats , de coulés , et de jetés-battus, a occasionné ici, quelquefois , des querelles violentes , et même des voies de fait sérieuses, au point qu'une respectable mère de famille de ce pays , ne peut qu'attribuer à cette même cause la perte de son fils unique, jeune homme de dix-huit à vingt ans , qui donnait de belles espérances , et qui , nouvellement arrivé d'Europe , et assistant à l'un de ces bals , y fut provoqué ouvertement par un individu des ces cotteries , se battit le lendemain avec lui , et fut tué d'un coup d'épée.

Au sujet des rixes qui se forment de fois à autre , en ce lieu consacré aux amusemens et à la joie, par un effet de diverses prétentions ridicules et mal fondées, ne s'en est-il pas dernièrement élevé une , dont les suites auraient pu être très-funestes , à touségards , sans la présence d'esprit de deux ou trois jeunes français , nouvellement arrivés en ce pays f qui s'interposèrent promptement entre les militaires et les bourgeois du lieu , prêts à en venir aux mains , au milieu de la salle et d'une foule de femmes et de filles épouvantées , éperdues , et dont quelques-unes même tombèrent évanouies , aux approches du choc , ou en firent le semblant , et d'autres se jettèrent dehors par les fenêtres ? Il me

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prend envie de vous raconter le fait, en ce qu'il est caractéristique : et voici ce dont il s'agit. Lô fils aîné du gouverneur général, dansant mal les contre-danses françaises , ou ne les aimant pas , et voulant néanmoins danser, avait plusieurs fois réussi à y faire substituer les contre-danses anglaises dont il s'acquitte mieux, ce à quoi l'assemblée avait adhéré par condescendance au goût et aux dispositions de M. le fils du gouverneur. Cet acte de complaisance , de la part de l'assemblée , fut sans doute mal interprêté par notre jeune espagnol , qui s'en fit un titre ( comme cela est assez ordinaire ) , pour en abuser. Et de fait, sept contre-danses françaises s'étant formées , et les danseurs et danseuses commençant à se mouvoir au son des instrumens , voilà notre étourneau qui , sans autre préambule , se met à crier : ci Contre-danses anglaises n ; et nos figurans , choqués de son indiscrétion , et qui, d'ailleurs , étaient déjà en branle , de crier, à leur tour, et plus fort : te Contre* danses françaises 55. Au fils du Gouverneur se joignirent quelques-uns de ses adhérens qui répétèrent avec lui : <« Contre-danses anglaises ?j ; et les danseurs et les spectateurs redoublèrent les cris de et Contre-danses françaises C'était un cha-maillis confus , un brouhaha qui ne finissait point. Alors , l'agresseur , Voyant qu'il ne pouvait pas en venir à ses fins , donne ordre aux ménétriers de cesser de jouer ; et ils obéirent sur - le-

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champ. D'un autre coté , L'officiel espagnol qui ^ était de service pour maintenir le bon ordre en ce lieu , ne songeant qu'à complaire au fils du gouverneur, fait avancer sa garde, composée de douze grenadiers , qui entrent dans la salle du bal , le sabre au cô:e et la bavonnette au bout du fusil. L'on dit même que le tumulte , redoublant , à la vue ce cette garde , il lui ordonna de faire feu sur rassemblée r si elle ne se dispersait aussitôt : mais ce n'est la qu'un cuï-dire. Imaginez , alors , l'épouvante des femmes qui jettaient les hauts-cris , et la fureur des hommes , dont le nombre s'augmenta bientôt par le concours de ceux qui étaient dans les salles de jeux et qui vinrent se joindre à ceux de la salle de danse. Grenadiers d'un cote , joueurs et danseurs d'un autre , étaient sur le point d'eu découdre; fusils, bayonnettes, et sabres , d'une par:, épees , bancs . chaises , et tout ce qui se trouvait . sous la main . de l'autre. Pendant tout ce grabuge , que faisaient plusieurs américains, gens pacifiques „ habitues au rôle avantageux et prudent de la neutralité , et qui ne s*e:a:en: prononces ni pour les contre-danses françaises , ni pour les anglaises ? Ils emportaient . hors du champ de bataille , les dames évanouies ; et , chargés de ce précieux fardeau , ils se faisaient place au milieu des bayonnettes e: des epees, et gagnaient le large. M. ***, commerçant français de cette ville , accourant .d'une chambre de jeux au secours de sa femme >

la trouva déjà hors de la salle de danse , évanouie entre les bras de quatre américains qui s'en allaient avec.

C'est au plus fort de tout cé tapage , et dans Tins tant où la scène s'apprêtait à devenir sanglante , et que la farce , commencée par le fils du gouverneur , aurait pu finir par être tragique , c'est dans ce moment de crise , que trois jeunes Français , depuis peu arrivés ici -, montèrent dans les loges qui bordent la salle ; et là , perrorant avec éloquence et fermeté , en faveur de la paix et de la concorde , et pour l'intérêt du sèxe dont ils prirent , en main , la cause , ils réussirent , nouveaux Mentors , à calmer l'agitation commune , à pacifier les esprits , et à rappeller Tordre et Fharmonie dans ce lieu de discorde et de vacarme. Le bal même reprit et continua le reste de la nuit , en présence du vieux gouverneur , qui s'y rendit pour affermir l'ouvrage heureux de la pacification qui venait de s'effectuer ; grâce à nos jeunes orateurs ; le champ de bataille demeura aux contre-danses françaises , et l'officier de garde en fut quitte pour être mis aux arrêts , le lendemain. Et voilà comme une orgueilleuse prétention , un ton de supériorité bien déplacé % un abus de pouvoir , faillirent à faire verser d'à-mères larmes , dans un lieu destiné aux ris et aux jeux. C'est, à ce sujet, qu'une dame anglaise* en rne rapportant , quelques jours après , les ch>

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constances de cette comique aventure , me dit , d'un ton moitié grave et moitié plaisant : 55 S'U 55 est un lieu où il doive , au moins , être per-35 mis de suivre ses goûts et d'agir en liberté , »? tout autant que cela n'est pas contraire au 55 bon ordre , c'est une salle de danse ; et , cer-v tes , le pouvoir arbitraire a bien mauvaise 55 grâce de vouloir s'étendre jusques-là 55.

Quoique le lieu dont je parle serve au développement de la parure des femmes , et en offre le point de vue le plus complet et le plus satisfaisant , je ne ferai point ici mention de ces orne-mens de leurs charmes : un tel détail m'amènerait trop loin. Mais je n'oublierai point un objet aussi gracieux par lui-même , et je me propose d'y revenir ailleurs.

Voilà ce que j'avais à dire , concernant le bal, public de la Nouvelle-Orléans , seul amusement qui soit en cette ville , où il ne se donne que très-peu de fêtes, publiques ou particulières , au moins , qui en méritent le nom. J'observerai seulement encore , avant que de passer outre „ que le bal des enfans est plus gai , plus récréatif que celui des grandes personnes où il règne un ton d'apprêt , de gêne , et de causticité réciproque , dont un étranger s'apperçoit bien vite et hausse les épaules. Au lieu que la joie naïve , les étourderies plaisantes , et l'aimable liberté de cette

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nombreuse jeunesse , qui saute et caracolle avec d'autant plus de plaisir , qu'elle n'a rien en vue que son amusement , offrent un spectacle plus piquant , plus original , et plus agréable , à tous égards , que le premier ; et qu'au demeurant , marionnettes pour marionnettes , les petites y sont plus intéressantes que les grandes.

Tout ce que je viens de dire , à ce sujet , esé fondé sur la vérité , et peut servir à apprécier , d'une manière positive , les éloges emphatiques e£ pompeux que les gens du pays prodiguent, ailleurs et sur les lieux mêmes , en présence des étrangers et des nouveaux arrivés , à ce bal public dont ils semblent engoués , ( ainsi que de tout ce qui appartient généralement à leur pays ) et qui , à leur dire , équivaudrait presque au fameux Ridotto de Venise , au brillant waux-hall de Londres , et au grand-bal de l'Opéra de Paris. Il faut bien faire ensorte d'abattre ces vaines fumées de gloriole nationale , et réduire les choses à leur juste valeur ? c'est-à-dire , à bien peu. Tel est le vrai but d'une relation exacte et sincère , non de ce qû'on suppose être , mais de ce qui est réellement. Je ne veux point présenter les objets , de quelque nature qu'ils puissent être , à travers un prisme qui , pour les embellir , les déforme , mais tels qu'ils sont en effet. Et l'on ne m'appliquera pas , j'espère, le proverbe adressé à tant d'autres voyageurs : Il fait beau mentir à qui vient de loin.

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Ou'avons-nous encore à désigner en cette ville , &u sujet de ces établissemens ? Je n'y vois rien de plus que son corps de casernes et les dépendances , son hôpital militaire ou royal , qui n'est pas grand chose , son hôpital public ou de la Charité , qui vaut bien mieux , son fort St.-Charles , qui n'est qu'un fortin , ses prétendus remparts , qui ont tant coûté au Roi et aux particuliers , il y a six à sept ans , et qui , déjà , tombent en ruines et s'écroulent de tous côtés , ses mesquines lanternes , qui , placées uniquement à chaque carrefour , avec trois petits lampions , durant les nuits d'hiver , n'éclairent qu'à dix pas , et laissent tout le reste de l'espace dans une obscurité profonde , et finalement un couvent de religieuses , monument du gouvernement Français , ainsi que les casernes , et les magasins du Roi. Tout cela n'a pas grande apparence , et ne peut être considéré , que par rapport aux lieux où ces établissemens se trouvent , et non différemment. Au surplus , n'y cherchez nul autre établissement public , tel que , bourse ou lieu de réunion pour les affaires de commerce , bureau de postes pour la Colonie , collège , bibliothèque , rien eiafin qui puisse être relatif au bien commun.

Dans le fauxbourg se sont formées deux manufactures intéressantes , savoir ; celle de deux moulins à coton , réunis dans le même atelier , avec tout ce qui ên dépend • où l'on peut nétoyer,

emballer,

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emballer, peser et livrer , par jour , un millier ,i au moins , de coton marchand ; et celle d'une raffinerie qui sert à tirer parti des sucres inférieurs de la Colonie , par une élaboration nouvelle , et qui , au moyen des procédés de Fart , réussit à en faire un sucre blanc d'une assez belle apparence , établissement utile et que ce pays doit encore , ainsi que celui de ses sucreries , à des Français qui s'y sont réfugiés de St.^ ; Domingue.

La population intrinsèque de cette ville et da fauxbourg qui en dépend , est d'environ dix mille individus de tout sexe et de tout âge , dont quatre mille blancs , deux à trois mille affranchis , et le reste, esclaves. Dans ce dénombrement ne sont pas compris sept à huit cens hommes qui composent la garnison de cette ville , ainsi que ceux attachés au service de la marine royale et marchande , et les étrangers non domiciliés.

Toas les objets de subsistance que le pays produit , ont presque doublé de valeur , à la Nouvelle-Orléans , depuis quelques années , et deviennent encore journellement plus chères , par une suite de l'accroissement continuel de la population locale et sur-tout étrangère , ainsi que de ia préférence qu'ont donné beaucoup de petits habitans à la culture du coton sur celle du riz et sur la multiplication des autres productions

F

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alimentaires , végétales ou animales , qui étaient devant l'objet de. leurs travaux. De sorte qu'à présent , au marché de la Nouvelle-Orléans > un baril de riz pilé vaut couramment huit à neuf piastres , un quart de maïs en épis , une piastre , un dinde , une piastre et demie à deux piastres , un chapon , de six escalins à une piastre , une poule , quatre à cinq escalins , un poulet de grain , vingt-cinq sols ou un quart de piastre , une paire de petits pigeons , trois escalins , une douzaine d'œufs, vingt-cinq sols , et ainsi de tout le reste à proportion. La barrique de vin de Bordeaux coûte actuellement quarante piastres , à cause de la circonstance de la paix : elle valait ci-devant soixante à soixante-dix piastres , et a valu même jusqu'à cent piastres. Le baril de farine vaut sept à huit piastres , et quelquefois moins. Les loyers sont très-chers dans toute la partie de la ville qui avoisine la rade , à cause du commerce , et le sont , beaucoup moins , ailleurs. En un mot, je ne crois pas qu'une famille composée du père ; de la mère , de quelques enfans , et de trois ou quatre domestiques, puisse en être quitte au bout de l'an et toutes dépenses payées , à moins de deux mille piastres , uniquement pour le soutien d'un honnête nécessaire f et sans aucune superfîuité.

