En conséquence , et venant à ce dont il est question . je pose en fait que , sur cette étendue de soixante-quinze lieues de pays, qui borde le fleuve , et qui forme , ainsi que nous l'avons déjà observé , la partie essentielle et la mieux cultivée de la Colonie , il n'existe qu'environ huit cents habitations proprement dites : et c'est ce que j'infère , tant du rapport , mal digéré , il est vrai , de plusieurs Colons établis , à des distances considérables les uns des autres , sur les bords du fleuve , que de mes propres observations , dont une seule, que je vais mentionner, avec quelque détail, pourra vous suffire.

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En partant de la ville , et remontant le fleuve jusqu'à la distance de cinq lieues ? j'ai compté dans cet espace , et des deux bords , sans aucune exception , soixante-dix habitations grandes et petites, dont trente sur la rive gauche du fleuve , et quarante* sur la rive droite. Il est à remarquer , d'ailleurs , que ce dénombrement, fait aux environs de la ville, ne peut offrir que le résultat le plus considérable possible , en ce que l'examen porte sur la partie de terre la plus voisine du chef-lieu , la plus anciennement habitée , et la mieux exposée pour le débouché de ses productions , et qu'un pareil dénombrement , effectué à vingt-cinq , trente lieues de la ville , et au-delà , ne présenterait certainement pas ( en supposant même une parité de ressources dans la qualité et l'exposition du sol ) un résultat ,7 à beaucoup près , aussi avantageux.

Ainsi donc , en partant delà , si les cinq lieues ci-dessus désignées ne contiennent que soixante-dix habitations , depuis la ville ou plutôt le faubourg , jusqu'à l'habitation Trudeau , sur la rive gauche du fleuve , et depuis l'habitation Bernandy , vis-à-vis le faubourg , jusqu'à l'habitation Eugène Fortier , sur la rive droite inclusivement , les soixante-quinze lieues, en leur totalité ( admetant, pour un moment, que le sol soit aussi bien établi par-tout ailleurs qu'aux lieux servant de mesure por-protionnelle ) , ne peuvent donc contenir , au plus ^ sur cette règle d'estime' et de proportion , que

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mille cinquante habitations. Et attendu qu'il mt de vastes espaces , dans cette étendue et le long du fleuve , qui ne sont nullement en valeur , et que d'autres le sont fort mal » et n'offrent que de petites places à vivre , et des cultures ébauchées ; on peut hardiment réduire ce nombre supposé , de mille cinquante habitations, à celui effectif de huit cents ou environ , le reste ne méritant vraiment pas d'être compris dans cette énumération.

La principale partie de ces plantations est composée de soixante-quinze sucreries , établies, ça et là t sur les bords du fleuve, un petit nombre au-dessous , et le plus grand au-dessus de la ville , ainsi que dans quelques portions de terre haute , qui se trouvent hors des bords , mais voisines de ce fleuve. Ces sucreries ne s'étendent pas plus loin de dix lieues au-dessous , et vingt lieues au-dessus de la Nouvelle-Orléans. La masse des autres manufactures , en raison de leur étendue , ne répond pas à celle-là , et consiste en plantations de coton, qu'on cultive peu dans le bas de la Colonie , en ce qu il n'y prospère pas , et qui réussit beaucoup mieux vers le haut , comme au Bâton-Rouge , à la Pointe-Coupée et dans les cantons reculés ( et pour ainsi dire , séparés du centre de la Colonie ) des Ata-capas , Opeloussas , Avoyelles , et Natchitoches ; en quelques - unes d'Indigo qui n'y réussit plus comme autrefois , et de Tabac qui prospère en ce dernier canton , en des moulins à scier le bois,

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en champs de riz , maïs , pommes de terre, légumes et plantes potagères , que cultivent les petits ha-bitans.

Il n'existe donc que deux sortes de cultures ét manufactures importantes et dignes de considération dans cette Colonie , savoir : les Sucreries dans le bas , et les Cotonneries vers le haut. C'est donc à l'examen de ces deux cultures et de leur résultat , que nous devons spécialement nous attacher , pour donner une idée convenable des productions commerciales de ce pays.

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Quoiqu'il en soit, la canne-à-sucre , qu'on avait tenté de cultiver en ce pays , il y a environ cinquante ans , et qu'on avait totalement abandonnée, après quelques tentatives infructueuses , ou . du moins, peu encourageantes ( l'hiver semblant mettre alors un obstacle invincible à sa culture et surtout à l'extraction de son suc ), paraît maintenant s'y naturaliserai et y croît avec une facilité vraiment surprenante. Cette espèce de roseau, plantée en janvier , février , et même mars , pivote et s'élève de terre au commencement du printems , languit en mai et juin , durant la sécheresse qui règne alors , commence à prendre de la vigueur en juillet, et, dans l'espace de trois mois seulement, favorisée par les pluies et la chaleur active qui dominent en ce tems - là , elle s'élève , s'épaissit à vue-d'ceil, présente, en octobre, une flèche de huit à neuf pieds de haut, y compris son feuillage , et, dès la fin de ce même mois, est bonne à être coupée et élaborée , avec un avantage si réel, qu'un arpent de terre, qui, bien préparé* aura été planté en canne s , au commencement de février , et entretenu avec soin , est en état de donner, neuf mois après , au commencement de novembre suivant , un produit net de deux milliers pesant de sucre,- et d'à-peu-près deux barriques de sirop ; lequel produit ; évalué au prix où le sucre et le sirop se sont vendus ici depuis l'établissement des Sucreries , savoir ,

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le quintal de sacre, à huit piastres, et la barrique de sirop à quinze , forme une Somme de cent-quatre-vingt-dix piastres, équivalente à celle de mille livres tournois, que rend un arpent de terre ainsi planté et exploité, dans l'espace de dix mois révolus ; revenu vraiment considérable, et qui résulte , en partie , il est vrai , du haut pms; du sucre et du sirop. A Saint-Domingue , à époque la plu* brillante de cette Colonie, dont les produits furent alors si grands (en 1789 et 1790 ) , que la valeur totale des revenus de cette dernière année , a été évaluée , sur les lieux , à environ vingt-cinq miK lions de piastres , le sucre brut ne se vendait point au-dessus de cinq piastres et demie le quintal, et le sirop , de neuf à dix piastres la barrique ; et les habitans, satisfaits de voir le prix de leurs productions parvenu à ce point - là , s'en félicitaient, et n'eussent demandé que la continuation d'une semblable valeur. Or , jugez , d'après cela, du bénéfice à faire sur le prix actuel de ces mêmes productions , porté à cinquante pour cent au-dessus de l'ancien prix.

Il est vrai que les habitans sucriers de la Louisiane , ont payé bien, chèrement l'installation de leurs manufactures , soit en ustensiles à ce convenables, soit en prix de main-d'œuvre. On y a payé un jeu de sucrerie jusqu'à trois mille piastres , et généralement deux mille à deux mille - cinq - cens. Un charpentier exigeait", outre sa nourriture et celle

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de ses ouvriers , quatre à cinq cens piastres, pour la mécanique d'un moulin à bêtes , dont on lui rendait toutes les pièces à leur destination. Un maçon demandait et obtenait trois cens piastres , pour monter un jeu de chaudières. Les fabricans de sucre , anciens rafineurs de Saint-Domingue , transportés à la Louisiane , retiraient douze à quinze cens et couramment mille piastres , pour la peine qu'ils prenaient de diriger , (Jurant l'espace d'environ deux mois , la fabrique d'une récolte de quatre-vingt-dix à cent milliers de sucre brut, en se réservant la faculté d'être choyés chez l'habitant, six mois d'avance , dans l'attente de cette récolte et de l'exercice de leurs talens moins précieux, assez souvent, qu'ils Je prétendaient et qui ne le sont plus maintenant, grâce à leurs prétentions exhorbitantes et à la manie qu'ils ont eue de se faire trop valoir ; ce qui a provoqué et excité l'attention et l'activité des gens du pays , qui actuellement en savent, autant qu'eux, pour nfc pas dire plus, et qui portent, en outre , à leur travail , cette réunion de soins que produit l'intérêt personnel fortement stimulé , et dont n'étaient point susceptibles , en général, ces manipulateurs étrangers entourés d'apprentifs et de manœuvres qui leur épargnaient toute espèce d'embarras et de veilles , et ne prenant à la chose qu'un intérêt peu sensible et purement, mercenaire* Ces bénéfices, de la part des uns et des autres, étaient si

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excessifs , que chaque ouvrier gagnait, quitte et net, cent piastres par semaine , et le fabricant en sucre , jusqu'à deux cens piastres.

Mais , ces dépenses extraordinaires n'existent plus , du moins en grande partie. Le prix exhor-bitant de tous ces objets est baissé, et, suivant toute apparence, baissera encore. L'heureux événement de Ja paix donne un espoir légitime à ce sujet.

J'oubliais de vous dire qu'un objet encore bien coûteux , est le principal instrument de la culture , le Nègre. Le commerce de la Traite étant suspendu ici depuis dix ans , il est étonnant que ce pays ait pu se soutenir, et même former , durant cet espace de tems , d'aussi grands établisse mens en culture que les sucreries , sans augmentation de bras. C'est à quoi il eût été possible d'obvier , malgré les gênes de la guerre. Mais des raisons politiques , bien ou mal fondées , ont déterminé le gouvernement espagnol à n'admettre aucune composition, aucnn arrangement praticable à cet égard. De sorte que le prix d'un nègre ou d'une négresse^ faits à la culture ou au service domestique , va jusqu'à mille et douze cens piastres , au moyen de quelque terme dans le paiement, et de sept à neuf cens piastres , au comptant.

Revenons à la canne-à-sucre, en évaluant, comme

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je viens de le faire , le produit net d'un arpent de cannes bien travaillé à deux milliers pesant de sucre brut , et deux barriques de sirop. Il est bon de faire entendre que c'est là le plus fort produit de cette culture , en général , ( dont même il peut se faire qu'en particulier quelques arpens fournissent un résultat qui outrepasse cette mesure ) et d'observer , sur cela, que les cannes de rejettons, et beaucoup de cannes de plant n'atteignent point à ce terme , dans l'état commun des choses. Et voici, à cet égard , sur quoi on peut raisonnablement compter.

Un habitant , habile cultivateur , dont la terre et les établissemens sont en bon état , ayant cent arpens de cannes , dont le tiers en plant et le reste en rejettons d'un et de deux ans au plus , avec quarante nègres et négresses attachées à la culture , peut exploiter , année commune , cent-vingt-mil-liers de sucre brut , et la même quantité de barriques de sirop , ( ce qui fait trois milliers ds sucre et trois banques de sirop par nègre travaillant, ou bien, douze cens livres de sucre et un peu au-delà d'une barrique de sirop par arpent) , la vente de laquelle quantité de sucre et de sirop , au prix qui a existé ci-devant de huit piastres le quintal de sucre , et de quinze piastres la barrique de sirop , lui fera un revénu de onze mille quatre cens piastres , à raison de deux cens-quatre-vingt-cinq piastres par nègre , et de cent-quatorze piastres par arpent. Ses barriques

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ne lui coûteront rien , pouvant être faites, sur son habitation par quelque nègre ouvrier , comme Ton doit en avoir dans de semblables Établissemens. Il n'a pas besoin de payer de fabricant en sucre, parce que lui-même, ou son économe , ou quelques-uns de ses nègres y peuvent suppléer. Il n'a donc que des dépenses communes à faire , comme le remplacement de quelques animaux et ustensiles de Sucrerie , le prix de quelques réparations , le paiement d'un économe et d'un aide durant la Roulaison , et un petit nombre d'autres menus objets. Ces dépenses réunies ne se montent guère qu'à douze à quinze cens piastres par année : et le surplus lui reste pour fruit de ses travaux. A ce compte , c'est au moins dix mille piastres , quitte et net , qui lui reviennent.

Mais , faisons encore un calcul plus modéré , et voyons ce que le même habitant pourra réaliser par la suite , année commune , en admettant que le prix du sucre et du sirop vienne à diminuer d'un t^ers de leur valeur précédente , et à être réduit ici su taux suivant , savoir : le sucre brut , à cinq piastres et demie le quintal , et le sirop , à dix piastres la barrique. Conformément à la même échelle de proportion que nous avons déjà indiquée pour le travail du nègre et le produit de la terre ( chaque nègre entretenant et exploitant deux arpens et demi de cannes , à raison de quarante pègres pour cent arpens , et chaque arpent

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fournissant , Tan dans l'autre, douze cens livres cW sucre et une barrique et un cinquième de sirop j , ipet habitant , avec les moyens ci-dessus relatés , peut encore effectuer un revenu de sept mine-huit-cens piastres , à raison de cent-quatre-vingt-quinze piastres par nègre , et de soixante-dix-huit piastres par arpent. Déduisant de ce revenu le quart pour les dépenses d'exploitation, et pour le remplacement à faire des nègres et animaux , il aurait encore , malgré la baisse sns-mentionnée du tiers dans le prix de ses productions , un revenu liquide et franc ck cinq mille-huit-cens-cinquante piastres par année, équivalent à cent-quarante-six piastres et un quart par nègre , et à cinquante-huit piastres et demie par arpent , toutes dépenses d'habitation quelconques entièrement couvertes et acquittées , y compris même l'article de l'Impôt , lequel n'est pas directement levé sur l'habitant , mais sur l'acquéreur de ses productions qui les fait valoir et les paie en conséquence. Tout calcul fait, c'est encore là ) certainement, un beau revenu. Mais j'admets toujours, et dans tous les cas, un bon habitant, une terre convenable et bien tenue , et des établissemens faits , qu'il suffit d'entretenir. Car la formation d'un bien de cette espèce , la création d'une sucrerie ; entraîne des dépenses majeures , et qui ne se renouvellent pas , du moins en masse.