Les monnaies courantes , en cette ville , ainsi que dans toute la Colonie , sont : en or , la quadruple , valant seize piastres , la demi-quadru-

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pie, huit piastres , et quelques autres pièces de moindre valeur , mais toutes assez rares ; en argent , la piastre gourde , valant huit escalins ou cent sous , la demi-piastre , valant quatre escalins-ou cinquante sous , le quart de piastre ou gourdin , valant deux escalins ou vingt-cinq sous , Tes-câlin valant douze sous et demi , et le picaillon ou demi-escalin , valant six sous un quart. Au surplus, cette valeur de sous n'est ici qu'idéale , attendu qu'il n'y en existe point d'espèce représentative , ni aucune monnaie en cuivre. La piastre gourde est évaluée à cinq livres , six à sept sous , tournois.

Voilà ce qu'est, en son état présent , la Nouvelle-Orléans, qui mériterait plutôt, à bien dire , le nom de villace que celui de ville , si elle avait plus d'étendue , et dont je ne puis enfin vous donner une idée plus précise , après ce que j'en ai déjà dit , qu'en vous la présentant comme un Heu des plus tristes et des plus désagréables qui soit au monde, et par son ensemble et par ses détails , et par l'aspect brute et sauvage de ses environs. Ce dernier coup de pinceau doit suffire. Et c'est-là , pourtant , l'unique cité qui soit en cette Colonie , c'est la Capitale , c'est la Ville, par excellence , ainsi qu'elle est nommée et désignée par la majeure partie des colons , imitateurs , en cela , des anciens romains qui désignaient Rome , alors capitale du monde connu , la reine des villes d'Europe , d'Asie et d'Afrique , par le simple mot iïUrls , privativement et sans,

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autre dénomination explicative. Sicparv.a conponerc magnis , etc.

Cependant , on ne' peut disconvenir que la Nouvelle-Orléans est destinée a devenir, par la suite des téms , une des principales villes de l'Amérique septentrionale , et peut-être même la plus importante place du commerce du nouveau monde , si elle peut conserver l'avantage inappréciable d'être l'unique entrepôt et le point central d'une contrée presque plane , et d'environ quatre cens lieues de profondeur directe du nord au sud , sur une largeur commune d'à-peu-près deux cens lieues , dont le Mississipi est l'unique débouché , et dont la grande étendue , le sol fertile , et le climat salubre en général , ont des droits certains à une population immense , tout autant que des causes morales n'arrêtent et ne compriment pas l'influence naturelle des causes physiques en cette vaste région. Voilà ce qui s'offre d'intéressant et de vraiment imposant à l'imagination sur le sort futur de la Nouvelle-Orléans , et c'est dans ce sens et sous ce point de vue , qu'on peut l'appeller , par anticipation , la capitale de cette partie du monde dont les relations avec l'Océan sont concentrées sur le Mississipi.

Non-seulement il n'existe point une autre ville , mais même un seul bourg, un village , un hameau, dans toute l'étendue de la Basse-Lousiane , soit

sur les rives du fleuve , soit dans les divers cantons dispersés loin de ses bords ; à moins qu'on ne veuille gratifier du nom de ville ou bourgade rétablissement de Pensacole, quieut l'apparence d'une petite ville , du tems qu'il appartenait aux Anglais , mais qui, depuis qu'il est retombé sous_ la domination Espagnole, n'a fait que décheoir et n'est plus, à bien dire, qu'un poste militaire.

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dessus et d'antres au-dessous de cette mesure com* mune. Il n'est donc , généralement parlant i sur l'un et l'autre bord , de terres cultivables qu'une lisière d'environ demi-lieue de large , partie découverte et partie encore en bois, au-delà duquel espace on ne trouve plus que des Cyprières , qui sont des terreins marécageux et couverts de cyprès 01* cyprès , espèce d'arbres qui se plaît et croît sur ce sol aquatique , et des prairies noyées et terres tremblantes en beaucoup d'endroits , qui n'unt presque aucune consistance ; cantons inhabitables , au moins pour l'homme , entrecoupés, par des Bayoux , espèce de canaux ou conduits naturels , remplis d'une eau presque dormante , et qui provient , en grande partie, de l'égoût, et de la fiitration de la terre, lesquels Bayoux vont presque tous aboutir à des lacs ou lagunes situés au-delà des cyprières et des prairies , et dont les principaux sont, le lac Pontchartrain , à la gauche du fleuve , et le lac Barataria ou des Ouachas , à sa droite , l'un et l'autre communiquant à la mer.

Ces lieux brutes^et sauvages ne sont partiellement utiles, savoir; les cyprières , que par le bois de construction qu'on peut en t ! rer, tout composé de cyprès ; les prairies , que par la ressource des pâturages qu'elles offrent aux bêtes à cornes , durant une partie de Tannée ; les lacs , * par l'abondance des coquilles qu'on trouve amoncelées., en plusieurs endroits , sur leurs bords, qui servent

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faire une assez bonne chaux , la seule qu'il soit possible de se procurer en ce pays totalement dépourvu de pierres calcaires et de toute espèce de roches ; et les bayoux , enfin , par les communications qu'ils ouvrent et facilitent au centre de ces régions noyées , au moyen de leurs eaux paisibles et qui offrent une navigation intérieure à de moyennes pirogues. Ces terres marécageuses et ces lacs , procurent, en outre , le plaisir de la chasse des canards , des lapins , et des chevreuils , à ceux qui en peuvent supporter les fatigues et les incommodités , qui ne sont pas légères. Aussi, de telles parties de chasse, qui n'ont ordinairement lieu que dans l'arrière-saison et au commencement de l'hiver, seul îems qui y soit propice et où la chasse même soit abondante , ne sont-elles pratiquées que par des nègres , des mulâtres , des sauvages ou naturels du pays , etquelques créoles blancs, habitués , dès leur enfance , à ce genre d'exercice pénible et dur.

Revenons maintenant sur les bords du fleuve , dont nous nous sommes écartés un moment , afin de donner une idée de ses alentours à partir de ces mêmes bords pour pénétrer dans l'intérieur du pays, et continuons à observer ce qui s'y présente en sortant de la ville.

Faisons remarquer, au surplus, que, dans toute cette longue partie de la Colonie qu* traverse le Missis-sipi et qui s'étend sur ses rives ? dans l'espace de

soixante-quinze

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soixante-quinze-lieues, il n'existe que deux routes principales, qui sont établies le long de ce fleuve et sur ses deux bords , d'une extrémité du pays à l'autre, dans l'espace de vingt à trente toises , plus ou moins , qui se trouve entre les clotûres des habitations et le fleuve , lesquels chemins sont affreux dans certains endroits et supportables dans d'autres.

Les trois à quatre premières lieues des deux bords sont désignées sous le nom de Côte des Chapitoulas. Au-dessus, est celle dite des Cannes-Brûlées , un peu moins longue. Ensuite, on rencontre successivement la première Côte ou Paroisse des Allemands , qui est l'endroit le mieux établi et le plus florissant de la Colonie , et la deuxième Côte ou Paroisse des Allemands , où se terminent les principaux établissemens en sucreries , à environ vingt lieues de la ville. Au-dessus se présente la longue et pauvre Côte, dite des Acadiens. Puis , on arrive à la Côte élevée du Bâton-Rouge , distante» d'environ quarante lieues , de la Nouvelle-Orléans , et sur là même rive. A dix lieues au-delà , on parvient à la Côte ou Paroisse de la Pointe-Coupée, sur la rive droite, ayant six à sept lieues de lon^ gueur , et dans ses derrières , un autre établissement qui en dépend , situé auprès de l'ancien lit du fleuve, qui n'y communique actuellement que du-» rant la haute crue des ses eaux , d'où cet éta«* blissement a pris le nom de Fausse-Rivière.

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Le quartier de la Pointe-Coupée est un des plus considérables de la Colonie , par sa population , ainsi que par ses riches produits en indigo , et sur-tout en coton qui y réussit très - bien. A tout considérer même , c'est , quant à-présent, l'Etablissement qui offre le plus de ressource au commerce , en proportion de son étendue.

Vis-à-vis de la Pointe-Coupée , et sur la rive gauche , est le canton des Ecores ou du Bayou-Sara, nouvellement établi dans l'intérieur des terres, aux bords du Bayou de ce nom.

Voilà ou se terminent, à-peu-près , les établisse -mens de la Basse-Louisiane et de la Floride Occidentale , sur les bords du fleuve.

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et jetés dans ce coin du monde , où , durant une partie de l'année, ils demeurent isolés , renfermés , du moins quant à la communication par eau avec les bords du fleuve et le chef-lieu, qui est Tunique voie de commerce, existante en cette Colonie , et qui leur est alors interdite. On ne peut disconvenir aussi qu'ils ne soient généralement in-doiens, et, par un effet de leur inertie , assez misérables. La plupart d'entr'eux sont communément mids pieds, habitent de chétives cabanes , où Ton trouve à peine une table et des bancs , et vivent de salaisons et de gâteaux de maïs, quoique possédant des terres fertiles où tout réussit bien , notamment le coton, qui pourrait lèur procurer quelque aisance , attendu que la culture de cette plante est très-aisée, et qu'ils auraient, d'ailleurs , dans leurs nombreuses familles , une quantité suffisante de bras pour son entretien et son exploitation, ïls n'en cultivent , cependant , que ce quli leur en faut absolument pour la fabrique de quelques pièces de cotonnade grossière , mais d'un asses bon tissu, qu'ils font eux-mêmes et qu'ils teignent avec de l'indigo et quelques autres ingrédiens , dont une partie sert à les vêtir , et dont le reste est vendu par eux , ainsi que le maïs , la volaille , et les porcs, qu'ils transportent en ville, lorsque la crue des eaux du fleuve , couvrant la barre qui subsiste entre ce fleuve et le bras de la Fourche, leur permet de sortir, en pirogues , de

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leur retraites ; objets dont la vente leur procure un peu d'argent, et quelques articles du Commerce extérieur dont ils ne peuvent se passer.

Au surplus , ce canton , tel quil est , ne met rien dans la balance du commerce de cette contrée ; et , quant à Futilité dont la Colonie peut être à sa métropole ou à toute autre nation commerçante , en raison de ses productions, il serait tout aussi bien colloqué dans les montagnes des Astuiies ou en Easse-Bretagne , qu'à la Louisiane. Et c'est, en partie , à cause de l'insouciance et de l'apathique inaction de ses habitans, qu'ils se trouvent claquemurés dans leur trou, pendant sept à huit mois de l'année ; en ce qu'ils ont laissé s'obstruer , de plus en plus , par des dépôts successifs de bois flottans et de vase, l'entrée de leur bras du fleuve , et que ce fleuve ne peut , mainte-tenant, y pénétrer que dans la crue de ses eaux, depuis la mi-février jusqu'à la mi-juin ou au commencement de juillet.

Passons de cet établissement aux quartiers réunis des Atacapas et Opéloussas , auxquels il communique. Après avoir traversé le canton de la Fourche , dans presque toute sa longueur , il faut vous embarquer sur une espèce de lac ou lagune qui , au bout de quelques heures de navigation, faite dans de petites barques ou des pirogues , vous rend sur le territoire des Atacapas.

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Le canton des Atacapas est une plaine de vingt à vingt-cinq lieues de long, sur sept à huit de large , bornée , dans sa partie basse , par la mer , dans sa partie haute , par le quartier des Opéloussas , du côté qui avoisine le Mississipi , par des lagunes et des espaces marécageux , et de l'autre, par des crêtes ou monticules arides , appelées, sur les lieux , pinières , en ce qu'elles sont couvertes de pins. Ce canton est généralement dégarni de beis, entrecoupé de flaques d'eau, couvert de grandes prairies favorables à la multiplication des bestiaux , et arrosé par le Bayou-Têche , qui a son embouchure à la mer, et qui est assez considérable pour qu'on puisse le remonter jusqu'au centre du canton, durant presque toute l'année , avec de grands bateaux et des goélettes de cent tonneaux et même plus ; commodité dont, jusqu'à présent , ce canton n'a tiré presque aucun avantage , par une suite de la nonchalante insouciance des habitans du lieu , ainsi que des agens du gouvernement espagnol , et peut-être aussi pour des raisons politiques de la part de ce même gouvernement , qui ne verrait pas de bon œil, suivant toute apparence , des bâ-timens d'une certaine grandeur , pénétrer, de la mer, dans l'intérieur de ce pays , qui se rapproche de leurs possessions du Nouveau-Mexique.

Le quartier des Opéloussas vient à la suite du précédent, à l'étage supérieur , en s'enfonçant dans les terres. Ce quartier offre un aspect et des par-

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ticularités uniques dans la Colonie de la Basse-Louisiane : il est entre-mêlé de coteaux et de vallons , et présente une agréable diversité de parties hautes et planes, à l'œil fatigué de la monotonie des sites du reste du pays , où Ton ne voit jamais qu'un horison plat et resserré par un rideau de bois dont la perspective triste et sombre est toujours la même, bien différente , à cet égard, de celle dont on jouit en ce quartier, et qui varie , à chaque instant et au moindre changement de position , les points-de-vue pittoresques, dont il est embelli. Un autre avantage , ou agrément, du moins, particulier à ce canton , est celui des fontaines et eaux limpides et courantes dont il est arrosé. Par-tout ailleurs , on ne voit que l'eau terne et lourde du fleuve et des bayoux , ou l'eau dormante et saumâtre des lacs. Ce canton a environ la même longueur que le précédent, avec plus de largeur : mais son sol parsemé de monticules , est , en général, moins fertile. Borné par les Atacapas , dans sa partie inférieure , il lest , dans celle qui le sépare du Mississipi , par des terres basses et noyées , et des autres côtés , par des éminences ou pinières qui s'étendent au loin dans l'intérieur du Continent , séparées par des vallées étendues et couvertes de grands bois.

On fait encore , à-présent , un peu d'indigo , dans l'une et l'autre partie. Mais la culture principale est celle du coton , qui y prospère. On m'a

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•assuré que , d'après des essais qui y ont été faits en divers endroits , la vigne et le froment y réus-sisent fort bien , et donnent un produit en vin et farine, dont la qualité n'est point à dédaigner, et serait peut-être estimée , si une culture bien appropriée à ces précieuses plantes et une bonne manipulation venaient à rectifier ce qu'on peut y trouver de défectueux. On y élève aussi une grande quantité d'animaux , et principalement de bêtes à cornes , qu'on fait descendre , avec beaucoup de peine ; aux bords du fleuve, pour les besoins de la Colonie.

Je crois devoir observer que ces deux quartiers , qui , par leur position et leur ensemble, n'en forment, à bien dire , qu'un seul , de quarante-à cinquante lieues de long , sur sept à huit de large, plus ou moins , méritent une considération spéciale , par l'étendue de leur sol, ainsi que par sa bonté, ( à la réserve de quelques portions des Opéloussas ) j par la salubrité de l'air qu'on y respire , le plus sain qui soit dans la colonie , et enfin par la nombreuse population blanche qui y est fixée, Il n'est pas douteux que ces cantons réunis offriraient, au moyen d'an renfort de cultivateurs noirs qui y seraient répandus , d'assez grands produits en coton , et même en indigo , qui s'y soutient mieux que par-tout ailleurs , outre une augmentation considérable dans ses bestiaux, si les colons de ces quartiers avaient l'avantage de

jouir

jouir d'un entrepôt de commerce dans leur arrondissement , ainsi que la possibilité en existe par la rivière , autrement dit, le bayou Têche , canal naturel qui , avec des travaux peu considérables, recevrait et introduirait dans le centre de ces établis-semens, durant toute Tannée , de moyens bâtimens; d'où ces colons expédieraient alors directement, et par la voie de la mer , les productions diverses de leur sol et les fruits de leurs travaux , au lieu d'être obligés de les faire descendre à la Nouvelle-Orléans (distante de leur quartier d'environ soixante lieues), par la voie pénible et lente du fleuve , dont ils ne peuvent même profiter que pendant quatre mois de l'année (mars, avril, mai, et juin), lorsque la crue du fleuve, en faisant refluer ses eaux dans les bras de la Fourche et de Plaquemine , établit, durant ce seul tems, une communication , toujours difficile , entre ces divers cantons et le chef-lieu. Inconvéniens majeurs qui n'ont pas permis , jusqu'à ce jour , aux habitans des Atacapas et Opéloussas, d'atteindre au degré de culture et d'aisance auquel ils auraient pu prétendre , en jouissant d'un entrepôt dans leur intérieur, et d'un débouché par ia mer, et qui les ont toujours tenus dans la gêne et dans la médiocrité.

Quand on est parvenu au fond du quartier des Opéloussas , on peut de-là se rendre directement, et en peu de tems, à travers un pays mêlé de bois et de prairies , aux derniers établissemens supérieurs de la Basse - Louisiane , formés sur les bords de

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la Rivière-Rouge , qui a son embouchure -dans le Mississipi , à environ quinze lieues au-dessus des limites de la Pointe-Coupée, et sur ceux du Ouachita, qui tombe dans la Rivière - Rouge.

Là , on rencontre d'abord , en quittant le Mississipi et remontant la Rivière-Rouge, le canton des Avoyelles , qui n'est que de peu d'importance, et dont les productions consistent en une petite quantité de tabac et de coton ; ensuite, celui des Natchi-toches , fameux par son tabac d'une qualité rare, et où l'on exploite aussi une médiocre quantité de coton ; et enfin , celui du Ouachita , établi, depuis quelques années , sur les bords de la rivière de ce nom, que reçoit la Rivière-Rouge , à environ quarante lieues de son embouchure et sur sa rive gauche ,. où croît un peu de froment, et où l'on récolte aussi du coton et du tabac en petite quantité. Nous observerons , en passant, qu'on présume , assez généralement , que les hauteurs de ce canton du Ouachita possèdent des mines diverses , mais dont la nature et même l'existence ne sont pas encore constatées.

Ces trois derniers établissemens , disséminés dans un vaste espace , n'offrent que de faibles ressources au commerce, à cause de leur médiocre population et de leur éloignement du chef-lieu , où les habitans de ces cantons ne viennent guères qu'une fois Tan, sur de petits bateaux qui descendent la Rivière-Rouge et le fleuve , et d'où ils ne sont de

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retour chez eux , par la même route , qu'après un voyage , vraiment fastidieux , de quinze jours à trois semriaes , suivant la distance des lieux. Ces mêmes trois établissemens, compris dans rétendue de la Basse-Louisiane , me semblent, du reste , appartenir davantage à la Haute , et par leur position , et parla nature de leur sol.

Des postes supérieurs de la Basse-Louisiane , notre marche est de passer , de suite , aux établissemens de la Haute , en continuant de remonter le Mississipi, à qui ces divers établissemens sont liés.

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Anse-à-la-graisse , à trois cens lieues de la Nouvelle* Orléans, d'après le cours du fleuve, età-peu-près au trente-septième degré de latitude : poste militaire , aux environs duquel résident quelques Colons peu aisés , dans un terrein propre à la culture du froment et du tabac, et qui même se prête, en quelques parties, à celle du coton.

Le troisième et dernier établissement de la Haute-Louisiane , est celui des Illinois , situé au trente-neuvième degré de latitude, et à environ cinq cens lieues de la Nouvelle-Orléans , suivant le cours du fleuve , seule voie de communication existante entre ces divers établissemens et le chef-lieu. Celui des Illinois ne fournit ouère au commerce de la Colo-nie , ainsi que les deux autres , qu un petit nombre de bateaux chargés de pelleteries et d'huile d'ours. Cependant, les terres y sont fort convenables , à ce qu'on dit, à la culture du blé. Mais la passion de la chasse et de la traite , qui , là , ainsi que dans presque toutes les autres parties de l'Amérique Septentrionale , a , de tout tems fait languir les établissemens français , et négliger le point essentiel, celui de la culture ; cette passion de courir les bois , ainsi que l'incurie du gouvernement actuel , et la difficulté des relations commerciales , ont tenu jusqu à-présent cet établissement des Illinois dans l'ombre de l'inertie et de la médiocrité : état pitoyable vraiment , quand on considère d'abord l'ancienneté de cet établissement , formé, depuis plus de cinquante ans, par

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une peuplade-de Français Canadiens établis , en premier lieu , sur les bords de la rivière des Illinois , à la rive gauche du Mississipi, et qui, lors de la cession faite de ce territoire aux Anglais en 1763 , traversa le fleuve , et se fixa sur le bord opposé ; et quand on compare ensuite la langueur et le peu d'importance de ce même établissement à la situation florissante de la Colonie du Kentuckey et du territoire Nord-Ouest , formée, au moins trente ans plus tard , par une peuplade américaine, sur les bords de l'Ohio ou Belle-Rivière qui débouche aussi dans le, Mississipi , d'où il s'est exporté , par la voie de ce fleuve , commune à tous ces établissemens intérieurs , en Tannée qui vient d'expirer, 1801 , plus de quarante mille barils de farine , une quantité considérable de salaisons et autres objets comestibles , tels que beurre et sain-doux , beaucoup de fer en barres et manœuvré , du bois de menuiserie , etc., et dont la population se monte , à-présent , à environ quatre cens mille individus presque tous blancs ; tandis que celle delà Colonie espagnole de la Haute et Basse-Louisiane et Floride occidentale , disséminée dans une étendue énorme de pays , et ne formant point un corps dé peuple , ne se monte pas au - delà de soixante - dix mille blancs , mulâtres , et nègres , libres et esclaves , tous compris, et dont il n'est guè-res plus de la moitié de ce nombre qui soient blancs. Quelle différence de résultats ! Et à quoi l'attribuer , si ce n'est à celle des principes qui dirigent les gouverne-

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mens de ces deux Colonies, dont les uns excitent l'activité, et les autres F éteignent, ainsi qu'à celle des goûts et des occupations de l'une et l'autre peuplade, la française adonnée à la chasse , et l'américaine à la culture ?

Parvenu à ce dernier établissement espagnol, il -faut en descendre maintenant, et, du vol de la pensée, nous transporter de l'extrémité Nord-Ouest de la Colonie à son extrémité Sud-Est, du poste des Illinois à celui des Apalaches , en quittant les rives du Mis-sissipi , et visitant les bords du golfe du Mexique.

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Quinze à dix-huit lieues plus à l'Ouest, est la baye de la Mobile , où existe un petit établissement de mince valeur , et qui est plutôt un cantonnement de pêcheurs qu'autre chose.

De Pensacole à l'embouchure du fleuve , la côte est déserte , généralement aride , et n'oitre que des plages sabloneuses où ne croissent que des pins , des cèdres rabougris , et d'autres moyens arbres et arbustes, épars çà et là. De ce même poste de Pensacole aux Apalaches , en remontant vers l'Est , la côte offre un aspect moins sauvage ; et, dans l'intérieur de la contrée, il existe beaucoup d'endroits qui offriraient des ressources à la culture. Cette dernière côte présentait même un coup-d'ceil assez animé, sous la domination anglaise. Mais , depuis vingt ans qu'elle a retombé sous celle de l'Espagne , elle n'a fait que décheoir, au point que la plupart des plantations qui y subsistaient de ce tems-là , ont été totalement abandonnées, et que diverses maisons bâties à Pensacole et ailleurs , dans ce même tems , y tombent en ruines , faute d'habitans , et qu'enfin ces lieux ne doivent l'ombre d'existence qui' leur reste qu'à l'en-* tretien du peu de troupes cantonnées à Pensacole et aux Apalaches , et aux dépenses nécessaires qu'elles y font, et que le gouvernement paye Ce ne sont donc plus que des postes militaires , et peu de chose au-delà.