Au surplus , dans les diverses évaluations que. |e fais et ferai encore du produit des terres en sucre

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et coton , Ton doit observer que je me sers de l'expression d'année commune, en ce qu'il peut arriver que le produit d'une récolte s'élève au-dessus de ces évaluations , et que le produit d'une autre aussi ne les atteigne pas. Je m'arrête , en cela , au terme moyen , et qui peut servir de base à une estime raisonnable et à un calcul probable.

D'après ces détails , il est évident que la culture de la canne-à-sucre , dans la partie basse de la Colonie, est d'autant plus avantageuse actuellement pour cette partie , que presque toutes les terres des deux bords du fleuve , à prendre d'environ dix lieues au - dessous de la ville jusqu'à vingt lieues audessus , paraissent appropriées et convenables à cette culture plus qu'à tout autre j et notamment qu 'à l'indigo et au coton qui n'y réussissent pas. On pourrait même , avec le tems, et les moyens suffisans en cultivateurs et en autres objets nécessaires , établir grandement , dans cet espace de trente lieues sur les bords du fleuve * et dans quelques portions isolées , au moins cent sucreries .susceptibles de faire , l'une dans l'autre , deux cens milliers de sucre brut chacune , en commençant, les récoltes vers la fin d'octobre et les continuant jusqu'à celle de février consécutivement, et avec la précaution d'abattre les cannes et de les mettre en tranchées couvertes , avant les fortes gelées, ainsi qu'on le pratique ici depuis quelques années. Ce serait un produit de vingt millions pesant de sucre

que

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que pourrait fournir annuellement ce terroir , le seul qui paraisse , quant à présent , convenable à la canne-à-sucre , sur les bords du fleuve et dans ses environs , le sol étant trop noyé au-dessous , et trop froid au-dessus de cette partie de la Colonie.

Le canton des Atacapas jouit aussi d'un sol et d'une température très-favorable à cette même plante. Mais , je ne sais si la rareté du bois de chauffage, dont ce. canton est dégarni , ainsi que la difficulté d'y suppléer par la Bagasse , qui est le résidu de la canne passée au moulin ( dont on n'a pu , jusqu'à présent , tirer parti dans ce pays ) , n'apporterait pas des obstacles trop grands à l'établissement d'un certain nombre de sucreries en ce canton , indépendamment du défaut d'un débouché facile dont cet endroit est privé.

Au reste , on prétend que le sucre de la Louisiane est de faible consistance , et se réduit aisément en mêlasse , à l'époque des chaleurs ou par l'effet du transport. Si les plaintes du commerce américain , à ce sujet , sont malheureusement fondées ( ce que l'expérience ne tardera point à éclaircir ) , ce serait un grand malheur pour ce pays , dont cette denrée peut devenir la principale ressource. Il est vrai que l'empressement des Colons à vendre leur sucre ,. à peine fabriqué , et avant qu'il soit bien purgé de sa partie siro-

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peuse , et qu'il ait pris suffisamment du corps % peut avoir contribué à jetter ce discrédit sur cette riche production de leur sol. Et ce serait à eux , dans ce cas, à y mettre ordre , et à changer de conduite,, à cet égard , en sacrifiant l'intérêt du moment, qui les séduit, à celui, mieux entendu, de l'avenir, en gardant leur sucre en Purgerie , au moins , durant un tems convenable , et donnant , en outre , une cuite plus renforcée à son grain , de manière à faire du sucre roux, et non du sucre blond ou , comme on dit ici , du sucre flatté , dont l'aspect Qatte effectivement la vue , mais dont le grain est faible et mal d igéré.

De plus , il est à observer que la canne-à-sucre de la Louisiane , coupée et plantée dans les premiers mois de Tannée , languissante et chetive jusqu'au commencement de juillet , et ne devant sa croissance prodigieuse et presque subite qu'à trois mois d'une végétation forte et rapide , ne peut ( à consulter , du moins , les apparences ) , fournir qu'un suc bien neuf, bien cru , bien peu élaboré , avant la fin de cette même année , et qui , réduit par les travaux de l'art , en sucre , est beaucoup plus sujet à se décomposer , se dissoudre , et se réduire en mêlasse , que le produit de cette même plante cultivée aux Antilles , où celle de plant n'est coupée et mise en œuvre qu'après seize à dix-huit mois d'attente, et celle de rejetton , qu'au bouc ije quatorze à quinze. A quoi les Colons de ià

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Louisiane répondent ( car il faut exposer le pour et le contre } que cette prompte et hâtive maturité de la canne-à-sucre , en leur contrée , est due à l'influence de F hiver , dont les premières atteintes affectant, plus vivement, cette plante étrangère et naturelle aux contrées méridionales , que celles indigènes , en arrêtent tout-à-coup la végétation , en fanent, et grillent, pour ainsi dire , le feuillage ; et , la dépouillant ainsi de sa verdure , et de son .abri , l'exposent plus fortement à Faction d'un air vif et froid , qui accélère sa maturité au point même de la corrompre et d'en détruire les principes siicrés , si le cultivateur attentif n'avait soin d'obvier , à-propos , à cette action tiop violente , en coupant et abrittant la plante , et la soustrayant ainsi aux atteintes des fortes gelées qui se font sentir souvent dès la mi-novembre, et presque toujours avant la fin de ce mois , précaution indispensable et sans laquelle il faudrait , la plupart du tems , renoncer à faire du sucre à la Louisiane.

D'une telle réponse on pourrait bien induire que cette maturité de la canne-à-sucre , étant occasionnée'par la rigueur de la saison et un changement brusque dans l'atmosphère , et , par conséquent , étant comme amenée de force , ne peut offrir aussi qu'un résultat suspect et sujet à bien des incon-véniens inhérens à cette première cause et dépen-dans absolument d'elle. '

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Quoiqu'il en puisse être , sur les soixante-quinze sucreries existantes actuellement dans la Colonie , sur les bords du fleuve et aux environs , la récolte qui vient d'être achevée (de 1801 à 1802 ) , a été évaluée à environ cinq millions pesant de sucre brut , avec une quantité de sirop proportionnée à cette première production , et qui répond au terme moyen d'environ soixante-sept milliers de sucre , par chaque habitation. Il en est qui ont fait plus , et d'autres moins, La plus forte récolte a été de deux cens et quelques milliers de sucre , trois ou quatre autres , de cent cinquante à deux cens milliers , une douzaine , de quatre-vingt - dix à cent - cinquante milliers , une vingtaine , de soixante à quatre - vingt - dix milliers , et le reste au-dessous de soixante milliers. Une , entr'autres , des mieux installées de celles du pavs , en nègres , animaux , et établissemens analogues à cette culture , n'a absolument rien fait , par la seule raison que l'administration n'y répondait pas aux moyens. Car il faut observer encore que peu-de pays exigent autant que celui-ci une attention suivie et une intelligence particulière dans la culture , pour en tirer avantage. Il est tel habitant qui , avec vingt-cinq nègres et un terrein d'une qualité ordinaire , fera communément plus de revenus que tel autre ayant cinquante cultivateurs aussi vigoureux que les siens , et un meilleur sol.

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Cette difFérence , que Ton observe par-tout l dans les résultats d'une bonne ou d'une mauvaise administration , paraît être plus sensible et plus considérable ici qu'ailleurs , et par le genre même des cultures , et par le naturel des cultivateurs , qu'on ne peut perdre un instant de vue , sans que le travail ne soit arrêté ou traînant , et par les dispositions impérieuses du sol et du climat.

Puisque nous sommes sur cette branche de culture , ajoutons encore , avant que de la quitter , quelques observations qui s'y rapportent. Je vous ai déjà dit que la canne-à-sucre , étrangère à cette contrée , paraissait y prospérer , et s'y naturaliser même, avec les soins d'une bonne culture: et c'est une vérité. J'y ai vu des cannes superbes , du plant de l'année , prises indistinctement dans la pièce , au mois de novembre , c'est - à - dire , neuf mois après leur plantation , de deux pouces environ de diamètre , sur cinq à six pouces d'un nœud à l'autre , et sept à huit pieds de longueur , mais contenant une substance moins douce , moins sucrée, il est vrai, que celle des cannes de re-jettons , qui , beaucoup moins belles et moins fournies , ont un suc plus savoureux , plus épais , et par conséquent plus propre à la cristalisation et à la formation du sucre. Il est certain qu'à tout prendre on ne peut désirer , d'une production ce cette nature , rien de plus magnifique , en aussi peu de tems , et même ( au moins en apparence ),

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avec aussi pen d'apprêts et de soins. Les terres destinées â cette culture n'ont d'autres préparations qu'un léger labour fait avec la charrue ( opération bien plus prompte et plus facile que celle du labour fait à la pioche , comme on le pratique à Saint-Domingue) et des fossés d'écoulement pour égoûter ces mêmes terres qui , par leur fraîcheur naturelle et la disposition humide de leurs sels , n'ont aucun besoin d'arrosage , ainsi que la majeure partie des terres où l'on cultive la canne-à-sucre en cette dernière Colonie. Cette plante , en outre , n'éprouve ici ni atteinte d'aucune espèce d'insecte destructeur , ni dépérissement occasionné par quelque cause inconnue.

L'habitant sucrier de la Louisiane , peut compter encore, parmi les avantages qui lui sont propres , ( indépendamment de celui d'un grand fleuve qu'il a devant sa porte , au moyen duquel il se procure aisément , du chef-lieu et d'ailleurs , tous ses besoins , et transporte, sans peine, les productions de son sol ) la jouissance, en outre, de trois objets essentiels à la formation de ses établissemens , et à l'exploitation de ses revenus , qui sont , la brique , qu'il prépare avec la terre des bords du fleuve , le bois de construction , de tonnellerie , et de chauffage , qu'il a derrière lui à vingt-cinq ou trente arpens de sa demeure., et les coquilles propres à faire delà chaux ( à défaut de pierres calcaires en ce pays) dont il peut se pourvoir abondamment au moyeu

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cTun canal qui traverse cette lisière de bois couvrant la profondeur de son habitation , et qui aboutit à des lacs , dont les bords fournissent , en grande quantité, cette dépouille utile de testacées.

C'est là certainement beaucoup d'avantages attachés à la culture de la canne-à-sucre sur les bords du Mississipi. Mais ils sont aussi contrebalancés par de grands et très-grands obstacles , qui , s'ils ne sont jjas insurmontables , offrent , au moins , des difficultés majeures et de fâcheux inconvéniens. Le premier de ces obstacles , est celui des ouragans { assez rares , il est vrai , dans ce pays ) , ou seulement des grands coups de vent , dangereux en septembre et octobre , en ce qu'alors ils abattent aisément des plantes qui, comme les cannes , ont en ce tems , presque toute leur croissance avant que d'avoir acquis leur maturité ; lesquelles , ne pivotant que superficiellement dans une terre qui , par sa qualité , n'est végétative qu'à peu de profondeur de sa surface , et élevant une tige épaisse et feuillue à huit et neuf pieds de cette terre, peu consistante d'ailleurs en elle-même ainsi que par l'effet des pluies qui ont précédé d'ordinaire ces coups de vent , ne peuvent être que facilement renversées , et , dans cet état , se détériorent promptement , par la végétation qu'elles conservent encore , par l'humidité du sol où elles sont cou-chées , et par la confusion et le défaut d'air où elles croupissent, j'ai vu de grands et beaux champs de

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cannes , ainsi renversées , ( et ordinairement ce sont les plus vigoureuses ) loin de pouvoir être roules en sucre , même inférieur , n'offrir d'autre ressource que celle d'une médiocre quantité de sirop amer.

Le second obstacle est celui que nous avons déjà exposé , l'influence de l'hiver qui , quoiqu'en général assez tempéré dans la Basse - Louisiane , est presque infailliblement entremêlé de journées et sur-tout de nuits très-froides , accompagnées de gelées , ou de petites pluies qui se transforment de suite en verglas plus nuisible à la canne-à-sucre que tout le reste , et qui la gerce , la rougit , et en décompose et détruit absolument tout le suc.