Entre la Mobile et l'embouchure du Mississipi 9 après avoir dépassé la côte de l'affreux Biloxi 7 can*

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ton tristement fameux , par la perte considérable d'hommes qu'on y a faite aux premières années de la fondation de la Colonie, après la paix d'Utrecht, et qui y ont péri victimes de l'insalubrité de l'air , de la misère , et du chagrin, on rencontre l'embouchure du lacdePontchartrain, long de seize à dix-sept lieues sur cinq àsix de large , qui pénétre jusqu'à environ deux lieues de la Nouvelle-Orléans , et qui y communique actuellement , au moyen d'un canal ouvert , depuis quelques années , ainsi que nous en avons déjà fait mention , capable , au tems qu'il fut achevé , de recevoir et .d'amener jusqu'auprès de la ville , dans ses derrières , des goélettes ou espèces de petits bâtimens du port de soixante tonneaux et au-delà , par la voie d'un bayou qui se dégorge dans le lac , et auquel ce canal est joint. Mais il s'obstrue maintenant, faute d'être entretenu , et n'admet plus que de moyennes barques.

Vers l'embouchure du fleuve , en deçà , et sur sa rive droite , on a profité d'une langue de terre un peu plus exhaussée que le sol fangeux qui l'entoure , pour y former le poste , de reconnaissance et de visite , appelle la Balise , le long d'un bayou qui y aboutit. Cet Etablissement est bien peu de chose : et c'est-là que résident les pilotes employés pour l'entrée et la sortie des navires , et une poignée de soldats aux ordres d'un Lieutenant , qui les reçoit lui-même de l'Officier qui commande en chef le poste militaire de Plaque-

mine , situé sur la rive gauche , à dix lieue* au-dessus ; poste destiné , sans doute , à repousser les bâtimens ennemis venant de la mer , et qui pourraient surmonter les obstacles inhérens aux passes du fleuve , à son embouchure. Six petites pièces de canon , branlant sur leurs affûts , et cinquante hommes de garnison , ayant Pair d'autant de déterrés , voilà , en raccourci, les forces de ce bou-levart du Bas-Mississipi.

Pour achever l'esquisse topo graphique de cette Colonie, je dirai qu'outre les établissemens que je viens de mentionner , il en existe encore quelques-uns de faible importance , répandus de part et d'autre , tels que ceux formés au-delà du lac Pontchar-train et sur ses bords , qui fournissent au chef-lieu du brai et de la chaux ; ceux du canton de la Terre* aux-Bceufs , à quatre lieues au-dessous de la ville, du même bord, et le long d'un bayou, habité, depuis quelques années , par des Espagnols transportés des Iles Canaries et d'ailleurs , et que le gouvernement y a établis , dont les productions consistent en légumes, vivres , volailles , etc. , qui servent à pourvoir le marché du chef-lieu ; ceux situés de l'autre bord du Mississipi , en-deçà et au-delà du lac des Ouachas ou Barataria , beaucoup moins considérable que celui de Pontchartrain , (et qui est à environ deux lieues de distance du fleuve ) où l'on élève des bêtes-à-cornes et des pourceaux ; de même que ceux qui se trouvent vers l'embouchure de ce

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même lac, sur les bords de la mer, où sont fixés quelques chasseurs et pêcheurs.

Voilà , en abrégé , le plan figuratif de cette Colonie qui , dans une étendue immense , ne présente que des points isolés , et d'un faible rapport, si Ton excepte les bords du fleuve , à prendre , ainsi que nous l'avons déjà exposé , de quinze lieues au-dessous de la ville , jusqu'à soixante lieues au-dessus r ainsi que le vaste canton des Atacapas et Opéloussas, à qui îe pense qu'il ne manque absolument qu'un entrepôt dans son sein , et un débouché direct à la mer , dont la possibilité existe , pour devenir , par la suite , une portion de la Colonie aussi intéressante peut-être que celle des bords du Mississipi.

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propres à Fégoûter et à la dégager de ses parties aqueuses et froides. Il paraît aussi que tous les végétaux qui demandent une terre fraîche et humide , tels que les plantes de jardinage , le riz , la canne-à-sucre , se plaisent dans ce sol ainsi composé , et y prospèrent.

Les plantes , au contraire , à qui ce terroir bas et aquatique ne convient pas, comme, entr'autres, la patate douce , le coton , et divers arbres fruitiers , n'y réussissent que partiellement, et n'y donnent point un produit considérable et assuré. La patate , particulièrement, ce vivre dont l'abondance suffit aux ateliers les plus nombreux de quelques-unes des Antilles, et notamment de Saint-Domingue , qui s'y varie en dix espèces différentes et toutes bonnes et saines , cette racine si nutritive , cette manne de la terre en ces autres contrées, ne donne ici aucun produit , lorsqu'on la cultive en grandes pièces et en plein champ comme ailleurs , à cause de l'humidité du terrein. Bornée à une seule espèce d'une qualité médiocre , elle n'y peut être plantée , avec quelque fruit, que sur des butes d'une terre fortement sillo-née et préparée à cet usage , embarras et difficultés qui en restreignent la culture à de très-petites plantations , insuffisantes , à tous égards , pour la nourriture des ateliers , d autant plus que ces plantations ne peuvent se faire qu'une fois l'an.

Lç sol des Àtacapas et d'une partie des Opéîous-

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sas , réunit, aux bonnes qualités de celui des bords du fleuve , des avantages qui lui sont particuliers. II est bien moins humide , et généralement plus propre à toute espèce de plantes , à la réserve du riz. Il se prête , avec un égal succès , aux cultures de l'Europe ainsi qu'à celles de l'Amérique. Le blé de toute sorte , la vigne , l'olivier , le mûrier, le lin, le chanvre , la guède, et la garance, y prospèrent, aussi bien que la canne-à-sucre , le coton , l'indigo , le nopal * et le tabac. Ce n'est pas à dire que ces diverses productions y soient pareillement en rapport. Mais il suffit que les essais de culture et d'entretien qu'on y a faits de celles de ces productions qui n'y sont point encore répandues , ayent tous offert un résultat favorable , pour qu'on soit autorisé à induire, de-là, que le sol de cette contrée y est également propre aux unes et aux autres.

Quant à celui des terreins situés hors des confins de la Basse-Louisiane, il paraît être , en divers endroits , sabloneux , graveleux ; en beaucoup d'autres, maigre , sec , reposant, à peu de profondeur 9 sUr un lit de tuf , et généralement peu fertile , à l'exception des gorges qui se trouvent entre les monticules dont ces terreins sont parsemés et comme ondes , ainsi que des bords des rivières et du fleuve , seuls endroits , d'ailleurs , qui y soient garnis de bois , indice ordinaire de fécondité.

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gne en Espagne , et quelques parties du Roussillon et de la Provence, en France. Je ne fais ici mention que du rapport de la chaleur d'une contrée à l'autre. Quant à l'humidité inhérente au sol et à l'air , je ne vois point de règle de comparaison à établir , à cet égard , entre ce pays-ci , particulièrement, et tout autre de l'ancien monde.

Cette humidité qui semble endémique et plus considérable ici que partout ailleurs, est , en certains tems de l'année , au point qu'alors tout s'y gâte et s'y moisit promptement ; et l'on a même observé que la face intérieure des mûrs de diverses maisons nouvellement bâties, en briques cuites , à la Nouvelle-Orléans , est, pendant ce tems , si fortement imprégnée de cette moiteur , que l'eau même en suinte. Au reste, cela ne doit point étonner , quand , aux causes premières de cette humidité commune à tout le continent de l'Amérique, on vient à joindre les causes secondes , ( particulières à cette contrée ) , qui en augmentent sensiblement ici la masse et les effets , en considérant que ce pays semble avoir été formé par l'eau , et que son intérieur et sa surface offrent 9 presque par-tout, l'existence de cet élément. Aussi , me disait un bon et honnête Créole du pays : u Quand l'eau baissera à la Louisiane , elle manquera partout ailleurs

Ce pays, en outre, ne jouit point d'une diver-»

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sité, agréable étudie, de tems sec et pluvieux; et il est , à cet égard, d'une monotonie ennuyeuse , autant que préjudiciable à la disposition physique des corps , en raison, sur - tout, de l'excès et de la continuité des pluies, inconvénient beaucoup plus nuisible , en cette région humideet marécageuse , que la température opposée.

Les saisons , en outre , quoiqu'ayant ici leurs caractères propres, sont assez mélangées. Le prin-tems, qui paraît, dès le commencement du mois de mars, avec la verdure et les fleurs , s'annonce par une douce température , que déparent un peu , néanmoins , des pluies fréquentes , quoique modérées , et des vents de sud assez forts , auxquels succède un tems pur, calme , beau , un vrai prin-tems , qui prend dès les premiers jours d'avril et dure jusque vers la mi-juin , à l'approche de l'été , caractérisé par un degré de chaleur plus considérable , quelques orages , et beaucoup de pluies. Le commencement de l'automne est beau , et la température en est agréable jusqu'à la mi-novembre , ou la saison s'embrouille et devient tantôt froide, tantôt pluvieuse, et où quelques petites gelées blanches , qui paraissent de fois à autre , annonçent les approches de l'hiver. Dans cette-dernière saison , deux vents dominent tour-à-tour et se succèdent rapidement, le Sud ou Sud-Est, produisant un tems pluvieux et ordinairement mou , et k Nord ou Nord - Ouest, qui le remplace «

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amenant un tems froid , et presque toujours see , pur et serein. Ces deux airs de vent partagent cette portion de Tannée , et lui communiquent leurs qualités opposées : ensorte que, pendant la saison froide , qui commence vers la mi-novembre et se termine vers la mi-mars, on grelotte et on se chauffe aujourd'hui , et demain le feu est éteint dans les cheminées, et les appartemens sont ouverts , selon le vent qui domine alors. Cette diversité de température, ce changement brusque dans Fatmosphère ( autre particularité qu'on observe généralement dans l'Amérique ) , n'occasionne pas ici , pourtant, d'aussi fâcheux effets qu'on serait d'abord disposé à le présumer. En général, depuis la fin de novembre jusqu'au commencement d'avril , les pluies sont assez fréquentes en cette contrée , ainsi que les brouillards qui s'élèvent ordinairement le matin , tantôt du rideau de bois qui ceint l'horison de toutes parts , et tantôt de dessus le fleuve qui forme le centre de ce même horison, et se dissipent au haut dé jour.

On jouit donc , en ce pays ; d'une température agréable et douce , durant une partie du prin-tems et de l'automne. La chaleur de l'été est très-supportable , à la réserve de quelques journées d'un tems calme et pesant; et le froid de l'hiver y est modéré. D'après un assez bon thermomètre de Kéaumur , tenu à l'ombre et dans une chambre

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exposée à l'action de F air extérieur, la chaleur commune et moyenne de trois étés que j'ai passé en ce pavs , a été de vingt-quatre à vingt-six degrés , quelquefois au-dessus comme au-dessous , et la plus forte chaleur a été de vingt - huit degrés un tiers. A ce même thermomètre , ainsi exposé , durant le premier hiver que j'ai passé ici et qui a été un des plus vifs et des plus soutenus qu'on y eût éprouvés depuis long-tems , celui de 1799. à 1800 , le froid ordinaire et commun a été depuis le degré de congélation , au jour ouvrant , jusqu'à sept et huit degrés au-dessus , à deux heures de l'après-midi , et le froid le plus considérable n'a fait descendre la liqueur qu'à environ deux degrés au-dessous de glace.

L'hiver suivant a été beaucoup plus doux et moins soutenu : et celui dans lequel nous sommes , est encore plus modéré que le précédent , n'ayant produit i jusqu'au commencement de fér vrier , que quatre ou cinq petites gelées blanches. Le thermomètre n'a encore descendu que deux fois, et momentanément, au degré de congélation , et s'est soutenu presque toujours, depuis dix jusqu'à vingt degrés au-dessus déglace, température qui appartient plutôt au printems qu'à l'hiver.

Pendant le premier hiver dont j'ai parlé y où le froid fut plus rude et plus long, j'ai vu de la glace de huit à neuf lignes d'épaisseur, ce qu'on

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ne voit pas souvent ici ; et ce qui vraiment y est encore plus rare , et qui semble être un phénomène en ce pays, c'est la neige qu'on y a vu tomber à flocons , durant toute la matinée du 2 février 1800 , spectacle nouveau pour bien des Créoles du pays , qui, parvenus à Fige de vingt ans, ne se rappelaient pas , du moins , l'avoir encore jamais vu. Mais, ce qui m'intéressait d'une façon particulière en ce moment, et qui occupait, tout-à-la-fois mon imagination et mes regards ( comme il y avait quelques sucreries dont les roulaisons n'étaient point encore achevées à cette époque ) , c'était l'aspect que présentaient alors le faîte de ces manufactures et jusqu'au contour extérieur des soupiraux de leurs cheminées , qui se trouvaient enveloppés d'une couche de neige , tandis que les tourbillons épais de fumée et de vapeur qui s'élevaient de ces établissemens , se confondaient, dans l'air, avec celle qui tombait encore, tableau vraiment unique et parlant à l'esprit comme à la vue , eu ce qu'il offrait le spectacle étonnant des procédés d'une culture appropriée , ci-devant, an climat et au sol de la Zone-Torride , et à-présent naturalisée au milieu des frimats et des neiges , par les soins et l'industrieuse activité de l'homme. Ce coup - d'ceil d'un genre particulier , et les réflexions qu'il m'offrit, étaient bien de nature à me faire oublier la rigueur de la saison.

On cite encore , en ce pays , comme un évé-

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•nement des plus rares et qui n'y a même eu fiés qu'une fois , de mémoire d'homme , les tas de glaçons qui , détachés de leurs masses , et descendant d'une haute latitude . de cinq à six cens lieues , au moins , en suivant le cours du fleuve , parurent au mois de février 1784, dans la Basse-Louisiane , en si grande quantité et formant sur le fleuve , une chaîne si étendue , que , durant trois ou quatre jours , il fut impossible de le franchir et de traverser d'un bord à l'autre , ces énormes plaçons étant adhérens les uns aux autres, et se heurtant, par fois, avec un fracas étourdissant. Le fleuve les porta à la mer; et des bâ-timens , naviguant à une grande distance de la côte , en rencontrèrent des blocs considérables. Ensorte que le golfe du Mexique offrit alors l'aspect des mers avoisinans les pôles , et qu'il aurait même été possible qu'un coup violent de Nord-Ouest ( ainsi qu'on en éprouve assez souvent dans cette saison ) , eût entraîné une partie de ces mêmes glaces jusques vers les côtes de Cuba , et par conséquent au-delà du Tropique.

Reprenant le fil de notre sujet, j'ajouterai k ce que j'ai déjà dit relativement à la température de ce pays , que le mois où la chaleur est la plus sensible et la plus accablante , est le mois de juillet , en ce qu'alors les vents ne soufflent d'aucun point de l'horison, et que ce calme profond de l'air ajoute un nouveau poids à l'ardeur de Fat-

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mosphère qui , en outre, n'est point alors tempéré , comme au mois suivant , par des pluies fréquentes ; et que le tems où le froid occasionne une impression plus vive , est le mois de décembre , a cause des vents de Nord et de Nord-Ouest , qui portent avec eux un air glacial , et qui, soufflant ( ce dernier sur-tout ) avec une vivacité continue , amène les gelées blanches , et produit de petites congélations d'un demi-pouce d'épaisseur , au plus , qui se forment, durant la nuit, et se dissipent aux premiers rayons du soleil.

Ce même vent , chassant devant lui les nuages amoncelés, nétoie , épure le ciel , dont il est aussi nommé le balai; et, quoique très-âpre et très-froid, il apporte et répand des principes de salubrité , de vie, et même de gaîté. Il fortifie et allège le corps, et dissipe les impressions de tristeste et d'ennui que font naître , en cette saison , le voile nébuleux et le souffle pluvieux des vents de Sud et d'Est. J'ai souvent admiré la netteté et la pureté du firmament, embelli d'un soleil radieux , et l'éclat particulier qu'il reçoit pareillement , durant la nuit, de mille et mille astres étincelans dont il est parsemé, alors que ce vent souffle et lorsqu'il commence à tomber.

Mais , comme il n'est rien dans le monde qui n'ait et ses avantages et ses inconvéniens , ce même vent de Nord-Ouest qui,'dans l'arrière saison, est

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si utile , en hâtant et perfectionnant la maturité des plantes et des fruits , en arrêtant et comprimant une végétation tardive et surabondante , pour la rendre plus active et plus vigoureuse après l'hiver, en détruisant une partie des insectes nuisibles à la culture , en dissipant, enfin, les particules infectes et corrompues de l'atmosphère dont il purifie la masse , est, aux approches et dans les premiers jours du printems, très-désavantageux , au contraire quand il vient à souffler avec quelque violence f en ce qu'il gèle et tue les germes naissans et même développés de tous les végétaux; qu'il refroidit, dessèche et endurcit la terre , dont il suspend et arrière la végétation si essentielle en ce tems ; qu'il dérange , en outre , la santé , par des rhumes et des fluxions de poitrine , que produit un froid subit qui arrête fa transpiration et trouble la sécrétion.

CHAPITRE

suspendant l'action de ces principes vicieux que nous avons annoncés , et qui consistent principalement dans l'effervescence et la corruption que doivent produire ici le mélange et la combinaison de la chaleur et de l'humidité, sur un terrein plat et couvert d'eaux stagnantes et de matières pu-trifiées , en atténue , au moins , l'effet, s'il ne l'anéantit pas ? En second lieu, les vents , dont cette-plaine basse et unie est presque sans cesse , et en tout sens, balayée , et qui , nécessairement , affaiblissent l'effet de cette même combinaison? En troisième lieu , les bois , qui couvrent et environnent une grande partie des plages marécageuses dont ce pays est entrecoupé, et qui, dérobant ces eaux dormantes et vaseuses à l'action du soleil , et à celle de la chaleur , s'opposent , en conséquence , à leur corruption , et empêchent qu'il ne s'en élève aucune vapeur dangereuse , aucun miasme funeste ? Une quatrième cause encore pourrait dépendre de la position et de la qualité même du sol, qui, dans le* lieux découverts , et où la surabondance deJ^-kumi-dité ne le fatigue point, ainsi que dans les endroits ombragés , après s'être dégagé d*une partie des eaux pluviales ou autres qui s'écoulent, au moyen de la faible inclinaison du terrein , vers les bois et les bayoux , pompe et aspire , en peu de tems , comme une éponge , une autre partie de ces mêmes eaux , dont les rayons du soleil ont bientôt absorbé le pem qui reste.

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Voilà , je pense , diverses causes qui concoti-rent à la salubrité de Fair du pays , ou , tout au moins , viennent à rencontre de celles qui s'opposent à cette même salubrité. Et pourvu que l'homme , sans donner même un plus grand développement à ces causes salutaires , se borne à ne les gêner en aucune manière, et à les laisser agir librement, je pencherai à croire , en observant les principes de maladie et de santé, ainsi réunis en cette contrée , qu'il doit résulter de cet ensemble un état mixte et , à bien des égards , plus favorable que désavantageux à l'espèce humaine. Au reste, c'est ce dont je puis m'assurer , en jetant les yeux sur les campagnes de la Louisiane, où , généralement on ne voit pas régner de maladies sérieuses , où les mortalités sont assez rares , où l'on trouve un assez grand nombre de personnes âgées des deux sexes , où , communément , des hommes de soixante ans , sont encore frais et vigoureux ( ces observations faites autant sur les Nègres que sur les Blancs ) ; où, pour tout dire enfin , vous ne voyez ni médecins ni chirurgiens en exercice , et d'où il faut se transporter de vingt lieues , jusqu'en ville , pour en trouver , quand , par un malheur bien rare , il n'est pas possible de s'en passer. Ce rapport circonstancié est fondé sur la vérité , et s'appuie sur des faits que , raisonnablement „ il n'est pas possible de démentir. Enfin , tout considéré , Ton ne peut point assurer positivement que l'intérieur de ce pays soit des plus salubres ) mais on

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ne petit pas dire ausssi qu'il soit , à proprement parler, un séjour mal-sain.

Plus malheureuse, à cet égard , que les campagnes qui Favcisinent Y il est bien vrai), la ville de la Nouvelle-Orléans est , depuis quelques années et durant les mois de juillet, août, septembre, et une partie d'octobre , affligée d'une espèce de fièvre maligne, du caractère le plus grave , dont les symptômes et les ac-çidens se varient à un tel point, que les gens de l'art, du m . ru>: qui exercent en cette ville la profession noble et délicate de médecins , et qui sont huit à dix chirurgiens , sans étude et sans lettres , à la réserve d'un petit nombre , y perdent la tramontane , et ne savent, au fond , quels remèdes efficaces opposer à ce fléau destructeur.

Cette maladie , connue sur les lieux , ainsi qu'au Nord de l'Amérique , sous le nom de fièvre jaune , rapide et terrible en ses progrès , quoique souvent peu effrayante par ses premières apparences , commence ordinairement par une rougeur vive qui enflamme le teint, un mal de tête assez fort, et une* douleur vague en diverses parties du corps. La fièvre est continue. Du deuxième au troisième jour, le mal s'aggrave et se caractérise par une chaleur extrême , un défaut total de transpiration , un saignement de nez considérable ou un vomissement de sang , que suit d'ordinaire un autre vomissement de matières brunes , ayant l'apparence du goudron ; à. quoi suc-

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cèdent un prompt affaissement dans tontes les facultés animales , une ictère profonde , quelques ms-tans de délire, et la mort qui survient du cinquième "au neuvième jour , inclusivement. Et ce qui semble particulier à cette dangereuse maladie , est le contraste frappant qui existe , et qu'on peut aisément remarquer , au commencement du mal, et à sa funeste issue , dans le teint du malade , qui, au premier période , est excessivement coloré , et , pour ainSi dire , enluminé , et qui devient ensuite , sans saignée , quelquefois même sans aucune évacuation considérable , et par un passage brusque et célère , d'un jaune livide , qui , après la mort du malade , se renforce et s'étend sur toutes les parties du corps, avec des taches noirâtres et pourprées , semblables à des meurtrissures imprimées en diversendr oits. Delà, sans doute , lui est venu le nom de fièvre jaune , à défaut d'autre dénomination plus précise. Voici , en outre , une observation qui a été faite à diverses fois. Les matières brunes que vomit le malade , la veille et la surveille de sa mort , sont d'une qualité si acre et si mordicante , que les petites parcelles de ces matières qui, dans le vomissement, tombent et s'attachent au bout de ses lèvres , si elles ne sont promptement essuyées , brûlent et corrodent la peau , comme un tison.

Il est donc trois particularités à observer dans cette maladie , et qui lui sont propres , ou , du moins , affectées ; savoir , dans son principe ,

(86) * la rongeur enflammée du malade , et dans sa crise , le vomissement de sang et de matières noirâtres , ainsi que Fictère ou jaunisse générale qui se répand sur tout le corps. Cherchant à connaître la cause du mal , dans l'examen de ses principaux effets , on pourrait , je pense , l'attribuer à l'effervescence extrême , à la décomposition et à la corruption de la masse du sang, plutôt qu'à celle de la bile et des humeurs. Je puis me tromper, à ce sujet, comme tant d'autres : mais c'est là mon opinion.