Le troisième obstacle , sinon à la culture en elle-même , du moins à son accroissement , est un résultat du second , et consiste en la nécessité où l'on est, en ce pays , de fabriquer le sucre , dans un espace , au plus , de quatre mois , ( de la fin d'octobre à la celle février ) seul tems où l'on puisse tirer parti de la canne-à-sucre , et qui est le plus rigoureux de l'année, et le moins favorable aux travaux de la culture , et par la Brièveté des jours , et par l'intempérie de la saison. C'est donc cent vingt journées de roulaison, pendant Tannée , à porter au plus long terme, y compris de fréquentes interruptions, et qu'on doit réduire à quatre-vingt

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Vïngt et quelques journées complettes de fabrique » à cause de ces suspensions fortuites , occasionnées , tantôt par un dérangement dans le moulin ou dans l'équipage , tantôt par l'abattis précipité et l'arrangement des cannes pour les mettre à l'abri des gelées , tantôt par la rigueur même de la saison , etc. Ces quatre-vingt et quelques journées complettes de roulaison , au produit de trois milliers de sucre par vingt-quatre heures , (qui est tout ce que peut faire , en ce pays , un équipage de sucrerie bien monté , dans un cours de fabrique suivi , et non momentanément ) peuvent donc réaliser jusqu'à deux cens-cinquante milliers de sucre , au plus , avec le concours dès circonstances les plus avantageuses. Et en admettant qu'un Colon sucrier de la Louisiane , soit , par la suite , ê*h état de se renforcer suffisamment en nègres , et de faire agir, à-la-fois , deux moulins et deux équipages il pourra doubler ce produit , et le porter , par conséquent , jusqu'à la quantité de cinq cens milliers de sucre , revenu qu'il se procurera avec cette double installation , un atelier d'au moins cent-soixante nègres travaillans , et un champ de quatre cens arpens de cannes en bon état, dont un tiers , de plant, et le reste , de rejettons d'un et deux ans.

N'oublions pas , en outre , de faire observer qu'au terrein nécessaire pour là fabrication d'un tel revenu , il faut ajouter ceux qu'exigent les vivres ,

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le fourrage , et le bois suffisant pour une pareille exploitation , et dont on ne peut guère fixer rétendue au-dessous de deux cens arpens.

Tout bien considéré , ce revenu en sucre , s'il s'effectue jamais , ( ce dont je doute fort ) sera , je pense , le plus haut point de valeur et le nec plus ultra d'une immense habitation de la Louisiane. Et encore , ce résultat serait-il bien éloigné du . produit de plus d'une sucrerie de St.-Domingue , qu'on a vu se porter à quinze cens milliers de sucre brut , et au-delà.

Le quatrième obstacle enfin , qui n'existe pas encore , il est vrai , dans sa force réelle , mais qui offre déjà beaucoup d'embarras , est l'objet du chauffage^ des sucreries, pour lequel on est obligé d'employer ici du bois à brûler, de bonne qualité , "•et dont il faut se procurer au moins trois cens cordes , pour une roulaison de cent milliers de sucre , et le surplus , au prorata d'une telle mesure , outre qu'il faut encore faire rendre cette quantité de bois , coupée en bûches moyennes , aux environ^ du fourneau de ia sucrerie , et là , faire fendre ces bûches en quatre , pour qu'elles puissent être employées convenablement au chauffage , et les arranger en piles pour que l'humidité y pénètre moins. Cet objet essentiel et même indispensable , pourra bien manquer , par la suite , sur les lieux , vu la .grande consommation qu'on est obligé d'en

faire ; et il faudra , dans ce cas , s'en pourvoit des hautes contrées du Mississipi, et le faire descendre par le fleuve , avec des frais qui excéderont, de beaucoup , la valeur des travaux qu'exigent aujourd'hui la coupe et le transport de ce bois , si tant est qu'on puisse encore , dans cet état de choses , s'en procurer suffisamment et à un prix supportable , par cette voie ( ce qui est douteux ) , difficultés qui rendraient alors bien faible et bien précaire l'état des sucreries en ce pays , à moins qu'on y trouve enfin le moyen , déjà recherché infructueusement par divers Colons expérimentés , de tirer un bon parti de la bagasse ou canne passée au moulin , et de faire servir au chauffage des sucreries , au lieu de bois , ainsi qu'on le pratique avec avantage dans les Antilles , cette bagasse qui n'a encore pu servir à rien ici , et n'est -qu'un embarras de plus pour l'habitant obligé de la faire entasser à quelque distance de ses bâtimens , où elle se décompose et se pourrit en peu de tems , ne pouvant être employée de suite , dans la rou~ laison où elle vient de passer au moulin , à cause des parties aqueuses qu'elle contient et dont un climat froid et humide l'empêche de se dégager promptement, et encore moins propre à l'être dans la roulaison de l'année suivante , attendu qu'elle n'est alors qu'une espèce de fumier. Une ressource aussi essentielle paraît donc interdite aux sucriers de la Louisiane , réduits au bois de chauffage , tant

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qu'il subsistera , sans la perspective d'an remplacement convenable. Cependant , comme l'industrie et la nécessite sont inventives , qu'on ne peut leur fixer une borne précise dans la sphère des choses possibles , et que l'intérêt, stimulé par le besoin , force l'homme à s'ingénier , et lui fait découvrir des ressources où il ne semblait point en exister , il peut se faire que l'habitant de la Louisiane , trouve , un jour , ce moyen de remplacement , d'une manière ou de l'autre , dès-lors qu'il lui deviendra indispensable.

Un désavantage attaché , en outre , à l'emploi du bois de chauffage , est , qu'il ne produit point une flamme aussi pure , aussi active que celle de la bagasse , que son feu est sujet à faire casser les chaudières , plier les grilles , démonter les équipages , et fournit, de plus, beaucoup de cendre et de suie , qui diminuent et rallentissent l'action du chauffage , et entravent d'autant la fabrication du sucre.

La nature du soi et du climat ne permet point y d'ailleurs , à l'habitant de la Louisiane , d'exploiter des cannes qui aient plus de trois années, d'âge t et de passer au-delà des deuxièmes rejetions , dont le produit même est, en général , si médiocre f qu'il serait beaucoup plus avantageux de renouveller, tous les ans , la moitié de ses cultures , si la faiblesse des ateliers comportait cette somme de tra-

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vail. C'est à quoi je pense qu'on en viendra ici par la suite , et lorsque les bras ne manqueront point à la têrre.

Voilà tout ce que je puis vous dire , au-sujet de la culture et du produit de la : canne-à*sucre de la Louisiane , de cette précieuse plante qui, conjointement avec l'arbrisseau du café , avait porté la Colonie de St.-Domingu2 à un si haut degré de splendeur et d'opulence.

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soit parce que cette plante exige un sol neuf et plein de suc ) que d'après la baisse considérable de sa valeur.

Dans les cantons que je viens de nommer , le coton prospère , et y donne un beau produit. L'arpent de terre , bien tenu , peut y fournir annuellement quatre cens livres de coton net qui , au prix actuel de vingt-cinq piastres le quintal , forment un produit de cent piastres par arpent. Or , un bon nègre cultivateur peut suffire à l'entre tien et Fexploitation de trois arpens , et, par conséquent t réaliser un revenu de trois cens piastres. Mais il est à observer que cette culture est plus casuelle encore que celle de la canne-à-sucre , et que la chenille , l'excès des pluies , et d'autres inconvéniens y portent préjudice , et , par fois , en diminuent beaucoup les produits , qu'on peut , en conséquence , réduire aux deux tiers , c'est-à-dire , à environ deux cens-soixante-sept livres de coton net , par arpent , année commune.

En supposant que le prix de cette denrée baisse , et soit réduit à vingt piastres le quintal , tantôt plus , tantôt moins , évaluation moyenne et que je crois admissible et raisonnable , il en résulte que l'habitant cotonnier des cantons supérieurs retirera toujours , en ce dernier cas , à-peu-près , cinquante-trois piastres par arpent , ou cent-soixante piastres par cultivateur * chaque année. Et comme sa dé-

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pense générale d'exploitation est, à tous égards * beaucoup moins considérable que celle du sucrier, j^estime que , déduction laite d'un cinquième dê son revenu pour couvrir cette dépense totale , y compris celle des remplacemens , il aurait encore environ quarante-trois piastres par arpent , ou cent vingt-huit piastres par nègre travaillant , année commune , et toutes dépenses quelconques acquittées.

Ainsi donc , en admettant une baisse dans le prix de ces mêmes productions , telle que je l'ai déjà désignée , c'est-à-dire celle d'un tiers , pour le sucre et le sirop , et d'un cinquième , pour le coton , qui réduirait la valeur moyenne de ces denrées au taux de cinq piastres et demie , le quintal de sucre brut, de dix piastres , la barrique de sirop , et de vingt piastres , le quintal de coton , et déduisant le montant de toutes les dépenses d'exploitation , dans lesquelles il faut comprendre celles des remplacemens à faire ( le tout évalué au quart du revenu pour l'habitant sucrier , et au cinquième , pour le cotonnier ) le gain du premier , quitte et net , se trouvant être , alors , de cent-quarante-six piastres et un quart , par nègre travaillant, et celui du second , de cent-vingt-huit piastres , par nègre aussi travaillant , chaque année , il s'en suivrait , par la comparaison faite du produit net d'un nègre , dans l'une et l'autre culture , que le bénéfice

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ïréfice du Sucrier n'excéderait celui du Cotonnier que d'un huitième franc , par année.

Terminons ces remarques par une observation relative aux travaux qu'exigent Tune et l'autre culture , et d'où il résulte que celle du coton est bien moins embarrassante que celle de la canne-à-sucre , outre qu'elle exige beaucoup moins d'apprêts et de moyens , et qu'elle est , par causé.-? quent , bien plus favorable à la majeure partie des Colons hors d'état de former et de soutenir un établissement en sucrerie.

Durant l'espace d'environ six mois , depuis le commencement d'octobre jusqu'à la fin de mars , l'habitant sucrier est commandé par ses travaux qui le pressent avec force , et qui se succèdent rapidement alors , tels que la récolte des grains et fourrages , la roulaison , la préparation des terres , et les plantations ; et le reste de l'année , il commande à ces mêmes travaux. L'habitant cotonnier , après des travaux beaucoup moins pénibles pour la préparation de ses terres et ses plantations , dont il s'occupe aussi en février et mars , commence à récolter son coton vers la mi-août , ou la fin de ce mois , continue en septembre v octobre , novembre , et quelquefois jusqu'à la mi-< décembre , cette même récolte qu'il fait commo* dément et sans gêne , mais avec ordre et tenue pourtant \ car , sans cela , tout irait mal , ici

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plus qu'ailleurs , d'après les raisons que j'ai déjà exposées. Dans ce même espace de tems , ses grains et son fourrage sont ramassés. Il ne lui reste plus qu'à faire passer son coton , c'est-à-dire , le débarrasser de sa graine , et puis l'emballer ; ce à quoi il procède aisément au moyen d'un moulin que deux chevaux font mouvoir , d'une mécanique , à hérisson , adaptée à ce moulin , et d'un établi pour l'emballage , objets dont les habitans aisés ont soin de faire la dépense , et qui offrent une manipulation beaucoup moins pénible et moins coûteuse que celle du sucre. Les petits habitans , qui n'ont pas de moulin , vendent leur coton brut à ceux qui en ont , ou le font , à un taux convenu , préparer à ces mêmes moulins.

Bien des gens prétendent , au surplus , que le coton de la Louisiane est trop court , et ne peut , en conséquence , être employé fructueusement dans beaucoup de manufactures considérables , quoique , d'ailleurs , sa qualité soit belle et son lainage soyeux. Ayant vu l'effet de ces mécaniques à hérisson que , pour la plus prompte expédition de l'ouvrage , on emploie ici pour passer le coton , je ne serais pas étonné que cette assertion ne fût fondée. Le coton , sorti de ces roues dentellées , tombe dans le réservoir , non pas en longs flocons , ainsi que dans ces petits moulins ? à baguettes et

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à roues, dont on se sert aux Antilles, mais en parcelles rompues , déchirées , et comme de la neige. Il est apparent que c'est à l'effet de ces sortes de moulins , en usage ici , qu'il faut attribuer le défaut que Ton trouve à ce coton d'être court , plutôt qu'à une imperfection naturelle dans cette production. Et c'est sur quoi les habitans cotonniers de cette Colonie sont intéressés à prendre des éclaircis-semens certains , afin d'écarter , s'il est possible , le discrédit qui en résulterait pour cette denrée , une des principales branches de la richesse coloniale.

Après avoir parlé de la canne-à-sucre et du coton , qui sont les deux cultures florissantes et de quelque, importance en cette Colonie , et en avoir exposé les résultats ( sans être , au surplus , entré dans des détails champêtres ou techniques , à ce sujet, lesquels ayant déjà été traités et développés ailleurs , d'une manière générale , n'ont rien de particulier à cette contrée , que ce qui vient d'en être énoncé ) , il reste bien peu de chose à dire sur les autres cultures du pays. Où ne fabrique presque plus d'indigo, par les motifs que nous avons déjà rapportés. Le tabac prospère dans les postes supérieurs, et notamment au Natchitoche. Mais les fraudes qui s'étaient introduites dans la fabrication de cette denrée , en ont dégoûté le-commerce , ainsi que le Gouvernement espagnol [, avec qui on le plaçait

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assez avantageugement , et fait tomber, par conséquent, la culture , qui n'est pas anéantie , il est vrai , mais considérablement restreinte.

Le produit des pelleteries, provenant des postes supérieurs , et de celui des Apalaches , est aussi beaucoup diminué , tant par la rareté , sans cesse croissante , des bêtes fauves, que par la concurrence des Américains, dans le Haut-Pays, et des Anglais , aux Apalaches. Un seul aventurier de cette dernière nation , nommé Bawls , à la tête d'une poignée de sauvages Talapousses , n'a-t-il pas attaqué et emporté , il y a un peu plus de deux ans , le fort des Apalaches , garni de canons , de munitions de guerre , et de provisions de bouche , et occupé par un capitaine et une compagnie de troupes Espagnoles , qui Font lâchement abandonné , sans combat , pour se sauver dans des galères mouillées au pied du fort , sur la rivière de ce nom , avec lesquelles il se sont réfugiés à Pensacole , laissant dans le fort, à la disposition de ce brave aventurier, presque tous les moyens de défense qui s'y trouvaient alors ? Et quel était le but de Bawls dans la prise et l'occupation de ce poste ? Uniquement celui de faire , avec moins de gêne et plus d'extension qu'auparavant , le commerce des pelleteries avec les nations sauvages des pays circonvoisins et intérieurs. Ils est vrai qu'environ trois mois après ce même fort a été repris, sans coup ferir, pas

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îes Espagnols , avec une dépense et un appareil de guerre considérables à proportion du peu de forces qu'avait à leur opposer notre commerçant militaire , qui , voyant approcher l'ennemi en grand nombre et si bien armé , et n'ayant autour de lai qu'une bande indisciplinée de sauvages habitués à ne combattre que dans les bois , et à tirer un coup de fusil de derrière un arbre , et qui se débandaient, en outre , de part et d'autre , ne jugea pas à-propos de tenir bon , et fit , à son tour , aux Espagnols , la même honnêteté qu'il en avait déjà reçue, (à plus juste raison , du moins , puisqu'il ne pouvait se défendre ) en leur cédant la place , et décampant sans tambour ni trompette.

Le riz , quoiqu'il se vende ici , depuis environ deux années , au cours de huit piastres le baril, ne sert, ainsi que les autres vivres du pays , qu'à la consommation de la contrée , et n'est point, quant à présent, une branche de culture coloniale , puisqu'il ne s'en exporte pas.

Les bois de construction , planches , caisses à sucre , etc. , ont pu être autrefois des objets d'exportation assez importants. Mais ces articles sont actuellement réduits à peu de chose , sous ce point de vue , attendu que les cyprières ou forêts de cyprès , qui offraient l'exploitation la plus facile , commencent à s'épuiser , qu'on est maintenant réduit à faire descendre par flottage sur le Heuve ,

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et avec peine , une partie de ces bois qu'on tire du Haut-Pays , et que hi Colonie a , d'ailleurs , intérêt de ménager cette ressource pour ses propres besoins»

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toujours à y pénétrer plus avant, et en dévaster les bords , soit par des éboulis qui les rongent et les reculent de plus en plus , soit par des crevasses qui donnent entrée aux eaux du fleuve dans les terres où elles se répandent en peu de tems et qu'elles couvrent au loin , jusqu'à ce qu'une corvée générale de huit à dix lieues à la ronde ait pu venir à bout de réparer la brèche faite par le fleuve , et de le renfermer dans son lit.

De là résulte qu'on est astreint dans les habitations des anses, à des travaux et entretiens de levées sur les bords du fleuve, beaucoup plus pénibles et plus considérables que ceux faits en tout autre endroit, sur ces mêmes bords, et que ses terres y étant plus humides , exigent aussi plus de fossés d'écoulement, plus de sarclaisons , et plus de labour de toute espèce que les autres terres. Ces soins et ces travaux divers sont même quelquefois si excessifs et si onéreux , qu'on a vu des propriétaires obligés enfin d'abandonner leurs terres des anses au Domaine royal , dans l'impossibilité où ils étaient de les entretenir et d'en tirer parti. Nous en avons un exemple bien apparent dans cette étendue de côte qui prend àv environ deux lieues et demie de la ville et du même bord, depuis l'habitation Maccarty, jusqu'à l'habitation Beaulieu , dont les propriétaires ont fait abandon au Domaine , espace totalement en friche , et par où le fleuve, au mois de mai 1799,

pénétra

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pénétra dans l'intérieur , et inonda une vaste portion de terre , à partir de là jusqu'aux environs de la Nouvelle-Orléans; inondation dont les suites furent fatales à cette ville , en ce que les eaux stagnantes que le fleuve avait jetées dans les terres basses qui l'avoisinent, échauffées et corrompues par les chaleurs des mois suivans , répandirent dans l'air des miasmes méphitiques qui contribuèrent beaucoup , au dire de plusieurs personnes instruites de la constitution du pays , au développement des fièvres malignes et putrides qui eurent lieu en cette ville , du mois de juillet au mois d'octobre de cette même année.

Toutes ces causes réunies jètent un grand discrédit sur les terres des anses , au point que le prix de celles des battures est généralement le double et quelquefois le triple de celui affecté, d'ordinaire aux premières. Et comme les unes sont, à-peu-près , opposées aux autres sur le fleuve , il s'ensuit que telle terre, d'un côté , vaudra mille à douze cens piastres l'arpent de face , sur toute la profondeur du local qui est de quarante arpens, tandis que celle qui est vis-à-vis, de l'autre bord , ne vaudra pas au-delà de quatre à cinq cens piastres l'arpent de même étendue , la première étant sur la batture et l'autre dans l'anse.

J'observerai, en outre, que la rive gauche du fleuve est , en général, mieux établie que la droite ,

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jusqu'à une distance considérable du chef-lieu ; parce que les terres y sont communément plus hautes , moins inondées, etplus susceptibles de culture,que sur l'autre rive ; et en outre /parce que la Nouvelle-Orléans , seul entrepôt de commerce de cette Colonie x étant de ce même bord , y a répandu plus d'activité r et c'est en raison de toutes ces causes, (plus ou moins), que la valeur de ces mêmes terres, excède celle de la la rive opposée.

Le terrein défriché sur les bords du Mississipi , ne s'étend guère au-delà de quinze à vingt arpens , et en bien des endroits il est beaucoup plus circonscrit. Au bout du défriché est, de part et d'autre du fleuve , le bois, consistant en diverses espèces d'arbres dont quelques-uns sont bons pour le chauffage , et d'autres ne sont propres à rien; à la suite desquels , et dans l'enfoncement du bois viennent les cyprès ou cyprès , seuls arbres qu'on puisse employer à la construction , qui corn-Hiencent à devenir rares dans une partie de la Colonie , et qui ne croissent que dans les cantons, bas , marécageux , et offrant à la culture des obstacles presque insurmontables.

Les travaux ordinaires d'une habitation des bords du fleuve , consistent dans l'entretien d'une levée , objet qui , suivant ce que nous avons déjà exposé £ cet égard , est peu de chose en certain lieu et beaucoup en tel autre , dans celui des fossés d'é-

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eouîement et des clôtures , dans les labours , qui s'y font à la charrue ( ainsi qu'en tous les autres cantons de la Colonie ) dans les plantations , les sarclaisons et les récoltes. Les habitations des Atacapas et Opéloussas , comme celles de la Haute^ Louisiane, ont de moins que les premières , au nombre de leurs travaux , la formation et l'entretien des levées et des fossés d'écoulement dont leur position et la nature de leur sol les dispensent.

Au sujet des clôtures qui environnent les plantations , il est à observer qu'elles ne sont point composées de haies vives , dont l'usage est inconnu ici , mais d'ais de cypre posés transversalement , et qui portent sur des pieux du même bois , assurés , en terre , à la distance de huit à neuf pieds les uns des autres , sur quatre à cinq pieds de hauteur , et percés à l'effet de recevoir les bouts des ais qui s'y joignent en quatre ou cinq rangées ; entourage assez défensif, il est vrai , contre les grands «animaux sauvages et domestiques , mais que l'homme franchit d'un élan , et , d'ailleurs , triste à l'œil , auquel il n'offre ni l'impénétrable rempart ni le champêtre aspect d'une haie verdoyante , épineuse , et touffue.

comme on vient de le dire, celles des Américains , qui ont porté ici tout ce dont la Colonie pouvait avoir besoin ( et même un excédent assez considérable , et qui , par des voies particulières , a trouvé un débouché , singulièrement avantageux , dans quelques autres possessions espagnoles ) , et en ont pris , en retour , et pour balance de commerce , les productions ainsi qne le numéraire qui est toujours assez rare ici par cette raison , malgré tout celui qui s'y introduit annuellement , soit par la voie du gouvernement , soit par celle du commerce espagnol, au point que l'intérêt de l'argent y est couramment, à douze pour cent par an , avec de bonnes sûretés , sans qu'on puisse y attacher le mot d'usure.

Il est à présumer que la paix va changer cet ordre de choses , et le remplacer par un autre , dont les commercans Américains et leurs as;ens français établis à la Nouvelle-Orléans , ainsi que bien des Colons , commencent déjà à s'inquiéter par avance. Il est vrai que les uns et les autres se remettent un peu de leur crainte , à cet égard * en songeant que la libre navigation , sur le Mis-sissipi \ étant , par des traités , assurée au pavillon Américain , ainsi que le droit d'entrepôt ( à cause de leurs possessions des Natchez , et d'ailleurs ) , il sera loisible aux batimens de cette nation qui navigueront sur ce fleuve , d'y entretenir un commerce d'autant plus avantageux à leurs armateurs d'une

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part , et aux Colons de l'autre , qu'il sera interlope , et par conséquent , exempt des droits de douane , qui accroissent la valeur des marchandises d'entrée et de sortie , sans qu'il soit possible au Gouvernement ctu lieu d'y mettre empêchement ; de sorte que leurs principaux fonctionnaires trouveront moins pénible et plus avantageux pour eux , d'y prêter la main t que de s'v opposer , et aimeront mieux prendre leur part du gâteau , que de n'en rien tirer , comme cela se pratiquait rondement , avant la guerre de 1778 , avec les Anglais, du te fias qu'ils possédaient Pensacole ainsi que divers postes dans le haut du Mississipi.

C'est ainsi que l'avenir se présente à l'esprit du commerçant et du colon , qui ne voient rien de plus que leurs intérêts , et qui jugent du futur par le passé. Et c'est ce que nous ne devons pas taire , puisque nous nous sommes proposés de ne rien omettre , d'important ou de caractéristique , dans cette description fidèle , quoique sommaire , du pays , objet de notre examen. Quand à ce qui résultera de la paix , pour ce qui est relatif au commerce de la Colonie , comme cet intérêt commercial n'est qu'un objet du second ordre , et dépendant lui-même d'événemens majeurs et de plus haute importance , il n'est guère possible de rien prévoir, d'une manière probable, au sujet de pareils résultats , sur - tout avant le développement des nouvelles bases publiques et du

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nouvel ordre de choses, que doit amener la pai5& générale de l'Europe.

Voyons maintenant quelle est la masse des productions fournies au commerce , et qu'elle e» peut être la valeur, à l'époque présente.

Sans me rapporter positivement au prétendu produit du droit imposé sur les denrées exportées de la Colonie , dont les résultats , très-embrouilléa et très-fautifs en divers points , n'ont pu me servir que de simple apperçu dans l'évaluation que j'ai faite de la totalité de ces mêmes productions > parmi lesquelles il ne faut pas comprendre celles qui appartiennent aux possessions des États-Unis i qu'on transporte à la Nouvelle-Orléans , comme en un lieu d'entrepôt, pour être enlevées par les bâtimens qui s'y rendent, ( telles entr'autres^ que les farines, les salaisons, et autres objets provenant du Kentuckey, du territoire du Nord-Ouest, et du haut de l'Ohio , ainsi que les cotons du Natchez et des pays adjacens ) j'estime , après un examen réfléchi de cet objet, que la masse des productions de la Colonie, qui en ont été exportées et ont servi à alimenter son commerce , durant le cours de l'année 1801 , a été d'environ quatre millions pesant de sucre brut , très-peu de sirop , deux millions pesant de coton , avec, une médiocre quantité d'indigo, de tabac ? et de bois de charpente et de tonnellerie ; à quoi il faut ajouter, quelques pelleteries J et que la valeur teh

( }

èaîe de ces productions au prix actuei , peut se monter à environ un million de piastres , ou un peu plus de cinq millions de livres tournois , dont près de trois cens mille piastres pour le seul produit du sucre et du sirop , environ cinq cens mille piastres pour celui du coton, et le reste pour celui des autres objets ci-dessus mentionnés. Comme on voit , ce n'est pas là grand'chose , eu égard à rétendue de la Colonie , en la circonscrivant même dans les cinq cens lieues de surface habitable que , suivant notre estime , elle peut contenir.