Cette maladie , depuis six à sept ans , fait , durant presque tous les étés , beaucoup de ravages en ville, et presque point à la campagne, où elle n'est connue que par les communications établies d'un lieu à l'autre , et les suites de ces communications. Les gens de Fart prétendent , cependant , qu'elle n'est point épidémique. Je n'en dirai pas tant qu'eux , et me borne à penser qu'elle n'est pas contagieuse , et , à proprement parler , pestilentielle. Mais je suis porté à croire que le principe , alors qu'elle règne , en est dans l'air ; et que , si l'on ne court pas un risque imminent de prendre cette maladie , en visitant on soignant même une personne qui en est atteinte , on court , plus ou moins , ce risque , en fréquentant les lieux où elle exerce ses ravages ; en sorte que ce n'est pas tant l'approche et le contact du malade , en particulier, que l'influence

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et Faction de l'air , imprégné des qualités m or-bifiques, sur l'habitude et la disposition du corps, en général , qui communiqueront le mal, ou qui le développeront.

A l'appui de ce que je viens d'avancer, je dirai qu'en bien des circonstances , on a observé que les personnes habituellement domiciliées en ville t et que leurs affaires obligent à y rester durant cette saison critique , sont bien moins disposées à être atteintes de la maladie , que celles qui s'y transportent , soit de la campagne , soit d'ailleurs 9 au même tems , et qu'un séjour passager y est , à cette époque , bien plus dangereux , à tous égards , qu'une résidence permanente ; comme si le corps s'identifiait , pour ainsi dire , avec l'air dans lequel il existe alors , et que l'impression subite en fût bien plus funeste que l'influence continuelle. Quoiqu'il en soit, et que l'on puisse conjecturer, à ce sujet , c'est ce que l'expérience a confirmé bien souvent , tant snr les étrangers nouvellement arrivés , que sur les personnes même* du pays t venant de la campagne en ville , et qui , n'y restant même que du matin au soir , ont emporté chez elles le germe , ou plutôt le venin de cette maladie fatale , dont elles ont eu le malheur d'être victimes en peu de jours. A la réserve de ces cas particuliers , les campagnes n'ont pas été , jusqu'à présent , infestées de ce fléau qui semble être circonscrit dans la Yille et dans ses

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alentours ; et qui , répandant une terreur profonde dans tous les esprits , interrompt et suspend , durant la violence du mal , toutes relations entre les commerçans et les habitans.

On a , de plus , observé que , parmi les habitans de cette ville , l'Américain qu'y attire le commerce , est le plus souvent victime de ce mal ; que le Français Test beaucoup moins , et que l'Espagnol n'en est atteint que bien rarement. A quoi attribuer cette différence d'impression sur ces trois individus , habitant le même lieu et respirant le même air , si ce n'est , en partie , à quelques causes physiques et morales qui tiennent à leur tempérament propre et à leur régime de vie , abstraction faite du pouvoir que nous avons ci-dessus attribué à l'influence de l'air vicié , agissant avec beaucoup plus de force sur des Etrangers nouvellement arrivés ( ainsi que le sont la plupart des Américains en cette ville ) , que sur les gens de l'endroit qui y résident habituellement, influence qui peut contribuer , sans doute , à donner à la maladie , plus de prise et d'activité sur les premiers que sur les derniers ? En considérant cet objet dans ses deux extrêmes , nous remarquerons d'abord que l'Espagnol , accoutumé à l'influence d'un climat chaud , et dont le sang a toutes les qualités relatives à cette température , en doit bien moins ressentir les inconvéniens que l'Américain , sorti d'un climat froid , et dont

les

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les veines sont remplies d'un sang plus copieux , plus épais, et bien plus disposé , de toute manière , à s'enflammer et à se corrompre par l'action de cette température chaude , et qui lui est étrangère. Nous observerons , en outre , que l'Espagnol vit, avec sobriété , d'alimens simples dont il ne relève le goût qu'avec de l'ail qu'il croit salutaire au corps , et auxquels il joint peu de boissons spiritueuses ; que l'Américain , au contraire , fait souvent un usage inconsidéré de mets succulens , très-épicés , et de liqueurs fortes. Ces causes peuvent servir , je pense , à expliquer pourquoi cette maladie , si funeste aux Américains , n'est même pas un objet d'inquiétude et de crainte pour les Espagnols , et ne laisse point que d'être à redouter pour des Français dont le tempéramment et le genre de vie , moins appropriés au climat , que la complexion et le régime .des derniers , le sont cependant plus que ceux des premiers.

Mais à quoi attribuer l'existence d'une telle maladie en cette ville , intrinsèquement , et non dans les campagnes circonvoisines ? J'exposerai nûment , à cet égard , ce que m'ont fourni mes propres observations , jointes à celles de quelques personnes éclairées du lieu.

A cet effet, je vais d'abord énumérer quelques-unes des causes qui doivent contribuer certainement à corrompre Pair qu'on respire à la Nouvelle - Or-

M

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îéans -, et qui peuvent bien , durant les chaleurs de Tété , le rendre susceptible de s'imprégner de miasmes impurs et funestes. En premier lieu, l'excessive saleté répandue en cette ville , sur le port, dans les rues , dans les emplacemens vuides , dans les cours même de bien des maisons , où se jettent indistinctement des tas d'immondices qui n'en sont enlevés que partiellement et à la longue. En second lieu , le défaut d'écoulement des eaux croupissantes et corrompues qui , mêlées à tant d'ordures , forment , dans le centre de la ville , au milieu des rues surbaissées et non pavées , et en bien d'autres endroits , de vastes bourbiers et des cloaques infects. Troisièmement ., les hautes maisons en briques qui s'élèvent depuis quelques années , et qui, conservant et communiquant plus d'humidité que les autres , en un lieu qui déjà , par lui-même , est si humide , arrêtent, en outre , et interceptent , par leur masse et par leur élévation , le courant de l'air , dont la force , agissant , continuellement, plus ou moins et en sens divers , si elle n'était comprimée par cet obstacle , chasserait, ou, du moins , atténuerait les particules malignes qui circulent alors dans la basse atmosphère , et rendrait ce même air plus pur et plus sain, en le renouvelant. Quatrièmement enfin, les fossés ouverts et creusés autour de la-ville , il y a quelques années , sous prétexte de la fortifier, et les abatis de bois qu'on a faits dans ses environs , d'où S£ sont exhalées, par la suite et durant les chaleurs,

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des vapeurs fétides qui n'existaient point avant l'ouverture de ces fossés et les abatis de ces bois.

A ces causes, premières d'insalubrité , dont personne , après quelque examen , ne disconviendra , je pense , en ajputerons-nous une autre à laquelle bien des gens du pays , sages et instruits , attribuent une grande influence , et r pour bien dire , l'origine même de cette, maladie dans ce pays ? Comme , dans une matière aussi importante à la conservation: de l'humanité > il n'est absolument rien à négliger % nous allons donc rapporter cette cause originelle , à ce qu'on dit ici y du mal que nous examinons , sans l'adopter ou la rejeter pleinement, tenant notre opinion suspendue, en attendant que l'expérience, jointe à de nouvelles observations , puisse dissiper toute incertitude , et mettre à même de prononcer un jugement sûr , à cet égard.

On prétend que cette maladie n'est connue à la Nouvelle-Orléans , que depuis six à sept ans , époque à dater de laquelle le commerce américain a pris une certaine extension en cette ville : et l'on infère delà r et de ce que cette même fièvre jaune était déjà répandue au Nord de l'Amérique avant cette époque ( ainsi qu'il conste du ravage qu'elle fit à Philadelphie , et ailleurs , dans l'été de i ygo ) 7 . qu'elle en a été apportée ici par les Américains , qui en sont, il est vrai , les principales victimes.

Sans rien préjuger , sur ce dont il s'agit, je dirai

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qu'il est effectivement de notoriété publique ,et de fait certain, que cette fièvre mortelle est répandue depuis environ dix ans dans plusieurs grandes villes du Nord de l'Amérique, et notamment dans celles de Philadelphie et dë New-York , où elle paraît avoir pris naissance, et où même elle a reçu le nom qu'elle porte ; et que , depuis cette fatale époque , et presque tous les ans , elle y fait des ravages considérables durant les mêmes mois de juillet, août , septembre , et une partie d'octobre , au point de rendre ces villes isolées et presque désertes pendant la violence de cette maladie , en faisant refluer dans les campagnes une grande partie des habitans épouvantés de la rigueur de ce fléau , et tenant éloignés d'elles ceux que le commerce , ou d'autres affaires v appellent en tout autre tems ; et ce qui est vraiment particulier, et bien digne d'observation , c'est qu'en ces villes mêmes ( ainsi qu'ailleurs ) , ce mal exerce sa furie sur les Américains , beaucoup plus que sur les Étrangers qui y sont pourtant en grand nombre.

Or, comme il est avéré que certaines maladies ou infirmités ont , de tout tems , été spécialement affectées à certains pays et aux individus qui les habitaient , comme les dartres , les écroueiies , la lèpre , le scorbut , la petite vérole \ le mal vénérien \ et finalement la peste même ; serait-on fondé à dire , par induction de cette remarque , et de ce qui la précède , que la fièvre jaune est pareillement une maladie endémique aux Etats-Unis ? Je ne le crois pas ;

premièrement, en ce qu'il y a douze à quinze ans qu'elle n'y était point encore connue ; secondement, en ce que , hors de l'enceinte et des environs de quelques villes commerçantes , on y est à l'abri de ce. terrible fléau , qui est même encore totalement inconnu dans une vaste partie des Etats-Unis.

Il est donc vraisemblable que la fièvre jaune n'est point propre et particulière à cette région , et que , si elle n'y a pas été portée par quelque relation extérieure , elle n'a pu du moins y prendre naissance et ne peut s'y propager que par des causes accidentelles , et qui n'existent que dans les lieux où règne le mal ; lesquelles causes , étrangères au climat et au sol, venant enfin à être découvertes et connues, peuvent être alors aisément extirpées et détruites ; et ces causes étant une fois anéanties , le mal qui eri provient le serait pareillement.

Quelles sont enfin , me dira-t-on , ces causes accidentelles dont vous parlez ? Je ne les connais point précisément; mais j'en puis, soupçonner quelques-unes ? telles , entr'autres , que la foule des cimetières dans l'enceinte des villes américaines f s'v étei> ■ 1 : ■ ■ -•' ■ , .j , Ri-

dant de jour en jour , et dont les funestes effets ne

peuvent que devenir plus sensibles d'année en ar> née , le passage brusque , et presque subit, d'un hiver très-long et très-âpre , à un été court et bri-lant , et les conséquences fâcheuses qui en doivent résulter, de toute manière , dans des villes popu-

f 94 )

leuses , ou ce contraste , en se liant au reste , peut être plus nuisible qu'ailleurs ; l'eau des puits ou pompes que les habitans de ces villes emploient , soit pour leur boisson, soit dans leurs alimens , au lieu d'eau de fontaine qu'ils pourraient se procurer ( cette eau de puits , dans leurs villes sur-tout, n'étant rien moins que saine ) ; la quantité de ces bassins ou canaux, nommés Warhfs , dont leurs ports sont entrecoupés et masqués , espèces d'é-goûts et vrais cloaques où s'accumulent et croupissent toutes sortes d'immondices, et dont il s'élève des exhalaisons infectes dans le tems des chaleurs ; l'habitude qu'ont les Américains d'être vêtus en draps durant les plus grandes ardeurs de l'été, au lieu de s'habiller avec des étoffes de coton, soie, ou toile, ainsi que la saison et les circonstances le demandent alors ; le peu d'usage qu'ils font , en ce tems , des bains et autres préservatifs salutaires contre les maladies ardentes et dont le germe est à la veille de se. développer <n eux ; et finalement leur régime de vie, composé presque toujours de viandes salées et épicées , et de liqueurs spiritueuses, le tout pris avec peu de modération , etc. , etc.

Mais je m'apperçois qu'un tel examen m'écarte de l'objet que je traite ; et j'y reviens , en vous priant de me pardonner cette digression ou j'ai été entraîné par la nature du sujet ( la conservation de l'espèce humaine ) et par l'intérêt

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que Ton ne petit s'empêcher de prendre à un objet aussi important.