C'est ici le lieu d'observer que le commerce de cette Colonie , est alimenté et soutenu par une vingtaine de bâtimens , un peu plus ou un peu moins , suivant les circonstances , expédiés sous pavillon américain , de divers ports d'Europe et d'Amérique , chacun de cent à deux cens-cinquante tonneaux , en général, qui garnissent habituellement la rade de la Nouvelle-Orléans , les uns faisant place aux autres : lequel nombre de navires suffit tellement au commerce de la colonie, que la valeur de leurs exportations n'égalant pas , à beaucoup près , celle de leurs importations, ils prennent , en acquitement de l'excédent, une partie du numéraire que le gouvernement espagnol répand, chaque année , en cette Colonie , ainsi que nous l'avons déjà dit. D'où il résulte visiblement que la balance du commerce est au désavantage de ce

pays

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pays , qui ne peut la soutenir qu'en sacrifiant sans cesse une portion de son numéraire, genre de richesse d'autant plus précaire en cette contrée , qu'elle-même le reçoit, d'ailleurs, gratuitement et sans compensation quelconque , et peut , tôt ou tard, être privée entièrement de cette ressource ca-suelle par des causes diverses et dont la possibilité n'est que trop démontrée»

Il est à remarquer de plus , qu 'il n'existe point de négocians, a proprement parler, en cette Colonie , mais de simples marchands vendant tout en détail , ainsi que le plus mince boutiquier ; beaucoup d'entr'eux n'étant même que des facteurs , des commissionnaires , et tous si peu en état et si peu disposés, d'ailleurs, à faire la moindre avance aux habitans, ainsi que cela se pratique dans les autres Colonies , qu'ici , pour tout dire enfin , par un renversement de l'ordre colonial, ce n'est * point l'habitant, qui , en général , doit aux commère an s , c'est au contraire ce dernier qui doit au premier , dont il achète souvent les denrées à crédit, pour les placer ensuite à son avantage»

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du terrein habité et habitable , approprié aux Colons (lequelje présume être de cinq cens lieues ) cent-vingt individus , par même lieue quarrée. Et , par conséquent, en supposant que le nombre de mille individus est la mesure commune de la population que peut comporter une lieue , en tout sens , de pays habité , il s'ensuit que cette partie de la Colonie , qui en compose , quant aux établissemens et à la population , la presque-totalité , ne possède encore pas la huitième partie seulement des individus que comporte , je ne dis point son espace intégrant y mais uniquement l'étendue de son sol : r propre à être habitée et cultivée.

Cette population de soixante - mille, ames , est répartie ainsi qu'il suit , savoir ; trente - deux mille sur les bords du fleuve , ( dont environ dix mille au chef-lieu,, et vingt-deux mille dans les campagnes) , six mille au canton de la Fourche, douze mille en ceux des Atacapas et Opéloussas , six mille aux établissemens du Bayou-Sara , des AvoyelLes , du Natchitoche et du Ouachita , ee quatre mille aux environs des lacs de Pontchartrain et Barataria , et sur les bords du golfe du Mexique.

Pour donner une idée précise de cette population ainsi répartie , je vais rapporter la note que je me suis procurée , aussi exacte qu'il m'a été possible de l'avoir , relativement à la population et à l'étendue de la paroisse St. Charles-des-Allemands ?

commençant à environ six lieues au-dessus de la ville ; cette note rédigée depuis peu , et se rapportant à la fin de Tannée 1801. A cette date, la population de cette paroisse ( qui est le canton le plus florissant des bords du fleuve , à la réserve de celui de la Pointe - Coupée ) , se montait à deux mille trois cens quarante individus de tout état , tout sexe , et tout âge , dont six cens cinquante blancs , soixante - cinq affranchis , et seize cens vingt-cinq esclaves. La longueur totale de cette paroisse , mesurée dans son étendue , sur les. deux bords du fleuve , est de vingt-trois mille trois cents vingt-sept toises , dont la moitié , prise pour mesure moyenne de la longueur de chaque bord, donne un résultat d'un peu plus de cinq lieues, à raison de deux mille deux cens quatre-vingt-deux toises un tiers ; la lieue de vingt-cinq au dégré , et non de deux mille cinq cens vingt toises , comme on l'estime ici vulgairement. Or , donnant , à - peu - près , une demi - lieue de profondeur habitable à chaque bord, et par conséquent une lieue de largeur Sur un peu au-delà de cinq lieues de longueur à cette paroisse , il s'ensuit qu'elle n'était peuplée , au tems mentionné, que de quatre-cens cinquante individus par lieue quarrée ; et elle est , certainement , en proportion de son étendue % une des mieux habitées de la Colonie , dont diverses autres parties sont presque désertes* D'après cela , qu'on juge du reste,.

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Ponr ce qni est de la population de la Hante-Louisiane , circonscrite dans les trois postes des Arkansas , de la Nouvelle-Madrid , et des Illinois , je crois quelle n'excède point dix mille individus.

Les blancs de la Colonie sont, les Créoles du lieu , qui en forment la majeure partie , et un mélange de Français , d'Espagnols , d'Anglais , d'Allemands , d'Américains , etc,

Les affranchis sont , des nègres et des mulâtres qui ont obtenu ou acheté leur liberté , et leur enfans qui la tiennent d'eux par droit de naissance.

Les esclaves sont , en partie , des nègres on mulâtres nés dans la Colonie , et , le reste , des noirs seulement qui ont été achetés en Guinée ou ailleurs , transportés et vendus en ce pays.

Je ne dirai rien ici du physique et du moral, non plus que des occupations des uns et des autres, me réservant d'en parler , lorsque je ferai mention des mœurs et des usages du pays,

assez modéré , si Ton excepte les premières années de la domination espagnole , qu'ont signalé des 1 actes arbitraires , tyranniques , et cruels , et quel* ques circonstances orageuses , où , d'une part , la conduite imprudente de divers Colons , et d'une> autre, la défiance «extrême'du Gouverneur - général , suscitèrent des troubles , occasionnèrent des abus d'autorité , et rirent prendre à ce Gouverneur des mesures violentes qui, heureusement, ne furent qu'ébauchées et non effectuées , grâce» à la prudence et à la fermeté de quelques citoyens , d'où résultèrent des éclaircissemens favorables à la tranquillité publique et à la sûreté coloniale, et , un rapprochement , sincère ou politique entre le Gouverneur - général et les Colons , qui fut la suite de ces mêmes éclaircissemens.

afin de balancer et acquitter le montant de ces mêmes dépenses.

Au reste , on aura lieu de s'étonner qu'une Colonie, dont les produits sont encore si modiques , exige une somme aussi considérable que celle de cinq à six cens mille piastres , pour son entretien annuel , c'est-à-dire , près de la moitié de ce qui suffisait à celle de Saint-Domingue , en son plus grand état de splendeur , sous l'administration fiscale de M. de Marbois , dans les années 1788 et 1789. Mais la réponse à cela est toute prête de la part des agens du fisc et de leurs adliérens en cette Colonie , et la voici: c'est qu'une telle dépense-, ♦■oute considérable qu'elle paraisse être , au premier coup-d'œil, est néanmoins peu de chose , en raison de l'étendue des frontières au maintien desquelles est consacrée une grande partie de cette dépense. Et qu'est-ce , en effet , suivant eux , que l'emploi de quelques centaines de mille piastres affectées à l'entretien et au bon état d'un front de limites aussi vaste , aussi étendu , que l'est le cordon de la Haute et Basse-Louisiane et de la Floride occidentale ? Ce n'est pas même , à beaucoup près , une piastre par lieue de terre à conserver ; et certes, le Gouvernement espagnol n'a point à se récrier sur une dépense aussi bornée en comparaison de l'immensité du sol dont elle lui assure la propriété , et n'a qu'à se louer , au contraire , de l'extrême modération de ses agens. A ce compte^

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là , rien de mieux. Mais il faut tout dire aussi, et en cela , comme en tout le reste , exposer le pour et le contre.

En conséquence , nous ne tairons pas que ce vaste et immense cordon de frontières n'est défendu , dans toute son étendue , depuis les Apalaches jusqu'aux Illinois , que par sept postes militaires , indépendamment du chef - lieu , et par un petit nombre de galères ; que le tout n'occupe pas au-delà de deux mille hommes effectifs , et qu'on puisse dire être employés réellement au service militaire ; et qu'en outre , ni ces postes , ni ces galères ne présentent un appareil de défense tant soit peu imposant ,les uns et les autres offrant, du reste , à leurs commandans , des ressources d'agiotage et de commerce , plutôt que des occasions de signaler leurs talens militaires ou nautiques. Aussi n'est-il pas d'officier , entaché de l'esprit d'intérêt et âpre à la curée , s'entend , ( car tous ne le sont pas ) qui ne brûle et ne soit charmé d'occuper , sur-tout , quelqu'un de ces postes ou espèces de forts , dont le commandement , qui est tout-à-la-fois pour lui un bâton de maréchal et une corne d'abondance , lui procure , au bout de quelques années d'exercice, une fortune solide , et les dons de Plutus au défaut des lauriers de Mars , compensation lucrative à laquelle il se borne.

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tretien d r e cette Colonie , et notamment une qui semble lui être particulière , celle qui résulte de l'espèce de contribution ou tribut que paye annuellement le Gouvernement espagnol à diverse» peuplades sauvages existantes dans l'intérieur de la Colonie , et qui consiste en étoffes grossières , en fusils de chasse , poudre et plomb , en vermillon , et en quelques autre menus objets , dont la totalité se monte , au dire des agens du fisc , à la valeur de quarante mille piastres parannée.

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assez courageux , assez enflammé du zèle ardent de la propagation de la foi , pour aller répandre dans ce vaste champ , les semences du christianisme , au risque d'y acquérir la palme du martyre. fSur quoi il faut orbserver , d'ailleurs , que ce n'est point là , suivant les apparences , un pays à mines d'or et d'argent, ou qui produise l'émeraude et le diamant , ainsi que les riches contrées du Mexique , du Pérou ? et du Brésil , où se sont jetés , avec ferveur , les missionnaires Espagnols et Portugais , pour y arborer fructueusement retendait de la croix , et y faire un échange , honnête et désintéressé , des précieux trésors du ciel , dont ils étaient les dispensateurs , pour ces richesses viles et périssables de. la terre. fOn peut bien , à ce prix , hasarder quelque chose , et aller distribuer le pain de vie à des êtres brutes et sauvages , de qui l'on reçoit , en retour , l'or , l'argent et les pierreries , enfouis dans le sein des montagnes ou dispersés dans les sables des torrens , et à qui l'on prépare , à-la-fois , le paradis dans l'autre monde , et l'enfer clans celui-ci , en les menant pieusement du baptême aux mines.

Quoiqu'il en soit, et en attendant que les naturels du Nord-Ouest de l'Amérique , entrent, de gré ou de force , dans le giron de l'Eglise , et qu'on puisse établir des couvens et distribuer des cures en toute cette contrée , FEvêque de la Louisiane se borne à exercer son ministère dans l'intérieur de la Colonie, j

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Et comme , aux yeux de tout bon espagnol , le spirituel est autant au-dessus du temporel r que l'ame est au-dessus du corps , et que le cavalier est au-dessus du cheval , il faut bien que les émo-lumens de l'un surpassent aussi de beaucoup ceux de l'autre. En conséquence de quoi , et par une appréciation juste et modérée , l'Evêque de la Louisiane a quinze mille piastres de revenu fixe , par année , et le Gouverneur-général n'en a que six. Rien de mieux imaginé. Au reste , cela est encore peu de chose , en comparaison du revenu annuel affecté à l'Evêché de la Havanne , et qui se monte à soixante-mille piastres.

Le Clergé , dont l'évêque de la Louisiane est le chef, et qui est attaché au service de cette Colonie , est composé de quelque prêtres séculiers et d'un corps de capucins , qui desservent , en qualité de curés , les paroisses établies dans le pays à une grande distance les unes des autres. Un curé et son vicaire suffisent pour administrer une cure de quinze à vingt lieuesd'étendue. On doit inférer de là que leurs fonctions sont très-pénibles , ou le sont bien peu : et , à vue de pays, la dernière conséquence leur est beaucoup plus applicable que la première. Baptiser , marier, enterrer , et dire une ou deux messes par jour, sans perdre presque jamais de vue les cheminées de leur presbytère , voilà jusqu'où s'étendent leurs travaux spirituels. La dévotion de leurs paroissiens

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n'en exige pas davantage , et leur disposition particulière ne les porte pas à aller plus loin. Pour bien dire, la forme du culte est observée tant bien que mal r et le fond négligé : et, à cet égard , c'est ici comme en bien d'autres endroits et d'autres cas , où la forme emporte le fond. En général, le moine espagnol est ignorant , vicieux , rempli de superstitions; et Ton ne trouve de l'instruction, de la décence , et des moeurs , que dans le petit nombre de prêtres séculiers français , attachés au clergé de cette Colonie, et qui ne sont pas sans en recevoir quelquefois du déboire.

pour les éviter , on en vient , le plus souvent , à un accommodement ou à un arbitrage. Mais cette ressource ne peut être admise en matière de succession. Un père de famille vient-il à décéder après avoir mis tout Tordre possible à ses affaires ? Cet ordre de famille ne convient jamais à Tordre judiciaire qui , pour que tout aille au mieux , s'empare de la succession , au nez de la veuve , des enfans , et de Texécuteur testamentaire , s'il y en a un , au moyen d'une apposition de scellés sur tout ce qui en dépend , généralement suivi d'une foule d'autres actes plus dispendieux les uns que les autres, et par les rubriques multipliées des agens de la justice , et par l'extrême lenteur avec laquelle tout cela s'exécute au grand détriment de la succession. En un mot , cette manigance est si forte et devient si onéreuse à tous égards , que le plus processif bas-normand finirait par chanter ici la palinodie , et , d'apôtre zélé de la chicane , en deviendrait , je pense , le mortel ennnemi.

Il s'ensuit de là que Tordre judiciaire estune mine d'or pour les praticiens de la Nouvelle-Orléans , où sont les seuls tribunaux de justice établis dans la Colonie , et où tout vient aboutir. Juges , assesseurs, procureurs, notaires, etc. , tous nagent en grande eau , tous vont à la fortune plus ou moins vite et en raison-de leurs places. Un seul exemple du fait suffira pour le confirmer. Il est mort

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en cette ville , il y a quelques années , un certain espagnol qui , débarqué en ce pays , pauvre comme Job , mais moins scrupuleux que lui , a su amasser , dans l'état de procureur et en l'espace de huit à dix ans , une fortune vraiment prodigieuse , et qu'il crut devoir légitimer, sans doute , de son vivant et à la décharge de sa conscience , en faisant , à ses frais , quelques fondations charitables et religieuses , qui existent , et qui?, entr' autres, sont l'Eglise paroissiale, un accroissement à l'Hôpital public , et un Couvent , que sa mort, arrivée sur ces entrefaites, l'empêcha de faire achever , et qui est demeuré in statu quo , parce que sa veuve, héritière de sa fortune, ne l'a point été de ses sentimens pieux à cet égard. Elle a mieux aimé plaider que de faire continuer la bâtisse du couvent ; et c'est assez en dire, pour exprimer combien la dépense en eût été considérable. Cette veuve est, dit-on , riche de plus d'un million de piastres , acquis par la profonde habileté de son défunt mari, dans la science ténébreuse de la chicane.

Mais , passerons-nous sous silence le prototype et le coryphée de l'ordre judiciaire en ce pays f ce magistrat amphibie , admis tour - à - tour dans les conseils de Thémis et de Mars , et tenant dans ses mains la balance de l'une et le glaive de l'autre , homme d'épée , homme de robe , et pour tout dire enfin , Don Maria-Nicolas Vidal ,

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Chavez , Eahavarri de Madrigal, y Valdez , Lien-tenant-gouverneur-civil et Auditeur de guerre des provinces de la Louisiane et de la Floride occidentale, Juge etc., etc.? Non certes, il ne faut point oublier de faire ici mention de cet illustre membre de la jurisprudence espagnole. Et même, par un honneur singulier que je lui fais , ce grand personnage est absolument le seul dont le nom et les qualités rares figureront en plein dans cet écrit. Mais , aux grands hommes , les grandes distinctions. Je me suis proposé de ne rien taire, dans cet ouvrage , de ce qui est relatif à la Colonie dont je parle et de nature à être observé, et de peindre , avec véracité , sans fiel et sans flatterie, et le pays et ses habitans , tels qu'ils m'ont paru être. En même terns , je me suis imposé la réserve de n'y nommer personne , et de laisser les masques à deviner , me permettant une censure générale, qui ne dégénère point en satire personnelle. Je ne me suis pas écarté de ce plan jusqu'à présent ( si ce n'est à l'égard du personnage insigne que je viens de nommer, par une distinction toute particulière ) , et continuerai de le suivre pour tout autre.

Serait-il possible*, en effet, de laisser dans l'obscurité un mérite aussi éminent et aussi rare que le sien , et de ne pas faire une exception à la règle , en faveur d'un individu de ce genre , digne d'être cité pour modèle à tous les Dandins ?

présens et futurs , et de toute nation ? Juge au-dessus du commun , l'examen d'une affaire et sa décision sont pour lui un vrai calcul d'arithmétique et de finance, dans lequel il additionne , soustrait , multiplie , et divise , avec une admirable sagacité , les raisons pour et contre, et se détermine infailliblement du côté de celles qui offrent à son esprit , en résultat final , non le quotient le plus exact, mais bien le produit le plus nombreux et sur-tout le plus réel, la multiplication étant toujours , en dernière analyse , sa règle favorite. Zélé partisan du gouvernement monarchique , il lui porte un dévouement si respectueux , si soumis , que l'image du Souverain , imprimée sur une petite plaque métallique, est , à ses yeux, une idole sacrée, et si digne de son hommage , qu'il n'est rien qu'on ne puisse obtenir de lui > au moyen de ce talisman multiplié jusqu'à un certain point.

Trêve enfin d'ironie , et parlons sérieusement d'un homme qui, par ses injustices criantes, par son insatiable passion de l'or , par son immoralité profonde , et par son caractère hautain, brusque , sombre , capricieux > insupportable à tous égards , est généralement honni et détesté ; dans le haut poste qu'il occupe et déshonore , et dans lequel il se maintient pourtant depuis nombre d'années, en dépit de l'opinion publique, si fortement , si énergiquement prononcée contre lui,

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que son nom n'est presque jamais décliné dans un cercle privé , sans qu'il ne soit accompagné de quelqu'épithète expressive , et qui peint ou l'indignation la plus vive ou le plus profond mépris. Pour lui tout est vénal, et la conscience et l'honneur sont des mots vides de sens. Combien d'actes d'injustice et de rapacité ne lui attribue-t - on pas ? De combien de malheureuses familles n'a - t - il pas énervé les ressources , et épuisé la substance ? Homme aussi vicieux que magistrat inique , à la face de ses compatriotes à bon droit scandalisés de sa manière de vivre , et dans une place où jl devrait donner aux autres l'exemple des bonnes mœurs , ce vieux débauché , à mine de singe , aussi laid qu'impudique et méchant , et croupi dans le célibat, ne vit-il pas ouvertement avec une mulâtresse française qu'il a enrichie d'une partie de ses rapines ? Mais laissons-ià ce misérable, et essuyons notre plume que nous avons salie à le dépeindre.

Voilà donc , en abrégé , l'état de Tordre judiciaire , en cette Colonie , et celui de ses suppôts.

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sans autres vues , et sans autres prétentions quelconques au - dessus de leur capacité , cette assemblée , dis-je , ainsi composée , n'est qu'un objet d'appareil , un franc simulacre de ce qui devrait être et qui n'est pas , un corps sans ame , qui ne reçoit d'autre impulsion que celle à lui communiquée par le Gouverneur , et r pour tout dire enfin , une cinquième roue à un carosse. C'esc d'après cette impulsion que ce corps nomme , à la fin de chaque année , et pour Tannée suivante , un Procureur-syndic et deux Alcades 7 pris tour-à-tour parmi les bourgeois, de la ville ou habitans de l'arrondissement , Espagnols et Français/ Le Procureur-syndic est chargé de faire part au Gabiide de ses observations et de ses remontrances au sujet de la chose publique , fonctions dont il s'acquitte d'ordinaire avec autant de dignité et de lumière qu'on peut raisonnablement en attendre d'un individu bien plus habile à manier une aune , ou à calculer le produit d'un intérêt particulier de vingt pour cent , qu'à discuter les intérêts généraux d'un pays ; et les deux Alcades sont commis au maintien de la police de la ville , et autorisés à juger les contestations , et autres matières litigieuses qui se portent à leur tribunal ; mais ce , d'après l'avis , rédigé par écrit, d'un homme de loi, toujours Espagnol , nommé Assesseur , auquel avis M. le bourgeois Alcade , juge de nouvelle espèce , est obligé de se conformer pleinement et aveuglément,

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sous sa responsabilité personnelle , et aux risques d'être pris à partie , s'il veut s'en écarter et agir de son chef. 11 est donc visible que MM. les Alcades annuels , tirés du fond de leurs boutiques ou magasins , pour être mis à la tête de leurs concitoyens , avec tout l'appareil du pouvoir dont ils sont revêtus , ne peuvent être et ne sont réellement que des mannequins exposés , pour parade , aux yeux du peuple , et que les vrais juges de toutes les affaires qui viennent à leur tîibunal, sont les Assesseurs ou Conseillers de justice espagnols , dont les simples avis sont pour eux des sentences , et qui , cachés derrière le rideau , font mouvoir et agir ces vénérables pantins. Finalement , eux: ainsi que la plupart de leurs dignes collègues et magistrats de nouvelle fabrioue , en leur état d'emprunt et avec leur habit noir et leur épée , me font rappeler du fameux Gouverneur de l'île Barataria , juges aussi ignorans , mais moins sensés et sur-tout moins modestes que lui. Il y a , dans tout cela , de la part du Gouvernement espagnol , une politique secrète qui ne peut se dérober aux yeux de quelques observateurs , et demeure enveloppée pour tout le reste , une véritable momerie , et rien de plus.

La force coëVctti've , qui doit être l'instrument et l'appui de îa police , n'existe point ici , d'une manière , au moins , spéciale. On n'y a pas encore établi , comme ailleurs , de corps militaire destiné

privativement

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privativement au maintien du bon ordre et de la sûreté publique. Seulement quelques patrouilles de soldats et bourgeois , en ville , et d'habitans dans les campagnes , ont été jusqu'à présent employées à cet objet essentiel , dont les uns et les autres ne s'occupent que très-négligemment, à bâtons rompus, et comme n'y étant pas astreints et engagés par état. Aussi, dans un pays , comme celui-ci, dont la faible population ne devrait point offrir les abus résultans ailleurs d'une population nombreuse , et où chaque propriétaire aie droit d'exercer jusqu'à certain point, dans son domicile et sur les êtres qui lui sont soumis , une police particulière et propre à les contenir dans Tordre , il se commet quelquefois des crimes affreux qui naissent d'une foule de désordres inhérens au défaut de police générale.

Aux coins de presque tous les carrefours de la ville et du faubourg , on ne voit que des cabarets sans cesse ouverts , où la canaille blanche et noire , libre et esclave , indistinctement mêlée ensemble , va porter le fruit de ses filouteries et se gorger de liqueurs fortes; et non loin de là , d'obscurs tripots , de sales tabagies , où le père , d'un côté ; et le fils , de l'autre, vont, sans mistère et sans gêne , ainsi que sans honte , se livrer à la passion du jeu , et écorner , plus ou moins , leurs médiocres ressources ; ou bien , se ravaler et danser confusément, et durant des nuits entières , avec un tas d'hommes et de femmes de couleur safranée ou tout-à-fait

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noirs , soit libres , soit esclaves. Osera-t-on me nier ce fait ? je désignerai seulement , à l'appui de ce que j'avance , ( et pour n'en pas dire plus ) la fameuse maison Coquet , située presqiie au centré de la ville , où tout ce tripotage à lieu publiquement 7 et depuis plusieurs années ; au point que les bals tricolores , qui s'y donnent , (sans parler du jeu , qui y est seulement un peu plus couvert ) ne sont nullement clandestins , et que j'en ai vu plusieurs fois les annonces imprimées et affichées au coin des rues , avec permission expresse de ]Vt. le Gouverneur-civil ( Don Maria-Nicolas Vidal ) , dont je vous ai déjà fait l'honorable mention , à laquelle je me réfère.

Les boulangers et autres monopoleurs , d'accord , sans doute , avec les préposés au maintien de la police , font des accaparemens de farines de toute qualité , qui arrivent par le fleuve , au printems , du Kentukey et des cantons voisins , qui leur coûtent , en gros , de quatre à six piastres le baril , et qu'ils revendent , en détail , quelques mois après , le double de ce prix. Les premiers , sur-tout , poussant l'impudence plus loin , vendent et débitent effrontément 'du pain f composé de ces farines mélangées , et qui ne pèse , tout au plus, que les deux tiers du poids déterminé par le tarif du lieu , et inséré même dans la feuille publique. En sorte qu'à présent , par exemple , oà g£ tarif fixe le pain, d'un es câlin, ou douze

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sois et demi tournois à quarante-six onces , ce même pain , vendu au public par le boulanger , ne pèse réellement qu'environ vingt-huit onces. Il n'est donc pas étonnant que ces gens-là fassent , ici , de promptes fortunes , aux dépens du tiers et du quart , ainsi que les bouchers , les cabaretiers etc. , tous soutenus ouvertement par les agens de police dont ( bien entendu ) ces larrons privilégiés ont soin de graisser la patte.

Dans les campagnes , ces mêmes abus n'existent pas comme en ville , ou du moins , n'y sont point, à beaucoup près , aussi fréquens ; et , à la réserve de quelques bouchons ou mauvais billards jetés , de loin en loin , le long des deux rives du fleuve , et dans les cantons qui en sont séparés , où vont se rassembler quelques habitans et ouvriers , les jours de fêtes . les uns pour y jouer , les autres pour s'y griser , on n'y trouve pas les mêmes occasions de se déranger que dans la ville. Il s'y commet pourtant , de fois à autre , quelques vols , quelques assassinats mêmes , et notamment dans les -établissemens éloignés , où se réfugient beaucoup de mauvais sujets qui y sont moins surveillés» qu'ailleurs.

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CHAPITRE XXV.

Mœurs et usages. Observations sur les hommes qui habitent cette contrée.

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JLi'homme , vrai caméléon , se présente ici à l'œil de l'observateur sous des points de vue si variés , tant au moral qu'au physique, et sous des couleurs si diverses , en l'un et l'autre sens, qu'il .est assez difficile de le représenter fidèlement. Enfin , je ferai mon possible à ce sujet, et, passant tour-à-tour , en revue, le rouge, le blanc, le noir, je vais commencer ce tableau par la peinture des sauvages ou naturels du pays , qui, sur leur terre natale , ont bien le droit de figurer ( en peinture du moins ) avant les étrangers qui sont venus se mêler parmi eux.