Je disais donc , et je le répète , que le climat de la Basse - Louisiane est beaucoup plus sain qu'il ne paraîtrait devoir l'être , à la première inspection du pays ; quoique la Nouvelle-Orléans , son chef-lieu, soit particulièrement atteinte , durant trois mois de Tannée , de cette maladie affreuse dont nous venons de nous occuper , et dont il est à présumer que les Français et les Créoles de l'endroit réussiront à se préserver, à l'exemple des Espagnols, par de sages précautions et un régime analogue à la saison. ,

De la fin d'octobre au commencement de juillet, les maladies sont peu communes , et les mortalités rares, à la ville ainsi que dans les campagnes. Les dérangemcns de santé qu'on y éprouve alors le plus fréquemment , et qui, par fois , y occasionnent ou des accidens fâcheux ou des incommodités graves et dangereuses, sont, des dissenteries , des fièvres bilieuses, des maux d'yeux, des catarres et fluxions de poitrine , la pulmonie , les crises de nerfs on affections spasmodiques et vaporeuses , l'épilepsie ou mal caduc , la paralysie, les suites dé couches, qui semblent être plus funestes ici qu'ailleurs , et les attaques de vers auxquelles les epfans sont très-sujets, et qui en font périr plusieurs, j'observerai , en outre , qu'on y est exposé à perdre ses dents

( ^ )

de bonne heure ( particulièrement les Créoles du pays ), tant par l'effet de rhumidité répandue dans l'air et dans le sol , que par celui de la qualité de l'eau. Et je pense qu'au fonds , cette humidité de l'air et du sol, endémique au pays, ainsi que les variations de l'atmosphère , passant rapidement du chaud au froid et du froid , au chaud , sont les causes principales des indispositions et des maladies qu'on y éprouve d'ordinaire.

Du reste , on n'y connaît pas de maladies épi-démiques. La petite vérole , qui s'y montre rarement , n'y fait point de grands ravages , au moyen de l'inoculation dont les effets y sont généralement salutaires , et à laquelle, néanmoins , s'opposent, autant qu'ils le peuvent, et le Gouvernement et le Clergé, guidés, à leur sens, par un esprit de religion,, ou plutôt, égarés par des motifs superstitieux. Depuis quatorze ans, cette maladie n'avait point paru ici. Elle vient d'y être introduite des pays américains situés au-dessus de la Colonie , avec les symptômes les plus favorables. Et de suite , il s'est formé , comme on l'avait déjà vu dans la précédente épidémie , un conflit d'opinion et une opposition de conduite , entre le Public , d'une part , et le Gouvernement et l'Eglise , de l'autre , au sujet de l'inoculation , que le premier réclame , comme un préservatif des maux affreux qu'amène cette maladie en son cours naturel , et que proscrivent les derniers , comme une opération contraire aux vues

de

de la Providence , et tendante à communiquer un mal certain pour en éviter un douteux , et de plus à le propager. Là-dessus , assemblée et procès-verbaux des Officiers de santé ; convocation et longue tenue de l'illustre Gabilde ou Conseil municipal ; opposition formelle du Clergé à ce qu'on passe outre à Fingculation ; défense faite par le gouverneur ; à l'appui de cette opposition , d'inoculer aucun individu ; grande rumeur à la Nouvelle-Orléans et dans les campagnes : voila où en sont les choses au moment présent , à la mi-février. Au surplus , la maladie est encore très-circonscrite. Mais , d'après îa fermentation qui régne , à ce sujet , dans le public , et la persuasion où l'on est que l'inoculation produit les plus heureux effets en ce pays , comme ailleurs , il y a toute apparence ( si la maladie s'étend un peu , et que le Gouvernement ne lève pas la prohibition par lui faite , au nom de l'Eglise , en ce qui concerne l'inoculation ) que Ton passera outre , ainsi qu'on Fa déjà fait anciennement , et que l'on inoculera , bon gré , mal gré , la jeunesse créole et les noirs qui n'auront pas encore eu la petite vérole , à la barbe du gouverneur , de l'évêque , et du clergé capucin , sauf à ceux-ci d'excommunier , en ce cas , si bon leur semble , et l'inoculation , et les inoculateurs , et les inoculés.

Relativement à ce qui concerne la température de la Haute-Louisiane, il paraîtrait qu'elle devrait.

, N

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être plus saîubre que celle de la Basse , en raison de la position des lieux. Mais cela n'est pourtant pas, à la réserve du canton des Illinois , dernier Établissement de cette première partie , au trente-neuvième parallèle , où Fair est , en général , vif et sain , et dont les habitans , ont , en conséquence , les libres moins relâchés et le teint plus coloré que ceux de Basse-Louisiane.

Le bœuf y est employé aux travaux de_ la culture , ainsi qu'en Europe. Sa chair , quoique rarement grasse , est Néanmoins assez bonne dans F arrière-saison ; mais elle n'est presque pas mangeable au mois de mars , avril et mai , tant elle est maigre et peu succulente alors.

Le mouton n'est pas bien délicat 5 sur-tout en ville , où communément on le mange moins bon qu'à la campagne.

La volaille est maigre et peu ragoûtante en été , mais grasse et savoureuse en hiver.

Les chevaux du pays ne sont ni beaux , ni bons. Elevés dans des pâturages humides et qui ont peu de corps , les mauvaises qualités de leur nourriture et du sol où ils se tiennent habituellement > ne leur permettent pas d'avoir beaucoup de vigueur , et font , en outre , qu'ils pèchent par le bas de la jambe et Je pied, qu'ils n'ont point solides , et par îe ventre , qu'ils ont large et renflé , défauts accompagnés d'une tête épaisse et d'une basse encolure. En un mot, le pays ne produit pas des chevaux fins et de parade , mais seulement quelques bidets de trot et galop , et des chevaux de trait d'assez mince apparence et de médiocre valeur.

Les quadrupèdes sauvages sont : le tigre Américain ou Cottgar , l'ours ( peu communs l'un* et l'autre , et oui viennent de l'intérieur du conti-

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nent ) , le pichou , espèce de grand renard , le chaoui , autre espèce plus petite , le chat et le rat des Bois , ainsi nommés , et qui ne sont pourtant ni chat ni rat , l'écureuil , le chevreuil , le lapin , et quelques autres animaux moins répandus.

Parmi les oiseaux , pareillement indépendans de Thomme , sont des perdrix et quelques petits oiseaux de chasse, peu nombreux , d'autres d'un joli plumage , tels que les cardinaux et les papes , un seul oiseau chanteur , nommé improprement le Mocqueur par les gens du pays, en ce qu'ils prétendent qu'à l'instar du Mocqueur de la Virginie , il a le talent , qu'on attribue à ce dernier t d'imiter exactement, soit les diverses intonations des êtres animés , soit les sons variés des instrumens. On lui donne aussi le nom de rossignol , quoiqu'il n'ait, cependant, que de faibles rapports avec celui d'Europe , et pour la figure et pour le chant. En compensation de cette rareté d'oiseaux à ramage , ils en existe ici une multitude de criards , tels que des étournaux et des corneilles , dont on voit des nuées , qui ravageant les champs de grains ensemencés ou prêts à être récoltés , et qui , du matin au soir , importunent et fatiguent • l'oreille , les uns , de leurs sifflemens aigus, et les autres, de leurs rauques et tristes croassemens.

Un oiseau qui est encore assez commun en

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ce pays , et que Fou trouve en petites bandes silencieuses auprès des habitations , le long des chemins , ainsi que dans les clos , de la grosseur dun dinde moyen , d'un plumaae noirâtre ou sris-fonce , d'un vol pesant quand il part de terre et qui s'affermît en s'elevant, d'un aspect ignoble, ne vivant que d'insectes, de reptiles, et de charognes, et par cela même très - utile à cette contrée , est celui qu'on y appelle Carancro , et qui est , à ce que je crois , le Gallinazo du Mexique, ou qui, du moins, y a beaucoup de rapport.

On voit, en outre, ici, certains oiseaux de passage, qui se montrent en differens tems de Tannée et sur-tout en hiver , tels , entr'autres , que des canards de diverses sortes , et des sarcelles , dont la chasse abondante ( qui s'en fait au mois de no-vembre , décembre et janvier ) fournit aux Colons , pendant ce tems , une nourriture agréable et saine.

Le poisson d'eau douce , qui n'est autre que celui du fleuve et de quelques bavoux, est d'un goût fade et grossier. Celui qu'on estime le plus , qu'on sert , avec apprêt , sur les tables des Colons , mais dont la chair, sans être absolument désagréable , est neamoins peu succulente et coriace, le moins mauvais , à bien dire . est celui qu'on v appelle Casse-Burgau. Il ne faut point omettre .ici , pourtant } cette production du fleuve, dont l'a-

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fcondancô est une grande douceur, une espèce de manne pour les habitans de ses bords , durant quatre à cinq mois de Tannée ( de mai en septembre ) , la Chevrette , espèce de petite écrevisse qui se pêche à la nasse ,et que Ton apprête en diverses façons.

Quant au poisson de mer , on a celui des lacs de Pontchartrain et de Barataria, qui y monte de la mer, à laquelle ces deux lacs communiquent ; avec cette différence , que le dernier , recevant beaucoup d'eau douce qui s'y jette de l'intérieur , et n'étant, à proprement parler, qu'un lac d'eau saumâtre, et non salée, donne, au poisson de mer qu'on y pêche , un goût peu savoureux que celui de Pontchartrain , n'admettant et ne contenant que peu d'eau douce , en comparaison de l'autre , et en raison de son étendue et de sa libre communication avec la mer , est vraiment un lac d'eau salée , offrant aux poissons de. mer un élément qui leur est convenable, et en nourrissant aussi de très-bons, particulièrement celui qu'on nomme Casse-Burgau du lac, qui n'est nulîeriien t celui du fleuve , et dont la chair est excellente.

On a encore, durant une partie de Tannée , en ce pays, d'assez belles et bonnes huîtres que-Ton pêche aux bords de la mer , dans les environs de ces lacs , et quelques autres coquillages-.

Oublierons - nous de faire mention des reptiles et des insectes , dont cette contrée est certainement

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une des mieux pourvues du monde entier, et semble être le réceptacle commun et la demeure favorite ? Un tel oubli, de notre part, ne serait point excusable , et formerait une lacune dans la peinture des objets que présentent les lieux que nous décrivons. Il est vrai que c'est une ombre au tableau. Mais enfin-, peut-on faire un tableau qui n'en ait pas ? et ces ombres mêmes n'ont-elles point leur mérite propre , celui qui résulte de l'opposition des teintes , et d'où naît, en partie , cette illusion que produisent l'heureux mélange et l'habile assortiment des couleurs t et ce qu'en termes de l'art on nomme la science du clair-obscur ? Pour ce qui est du dégoût que Ton pourrait croire attaché à l'examen et à la description de ces objets désagréables ou hideux par eux-mêmes , je répondrai avec Boileau :

fî n'est pas de serpent , ni de monstre odieux Oui , par l'art imite , ne puisse plaire aux yeux.

Le premier reptile qui se présente à nous , est l'énorme crocodile , animal amphibie , et de la lorme d'un lézard , dont quelques-uns ont jusqu'à dix à douze pieds de long , et sont gros à proportion , à la peau écaiîleuse et d'un brun-noirâtre, à l'odeur forte et musquée , aux mouvemens tortueux et rampans , à l'extérieur, enfin, difforme, brute et sauvage. Les anses du fleuve , les lacs , les bayoux, toutes les eaux dormantes , et les fossés mêmes d'écoulement ménagés, dans les plantations

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tarions, en sont infestés, au point que, sortant,' par Fois de ces fossés, ils viennent ramper autour des maisons ; peu à craindre, il est vrai . hors de l'eau , mais d'un aspect vraiment hideux et repoussant.