Il existe en cette contrée quatre espèces d'hommes, ou, plutôt, quatre variétés de l'espèce humaine, composées çle blancs , de mulâtres ou métis, de nègres, et de naturels du pays ; les trois premières soumises au gouvernement espagnol et formant la masse des colons, la dernière indépendante de ce gouvernement et ne reconnaissant que leurs propres chefs.

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Commençons notre description par celle de ces hommes de la nature , les premiers en date en ce pays dont ils sont indigènes , et comme étant d'ailleurs un objet isole dont il faut s'occuper avant d'en venir à ceux qui ont une connexion entre eux , ainsi que des rapports immédiats-avec le reste de cet ouvrage.

Des diverses nations , ou pour mieux dire peuplades sauvages établies dans ce pays et dans les lieux adjacens , les principales , ou, du moins, celles qui ont le plus de liaisons av^c la Colonie , par le voisinage de leur résidence , et par tout autre rapport quelconqne , sont les Chis , les Osages , les Arkansas , les Tonicas , les Toumâchas, vers le haut du fleuve , les Oumas , les Bayagoulas, les Poutoucsis , et principalement les Chactas ou Tchactas , au-dessous des premiers et dans les vastes cantons qui avoisinent la partie inférieure de la Colonie , les Alibamons , les Mobiliens et les Talapousses , en diverses parties de la Floride-occidentale et vers les bords du golfe du Mexique. La manière dont ces hommes se conduisent entre eux, et les liens sociaux qui les unissent les uns aux autres , ( car, à strictement parler , ils sont barbares , dans le sens figuré qu'on applique à ce mot, et non sauvages ), ne peuvent être assimilés et comparés à nulle forme de gouvernement connu. Et s'il en est un duquel leur régime social puisse offrir une espèce d'imagec'est^

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celui des anciens Germains , avant que les Romains les eussent soumis et civilisés. Les vieillards et principaux pères de famille sont plutôt leurs mentors que leurs chefs , et les conduisent bien moins par la voie de l'autorité que par celle de la persuasion. En cas de guerre , ils suivent volontairement des chefs militaires auxquels ils sont subordonnés jusqu'à un certain point , durant le cours de l'expédition -, non par l'effet d'une obéissance aveugle et purement passive, mais par une volonté libre et par uji assentiment commun qui résultent de la confiance qu'ils mettent en sa car pacité et ses talens , ainsi que de la nécessité ou ils sont alors d'être réunis et d'agir de concert , pour ne point échouer dans leurs opérations. Au reste , la loi du talion est la base fondamentale du code politique , civil, et criminel, de ces .diverses peuplades; et elles l'exercent rigoureusement entrelies , de nation à nation , de famille à famille, et d'individu à individu.

Leurs chefs-lieux de résidence , sont des espèces de hameaux ou assemblages confus de cabanes élevées sans soins et sans art. Une partie d'entre eux y réside ; d'autres établissent leur manoir sur quelques coins de terres qu'ils cultivent superficiellement ; d'autres enfin errent dans les forêts , occupés à la chasse qui est la passion favorite de ces peuplades. Mais leurs points

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de ralliement sont toujours ces hameaux dont ja viens de parler.

Le langage Mobilien est la langue-mère d'où dérivent les différens dialectes qu'emploient ces peuplades diverses , et au moyen de laquelle toutes peuvent s'entendre et se correspondre. Quoique la plupart des mots dont ces dialectes sont composés , étant entre-mêlés de vovelles , et n'abondant point en consonnes redoublées , ne soient pas rudes à l'oreille, ils semblent pourtant l'être, dans la bouche des sauvages , par un effet de leur prononciation» sourde , inarticulée , et gutturale. Quant aux vocabulaires ou collections de mots isolés de ce3 dialectes, qui ont été, jusqu'à ce jour, publiés en français, anglais, espagnol, etc. , tout ce que j'en puis dire de plus positif, est qu'il n'y faut ajouter presqu'aucune créance ni considération quelconque , attendu que la manière dont ces mots sont prononcés, et par conséquent écrits , dans chaque langue européenne , est différente l'une de l'autre , et s'écarte , plus ou moins , de la véritable, prononciation , et qu'à bien dire un pareil répertoire de mots vagues et décousus, n'est que l'aliment d'une vaine curiosité, loin d'être un objet d'utilité réelle.

On voit errer dans la Colonie et se rassembler en foule dans la ville et ses environs, durant l'hiver, diverses bandes de ces naturels, du pays , distincte»

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et séparées entrelles , suivant' les peuplades à qui elles appartiennent. Ces hordes variées de sauvages se rendent, en cette saison , au chef-lieu de la Colonie , pour y recevoir du Gouvernement espagnol les dons qu'il leur fait annuellement, en témoignage d'union et de bonne intelligence , et qui consistent, ainsi que nous l'avons déjà dit , en quelques effets de peu de valeur, couvertures de laine sur-tout, en fusils de chasse, poudre et plomb, en vermillon , et autres menus objets. Chaque bande a son cantonne^-ment au dehors de la ville , dans la campagne , composé de petites huttes , couvertes de quelques peaux d'ours et de chevreuil ou de feuilles d'un arbuste nommé Latanier, qu'elle élève sans beaucoup de peine , et si négligemment construites , qu'elles ne mettent qu'en partie ces êtres grossiers, ces brutes enfans de la nature , à l'abri des injures de l'air. Pendant le jour , les uns et les autres se répandent dans la ville et dans les habitations, et le soir, ils retournent à leur campement, hommes, femmes et enfans. Leur occupation ordinaire , ou plutôt celles des femmes, en ce tems-là, consiste à faire, de petits ouvrages de joncs , roseaux, ou feuilles de Latanier, pfopres aux besoins domestiques , tels que paniers , corbeilles , vans y cribles, etc., qu'ils vendent aux Colons. Les hommes tuent quelques petites pièces de gibier , boivent du tafia dont il sont très - avides , ou restent à no rien faire, accroupis près d'un petit boucan ou

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au soleil , s'il fait froid y et à l'ombre, si le tems est doux. Les vêtemens communs des hommes et des femmes $ consistent en une couverture de laine jettée sur leurs épaules et dont ils s'enveloppent, et en un morceau de grosse étoffe,dont les hommes se couvrent seulement le haut des cuisses , et dont les femmes se font une espèce de jupe courte , qui leur descend aux genoux. Les principaux d'en-tr'eux ont quelques parures qui leur sont propres, telles que des ceintures garnies de coquillages , des chausses de lainage ou peaux qui leur prennent de mi-cuisse jusqu'à mi-jambe , et qu'ils appellent mitasses, des plaques , colliers , anneaux, ou grains de laton , dont ils se garnissent le cou , la poitrine , les oreilles , le bout du nez , et jusqu'aux lèvres , des espèces de casques garnis de grandes plumes ; et pour se rendre plus beaux ou plus terribles , ils se peignent le visage de traits de toute couleur sur un fond de vermillon : ce qui, joint aux rayes bleuâtres , transversales, spi-• raies , et autres , imprimées sur leur peau , leur donne ,. avec le reste de leur accoutrement , un air de mascarade assez convenable à la saison du carnaval , qui est le tems où ils abondent ici le plus.

La taille des hommes est moyenne , parmi quelques peuplades , et plus haute parmi d'autres. Celle des femmes est, en général, plus ramassée, courte , et trapue. Ils ne sont point chargés de graisse et

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d'embonpoint ; mais ils ne sont pas décharnés ; ils ont les os d'une bonne grosseur ; et leur carrure est assez forte. Il ont , presque tous , la jambe mus-culeuse et bien fournie. Les traits de leurs visages sont fortement prononcés , sur - tout ceux des hommes ; et , avec cela , ils ont communément , un air de ressemblance entre eux , ou , du moins, un trait caractéristique et frappant , qu'on apperçoit sensiblement et qu'on ne saurait bien définir. Quoiqu'ils ne prennent point le chagrin à cœur et que le cercle de leurs idées soit ou paraisse extrêmement borné , on croit distinguer f dans l'ensemble de leur phisionomie , un air tout-à-la-fois méditatif et mélancolique , au moins , quand ils ne sont pas échauffés par la' boisson. La couleur de leur peau est approchante de celle des mulâtres et d'un jaune cuivré plus ou moins rembruni , suivant l'âge le sexe , et la nation ; le teint des femmes et des cnfans étant moins foncé que celui des hommes , e.t certaines peuplades étant moins rembrunies que d'autres. Leurs cheveux , qu'ils coupent en partie , sont , d'un noir de jais , durs , roides , et épais , parmi les uns , le sont moins parmi les autres , et ne blanchissent que rarement et tard. Leurs dents sont fortes et bien chaussées. Les hommes ont naturellement peu- de barbe, ( mais ils ne sont pas positivement imberbes ) et le peu qu'ils en ont , ils l'arrachent. Ensorte qu'il est plus difficile ? pour nous , du moins, de distinguer et reconnaître

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un vieillard entr'eux que parmi les blanc? ou les nègres , d'après ces trois signaleniens , de la barbe , des cheveux , et des dents , et que leur grand âge n'offre d'autres indices apparens que la courbure des reins et le fléchissement des jarrets.

Ces êtres , presque nuds , au milieu d'une saison quelquefois rigoureuse , entassés , durant une nuit froide et pluvieuse, dans de petites huttes enfumées , dressées au milieu des champs , et où pénètrent de toutes parts et le vent glacé du nord et la pluie , manquant de tout \ vivant , à bien dire , comme les brutes , au jour la journée , et de ce qu'ils peuvent trouver ( n'ayant aucune provision de réserve avec eux dans leurs courses vagabondes ), doivent paraître et paraissent effectivement à nos yeux des êtres bien misérables ; et cependant ils ne le sont pas aux leurs , du moins tout autant que nous nous l'imaginons.

Indépendamment de l'ignorance où ils sont des douceurs attachées à l'état de civilisation , ou plutôt de leur antipathie innée pour cet état , dont ils redoutent la gêne et les obligations , leur penchant naturel pour la vie errante et précaire qu'ils mènent et à laquelle ils sont d'ailleurs habitués dès leur naissance , étouffe en eux , suivant toute apparence , le sentiment des peines inhérentes à ce genre de vie, ou les en dédommage .par des jouissances qui , hors de notre portée , n'en sont pas moins réelles

à leurs sens. Et peut-être qu'au fond , et en dernier résultat , tout est-il compensé de part et d'autre , dans Fétat sauvage ainsi que dans Tordre social ( quant au bonheur individuel , s'entend , et non pour toute autre conséquence à induire de ces deux états si opposés l'un à l'autre ) , puisque le sauvage , au milieu de nous , n'est pas plus enclin à se conformer à nos habitudes et à nos mœurs , que l'homme policé , dans la hutte de ce même sauvage , ne se sent disposé à adopter sa profonde incurie et sa façon de vivre. À la différence près , même , qu'on a vu des exceptions à cette règle générale , dans le passage , de quelques individus , de ce régime de civilisation à la vie sauvage , et non dans la marche inverse , et dans le change de ce dernier état au premier : outre que le suicide , cet acte de violence et de désespoir , qu'enfantent le dégoût de la vie et le poids du malheur , est assez commun parmi les nations les mieux policées , et , pour ainsi dire , inconnu chez les sauvages.

Ces hommes, au surplus, sont libres etindépendans, autant qu'il est possible de l'être : et , certes , c'est un bien qui balance de grands maux. Mais cette liberté , cette indépendance , à laquelle ils paraissent attacher un prix important , loin de les exciter au travail , semble , au contraire , les en éloigner. La chasse est , comme nous l'avons dit , leur occupation chérie , en ce qu'elle favorise leur paresse et leur esprit de vagabondage ; et l'agri-

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culture est leur plus grand objet d'aversion. C'est à leurs femmes , beaucoup plus laborieuses qu'eux de gré ou de force , qu'ils abandonnent le soin des médiocres plantations de maïs et autre vivres qu'ils forment, au retour du printems , sur le territoire de leurs peuplades. Ce sont aussi leurs femmes qui , dans le cours de leurs caravanes , sont astreintes à porter leur attirail de voyage, sacoches , paniers , etc. , ainsi que leurs enfans à la mamelle et juchés sur le dos de ces malheureuses , courbées sous le poids de leur charge 9 avec l'embarras encore de deux ou trois autres marmots que plusieurs mènent avec elles: tandis qu'eux marchent gravement devant elles , les mains vides , et le dos leste , ou portant seulement un méchant fusil et un petit sac à poudre et à plomb , avec quelques sarbacannes , le visage bien enluminé de vermillon , et la tête couverte de plumes grotesquement arrangées. Il paraît , d'après la manière dont ils agissent avec leurs compagnes , qu'on pourrait encore trouver plus aisément parmi ces sauvages que chez les peuples policés , en ce qui concerne la conduite des hommes envers les femmes , l'application de cet axiome : les plus forts ont fait la loi.