Ensuite viennent les serpens de différentes espèces , dont le Serpent Congo et le Serpent à Sonnettes sont les plus dangereux. Ce dernier , surtout , porte dans sa morsure un venin funeste , et qui tue en peu d'heures. On trouve , en outre , ici une espèce de vipère amphibie appelée Congre, dont l'atteinte est pareillement mortelle ( à ce que m'ont assuré plusieurs personnes ), animal plus terrible encore que le Serpent à Sonnettes , en ce qu'au lieu de fuir , il s'élance vers l'objet qui se présente à lui, et qu'au contraire ce dernier, presqu'immobile, cherche à s'éloigner, et ne blesse que lorsqu'on le provoque et qu'on est, pour ainsi dire , sur lui. Ces reptiles divers peuplent les bois marécageux ainsi que les bords des bayoux , d'où ils se répandent par-tout , et quelquefois même dans les maisons, La véritable vipère , et ( parmi les insectes ) l'araignée dite à cul-rouge , très-venimeuses l'une et l'autre , existent pareillement dans cette contrée propice aux reptiles et insectes de tous genres,

Les grenouilles et les crapaux abondent en ce pays 1 et ces derniers , lors des premières pluies d'été , co^ vrent quelquefois la terre,

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On voit, le matin , et sur-tout durant les saisons pluvieuses , la surface de ce sol aquatique, hérissée confusément de buttes de terre , creuses de figure cilindrique , hautes de sept à huit pouces , et qu'élèvent , pendant la nuit, en forme de soupirails , des espèces de petites écrevisses amphibies , qui fourmillent dans Fintérieur de ce sol , moitié terre et moitié eau. Cette espèce d'écrevisse , ainsi cachée sous terre, est , en outre , de même que le rat musqué , pour la partie du pays qui avoisine le fleuve , i un vrai fléau, par la promptitude avec laquelle l'un et l'autre criblent la plus solide levée, de trous souterrains, par où les eaux du fleuve pénétrant , minant sourdement cette levée , et la faisant écrouler tout-à-coup, forment une crevasse , ou se précipite un volume d'eau considérable , échappé du fleuve , et qui submerge bientôt un vaste canton , en élargissant et creusant, avec une violente rapidité , la brèche que ces dangereux animaux lui ont préparée.

Tout cela , certes, est bien dégoûtant et bien fâcheux ; mais , ce n'est pas là tout : il faut y ajouter encore une autre incommodité qui existe dans cette contrée, un véritable fléau d'autant plus insupportable , qu'on ne peut point, en partie , s'en garantir. C'est celui des moustiques et des marinigouins. Car , enfin , vous pouvez être à l'abri des crocodiles , des eerpens , des crapaux , etc., en vous tenant chez vous r et laissant, ailleurs, le champ libre à ces nombreux reptiles. Mais, quant au marin gouin de la Loui-.

siane , il ne vous est pas possible d'en éviter pareillement les atteintes, dont l'effet, indépendamment de la vive douleur qu'elles causent, est de couvrir la peau de petites tumeurs ou pustules enflammées , qui i en se dissipant, laissent, à leur place , une tache pourprée , laquelle ne s'efface qu'insensible-ment. Depuis le commencement du printems , jusqu'à la fin de Farrière-saison , ce diabolique insecte vient vous provoquer, vous harceler, vous tourmenter de ses cuisantes piqûres , sans interruption , sans relâche , et la nuit et le jour , et jusques dans les appartemens les plus reculés , les plus clos. On peut seulement s'en piéserver, dans les heures consacrées au repos, par le moyen d'un voile de linon, mousseline , ou autre léger tissu, nommé Moutiquère ou Berre , formant un rideau d'une seule pièee , qui en^ vironne et ceint le lit de tout côté , sous lequel rempart on se met hors de la portée de ces ennemis acharnés , qui ne cessent de s'agiter autour du voile qui leur dérobe leur proie , avec un bourdonnement aigu , an bruit duquel on s'endort , tant bien que mal, en sacrifiant , durant les nuits brûlantes de l'été, l'agrément de la fraîcheur à l'impérieux besoin du sommeil, qu'on ne pourrait se procurer différemment, au milieu de ces insectes avides et venimeux.

Mais, dans les habitations, durant les soirées d'été et d'automne , depuis l'ouverture de la nuit jusqu'à l'heure où l'on se couche , il n'est rien qui puisse en préserver , qu'une épaisse et continuelle fumigation %

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jointe au soin de se tenir plongé et comme enveloppé dans ce torrent de fumée , hors duquel on ne peut sortir sans rencontrer l'ennemi qui vous' attend et vous veille au-delà de ce retranchement , et qui , de mille coups d'aiguillon , vous y repousse bien vite. Pendant le jour, on s'en trouve moins incommodé. Mais il m'est arrivé souvent, malgré cela , der ne pouvoir absolument pas ni lire ni écrire , à quel-qu'heure du jour que ce fût, sur-tout lorsque le tems-était sombre et disposé à la pluie , et de me voit enfin réduit , après m'être long-tems débattu contre eux , à laisser là papier , plumes , et livres , à leur abandonner le champ de bataille , et à passer de mon cabinet dans un courant d'air libre , pour me mettre à l'abri de leurs poursuites.

Enfin, je ne saurais vous exprimer combien fin-commodité résultante du contact perpétuel et du Sifflement aigu de ces insectes est sensible pour un étranger , puisqu'il l'est même ( à vrai dire , moins fortement, en raison de l'habitude ) pour un natif du pays.

Cela est au point, que cette seule incommodité % qui, en certains tems et en certains, lieux , est près-qu'insoutenable ( abstraction faite de tous les autres désagrétnens inhérens à cette contrée ), , suffira pour m'en dégoûter totalement.

Mais, pourquoi, me dira-t-On peut-être , yrésidez=-vous depuis deux ans et demi > et pourquoi n'en sor-

tez-vous pas ? A cela, je répondrai que mon transport et mon séjour en ces lieux, ont été amenés et déterminés par des circonstances absolument étrangères aux impressions favorables ou désavantageuses que je puis avoir pris de ces mêmes lieux , et que mon départ d'ici est subordonné à ces mêmes causes : et cette réponse doit suffire aux personnes intelligentes , et principalement à vous.

Le cypre est le bois de charpente le plus généralement employé ici , et le seul même qui puisse l'être avec facilité , du moins , sur les bords du fleuve, au-dessous de la Haute-Louisiane. C'est effectivement un très-bon bois, employé à cet usage, ainsi qu'à celui de la marine , en divers cas. Il esc aussi très-propre à la construction des pirogues ou canots , et semble se prêter à tout, plus ou moins ; mais il est fort combustible , et d'une qualité vénéneuse. La moindre petite parcelle de ce bois , entrée dans les chairs , y occasionne bientôt un picotement et une inflammation qui ne cessent qu'en la retirant, et qui occasionneraient, sans cela , des accidens plus ou moins graves.

Il existe un autre arbre dont le bois est très-con* venable à la menuiserie , et qui , mis en oeuvre 7 quand il est bien choisi et bien travaillé , forme de très-jolis meubles , et peut même être comparé au bel Acajou ou Mahogany des Antilles. C'est lo Mérisier , rare dans la Basse-Louisiane , et que produit la Haute , ainsi que divers autres arbres dont le bois est plus ou moins propre à la construction ou à la menuiserie.

Relativement aux différentes sortes de bois qu^ peuvent être employées ainsi dans l'étendue de la, /Colonie , j'observerai qu'en général le cèdre et le pin se trouvent sur les côtes du Golfe et dans ses environs le cypre , sur les bords du Fleuve et

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dans toutes les terres marécageuses , le chêne , le merisier , le noyer , etc. , dans la Haute-Louisiane et dans les terres fortes , et à l'abri des inondations.

En général , les arbres fruitiers ne prospèrent point dans ce pays , soit par le vice du sol et du climat , soit aussi par le défaut de soins. Ceux étrangers aux pays , tels que l'oranger , le figuier , le pêcher , le poirier , le pommier , la vigne d'Europe , et quelques autres encore , y croissent. Mais leur produit ne flatte communément ni l'œil ni le goût. Les uns ont une saveur crue et peu délicate , et les autres sont gâtés par les vers ou autrement , avant leur maturité.

Barmi ceux naturels au pays , et qui, par conséquent , sont moins sujets à la vicieuse influence du sol et du climat , on peut distinguer le Paca-nier , espèce de noyer , dont le port est beau , la verdure agréable , et dont le fruit, ayant l'apparence et la forme d'une noix muscade , offre sous sa coque épaisse et dure , une substance divisée èn deux parties par une capsule ligneuse , d'un? goût approchant de celui de la noix d'Europe, quoique bien moins succulent et même un peu acre ; le Jasseminier , arbre de belle apparence , mais moins haut que le pacanier , à grandes feuilles , d'un vert-foncé , produisant un fruit qui a la forme €t la couleur d'une grosse poire alongée , d'une

substance

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substance molle et sucrée , et d'un jaune doré ; ou d'an blanc verdâtre , et dont la pulpe enveloppe des graines d'une couleur brune et de la grosseur d'une moyenne fève ; le Mérisier , arbrisseau qui plaît à la vue , et dont le fruit , espèce de petite cerise , n'est bonnet employé qu'à la composition d'une liqueur d'un rouge-pourpré , d'un goût agréable , qui se fait au moyen de l'infusion de ce fruit et de son amande dans de Teau-de-vie ou du bon tafia , à quoi on ajoute un peu de sucre ou de sirop , quand on veut en faire usage , et qui est la liqueur favorite des Colons , comme étant une production de leur sol ; le Sassafras , arbre dont la feuille , d'une qualité aromatique , desséchée et pulvérisée , entre dans la préparation des mets de ce pays , une petite quantité de cette feuille ainsi réduite en poudre verdâtre , jetée et mêlée dans un bouillon gras quelques instans avant qu'on ne le serve , lui . . r.t un goût particulier et même appétissant ; et enfin , le Ciriér , autre arbrisseau dont le feuillage est d'un vert^ foncé , et le fruit est une graine qui , infusée dans l'eau soumise à l'action du feu et à des procédés fort simples , produit une cire verte et très-consistante , dont on tire parti sur les lieux , en la mêlant et la fondant avec du suif, au moyen, duquel mélange on fait des chandelles d'un assez bon usage.

Les plantes et herbes potagères réussissent bien ;

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mais elles n'ont que peu de saveur. Leur suc est cru , fade , et , pour ainsi dire , aqueux. Ces productions ne sont donc ni appétissantes ni substantielles. Les Melons y sont pourtant assez bons t sur-tout les Melons d'eau.

Le pays abonde en simples et plantes médicinales, dont les propriétés et l'emploi ne sont bien connus que des sauvages ou naturels du pays.

La Basse-Louisiane et une partie de la Floride occidentale , n'étant composées que de terres d'al-luvion , et formant une contrée conquise , pour ainsi dire , sur la mer, n'offrent aucune production dans le règne minéral. Il est quelques points de la Floride occidentale hors de cet espace , où , peut-être , il existe des productions de ce genre ; mais elles ne sont point encore connues , a la réserve d'une espèce d'ocre , ou terre colorée , qui se trouve aux environs de Pensacole , et dont on se sert ici pour donner diverses teintures aux murs des maisons , ainsi peintes en rouge , en jaune , en bleu , etc.

Il en est de même de la Haute-Louisiane , à commencer par le terroir du Natchitoche , où , par la rencontre de quelques matières minérales , on présume qu'il doit y avoir des veines métalliques. On a découvert et exploité faiblement une •mine de plomb au canton des Illinois ; et l'on •croit qu'il y en existe d'autres.

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doctîoîis , da commerce , de la population , et de l'administration politique , civile , militaire et fiscale de cette Colonie , je ne marche , pour ainsi dire , qu'à tâtons , et m'appuyant sur des apperçus qui peuvent être fautifs en divers points , attendu que je n'ai pas tout vu de mes yeux , que j'ai été obligé de m'en rapporter souvent à ceux d'autrui, en comparant et rapprochant les résultats variés de leurs rapports , en les faisant coïncider ensemble autant qu'il m'a été possible , et qu'enfin je n'ai pu tirer aucun secours d'ailleurs , le Gouvernement espagnol agissant à sa manière accoutumée , en tenant , jusqu'à présent , ces objets couverts d'un voile épais > et nul particulier n'ayant encore levé ce voile , au moins , que je sache.