Quoiqu'il en soit, ces hommes , tels qu'ils sont, fainéans au suprême degré , impérieux et durs à l'égard de leurs femmes , vindicatifs envers et contre tous , mendians jusqu'à- l'importunité , passionnés pour les liqueurs fortes, et par conséquent ivrognes,

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incapables , à tous égards , de parvenir à l'état de civilisation , et par l'instinct qui les en éloigne , et par leur peu d'intelligence , ne sont point cependant , généralement parlant, avec ces vices et ces défauts, des êtres malfaisans et foncièrement médians , si Ton en excepte une peuplade, fixée aux environs de la baye St.-Bernard , vers les confins de la Louisiane et du Nouveau-Mexique , et qu'on dit être singulièrement féroce , et même antro-pophage , mais qui n'a aucune relation avec cette Colonie. Je ne parle que de ceux qui sont liés avec le Gouvernement espagnol , que Ton voit habituellement dans la Colonie dont ils occupent quelques parties intérieures ou circonvoisines , et notamment des Chactas. Un voyageur , chargé d'or ou de marchandises , est bien plus en sûreté au milieu d'un de leurs villages ( tout autant qu'un état d'ivresse ne les égare pas ). qu'il ne le serait , avec ces mêmes effets , dans bien des bourgades et hôtelleries de nos contrées européennes les plus policées. Il est reçu humainement , sans intérêt quelconque , et même avec un certain empressement. , dans ces espèces de hameaux , dont les plus voisins de la Nouvelle-Orléans , sont ceux de la nation ou peuplade des Chactas , qui a ses premiers établissemens à quarante et quelques lieues de la ville , au-delà du lac de Pontchartrain , dans l'intérieur de la Floride occidentale.

Le fléau de la petite vérole , et l'usage des liqueurs

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fortes , dont Tun est , pour eux , une peste par leur imprudence extrême et leur négligence , et les autres , un vrai poison, par les excès qu'ils en font ; et , à tous égards enfin , l'approche et la communication des peuples policés , ont contribué à diminuer considérablement le nombre de ces naturels du pays : et cette dépopulation est telle , qu'il est des peuplades entières , ainsi que celle des Ouachas , fixée anciennement sur les bords du lac de ce nom , qui ont déjà totalement disparu ; en partie , détruites par les maladies ?J l'ivrognerie , et les suites , en général , de leur commerce avec les Européens , et en partie , errantes et dispersées. Au surplus la nation des Chactas , entre autres , la plus nombreuse de celles qui subsitent encore dans rétendue de la Colonie , n'est pas le quart de ce qu'elle était il y a environ un siècle , à l'époque de la fondation de cette Colonie , et n'existera peut-être plus dans un pareil laps de tems. On estime que la population actuelle de cette nation , est , tout au plus , de quinze à dix-huit mille ames.

Quand je dis que l'approche et la communication des peuples policés , ont , de toute manière , opère la dépopulation de ces contrées, et affaibli considérablement le nombre de ces naturels du Nouveau-Monde , appellés Sauvages , par un abus d'expression , et qui ne le sont-pas réellement, c'est une vérité si connue , qu'elle n'a pas besoin d'être dé-

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montrée , et par les observations qui l'appuient , et par les faits qui la constatent. Et je crois même être fondé à ajouter qu'abstraction faite de tout ce qui tient , du reste , à cette cause générale que je viens d'exposer , la seule influence des besoins factices auxquels l'homme policé plie le sauvage , suffirait pour amener , à la longue , cette dépopulation , accélérée , au surplus , par le concours de tant d'autres causes particulières.

La civilisation de ces diverses peuplades me paraît être une œuvre impraticable , ainsi que je l'ai déjà dit, ou pour le moins , bien difficultueuse et bien longue : et les seules relations commerciales que la Colonie entretient avec elles , consistent en quelques pelleteries et autres objets peu irapor-tans qu'elles lui fournissent.

CHAPITRE

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Les Femmes de ce pays , qu on peut comprendre dans le nombre de celles que la nature y a particulièrement favorisées , ont une peau qui , sans être d'une extrême blancheur , est pourtant assez belle pour constituer un de leurs charmes, des traits qui , quoique peu réguliers , forment un ensemble agréable , une assez jolie gorge , une stature qui annonce la force et la santé , et ( ce qui leur appartient en propre et les distingue avantageusement ) des yeux vifs et pleins d'expression , ainsi qu'une superbe chevelure.

Tel est , à-peu-près , l'extérieur des jolies fem-v mes de ce pays , qui n'en fournit point à foison, quoiqu'on en dise , et où les belles , au surplus , sont très-rares. Et , quant au commun du sexe , on peut se passer d'en faire une mention particulière : ce sont des femmes , et voilà tout.

En dernière analyse , et pour vous donner une juste idée*à cet égard , j'observerai que , dans un cercle de vingt jeunes femmes ou filles , il y en aura , le plus souvent , dix entre le ziste et Je zeste , cinq laides , quatre jolies , et à peine une belle. Au reste , on trouve aux femmes de ce pays } en général , peu de maintien , peu de grâces , peu de ce je ne sais quoi , fait pour être senti et non défini. Elles ont, en outre , un son de voix aigre et criard , peu convenable au beau sèxe , et rien moins que flatteur pour l'oreille qui n'y est point accoutumée. Il est encore à obser-

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ver que la physionomie , ce miroir de Famé , annonce, dans les deux sexes, plus de bonliommie que de bonté , plus de suffisance que de hauteur , plus de matoiserie que de pénétration , et n'est, ordinairement , ni spirituelle ni distinguée. Au reste , on voit peu de Créoles de cette Colonie ( hommes et femmes ) qui soient affligés d'imperfections corporelles, comme boiteux, bossus etc. Mais les uns et les autres sont sujets à perdre les dents de bonne heure , ainsi que nous l'avons observé , en parlant de l'influence du climat ; et plusieurs d'entr'eux sont atteints de maladies cutanées, telles que dartres , galle, et lèpre même, indispositions qui n'étaient pas, à ce qu'on dit, connues avant le séjour des Espagnols en ce pays.

Voilà ce qui tient au physique. Pour le moral t il y a beaucoup plus à en dire : et quelques observations préliminaires et qui v sont relatives , nous amèneront à l'examen et au développement de cet objet essentiel.

La Louisiane , depuis son origine jusqu'à présent, a constamment été une Colonie plus ou moins pauvre , et le sera toujours , considérée en masse , et en raison du peu de ressources que présente son sol marécageux , où il n'existe que de modiques portions de terre, isolées et répandues çà et là , ou resserrées dans des bornes-étroites, qui puissent être habitées et cultivées , ainsi que par rapport à sa position , défavorable au commerce extérieur ; dans l'enfoncement du golfe Mexicain , à tm-

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vers des parages peu sûrs et d'un accès dangereux , et n'offrant , en outre , qu'un seul entrepôt de commerce , à trente-cinq lieues de l'embouchure f presque obstruée , d'un fleuve , unique voie de navigation pour parvenir aux établissemens de cette Colonie , et qu'on ne remonte , au surplus , qu'avec peine et lenteur.

Ce pays , misérable par lui-même , n'a eu pour premiers colons que des gens dénués de fortune , français ou allemands qui , arrivés pauvres , sont demeurés tels , ou , du moins réduits à un état de médiocrité nes-circonscrit ; à la reserve de quelques agens du gouvernement et de quelques commerçons, monopoleurs. Telle a été la situation de cette Colonie sous le Gouvernement français ; situation qui ne s'est trouvée améliorée que dans les derniers tems, et depuis que la Colonie est devenue espagnole , au moyen du commerce interlope que les Anglais faisaient sur le fleuve où ils possédaient quelques Etablissemens , et, plus récemment encore, par les suites de la guerre qui vient de se terminer , et qui , appellant ici, plus librement qu'ailleurs , en raison des possessions que les États-Unis ont dans le haut du fleuve, le pavillon américain et le commerce de cette nation , y a soutenu et même accru les cultures que cet état de guerre anéantit et paralyse en tant d'autres endroits. Cette Colonie, avant ces derniers tems ci-dessus indiqués, était donc demeurée dans un état de langueur et de détresse, et comme séparée

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du reste de la terre ; au point qu'en France il fut un tems , où, pour exprimer proverbialement le bout du monde , on désignait le Mississipi. Depuis que le Gouvernement espagnol la possède , elle s'est un peu relevée, "il est vrai , de cette position faible et languissante , avec le secours des sommes considérables que ce gouvernement y a versées , a la faveur du commerce étranger , et grâce aux circonstances. Mais , malgré tous ces accessoires avantageux , tous ces moyens réunis , l'aisance, et encore moins l'opulence, concentrées parmi un petit nombre d'employés du gouvernement, de négocians et d'habitans, n'y ont jamais été répandues ; et , jusqu'à ce jour, les colons en général, y sont pauvres.

De ce que'je viens de dire il résulte, que les créoles ,du pays , issus , presque tous , de pare ris de basse extraction , qui étaient venus chercher la fortune en ce coin du monde, et ne L'y avaient pas trouvée , élevés , par conséquent dans la gêne , l'ignorance , et la grossièreté , ont dû , nécessairement, en conserver les empreintes , à la réserve de quelques-uns d'entr'eux, que leurs pa~ rens , ou bien nés , ou décrassés par un peu d'aisance , ont pu faire élever en Europe. Aussi , à cette exception près , et qui est fortement prononcée en ce pays , la . plupart des Créoles de la Louisiane , ont les vices et les défauts oui tiennent a la manière dont ils ont , en général.

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été élevés. Ils sout grossiers, envieux, intéressés, avares , présompteux ; railleurs , insensibles , dissimulés , caustiques, hâbleurs , et par-dessus tout cela, ignorans à vingt-quatre carats, (beaucoup d'entre, eux ne sachant même pas lire et écrire ) , et se complaisant dans leur ignorance ,' au point d'aimer beaucoup mieux manier un fusil de chasse qu'une plume, et pagaye* dans une pirogue , qu'approcher d'un bureau. Un de ceux que je décris , disait naïvement, un jour, devant moi, que le sûr moyen, pour lui , de s'endormir , était d'ouvrir un livre. Un autre avait une telle antipathie pour tout ce qui émanait de l'art typographique , qu'il suffisait de lui présenter une feuille volante imprimée, une simple gazette , pour se débarrasser de lui sur-le-champ , et le faire détaller à grands pas. Un troisième, au contraire, aimant beaucoup la lecture, et s'y adonnant avec ardeur , il est vrai , a passé , sous mes yeux , pour une espèce de fou , un cerveau timbrée En un mot , une bibliothèque , en ce pays , est , je pense , presque aussi rare que le phénix ; et , soit à la ville , soit dans les campagnes , on ne trouve un choix de quelques livres assortis , que chez un petit nombre de Français établis dans la Colonie.

Je vais, à cet égard , citer un fait peu important, mais caractéristique , à l'appui de ce que je viens de dire. Un Gouverneur-général, de nation

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€U d'origine française , M. de Carôndelet., jugea à-propos de permettre il y a quelques années, rétablissement d'une Imprimerie, à la Nouvelle-Orléans , pour la publication d'une gazette , intitulée le Moniteur de la Louisiane , ou seraient insérés les avis divers relatifs à ce qui concernait le commerce, la culture, ou d'autres objets d'utilité publique , ainsi qu'un paragraphe destiné aux nouvelles politiques. Nos créoles sont généralement fort curieux, et avides sur-tout de nouvelles étrangères. Cette feuiile , au surplus , est assez bien rédigée. Il était a présumer , d'après tout cela T qu'il y aurait, de suite , une foule d'abonnés à cette feuille coloniale. Eh bien ! qu'en a-t-il été ? Le voici. Je tiens du rédacteur , lui-même , que jamais , depuis la première publication de cette feuille jusqu'à ce jour, il n'a pu atteindre au nombre de quatre-vingt abonnés à-la-fois , la plupart européens ou étrangers. Parcimonie d'un côté, dégoût pour la lecture de l'autre , voilà ce qui en éloigne nos Créoles. Et , par ce trait, on peut se' figurer le reste. Au surplus, on doit bien penser que si le Gouvernement espagnol n'a point, trouvé le goût de la littérature établi dans ce pays , il ne l'y a pas, au moins , introduit. Ah ! fuyez donc le séjour de la Louisiane , vous tous qu'enflâme la passion de l'étude et des belles-lettres! L'air de cette région est mortel pour les muses.

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Les Créoles vivent isoiément dans leurs plantations , ayant peu de liaison , peu de commerce entre eux, pas même entre ceux unis par les liens du sang , et ne se voyant pour ainsi dire , que par boutade. Cette manière de vivre isolée , et qui , du reste n'est embellie et adoucie , ni par les charmes de la littérature , ni par les jouissances attachées à une campagne agréable, k des sites pittoresques et attrayans, à des amusent en s champêtres , est bien fastidieuse à tous égards : et malgré cela , les Créoles de la Louisiane ( j'entends ceux qui n'ont jamais sorti du' lieu ) , sont engoués , a un point indicible , de leur triste et monotone contrée-, ou, du moins/ feignent de l'être, et lui attribuent des agrémens-particuliers. Au reste , cela n'est point étonnant. Le stupide Lapon et le grossier Hottentot , ne trouvent-ils pas leur misérable patrie, le plus beau pays du monde, et ne le préfèrent-ils pas à tout autre séjour ? A cet égard , et pour donner une idée de leur engouement pour tout ce qui provient de chez eux , et de leur exagération sur ce point, je me contenterai de citer le propos d'un Créole du lieu , homme d'un âge mûr , mais fou de son pays , comme un gueux de sa besace. Il était dernièrement question , dans une société , de l'arrivée prochaine clés Français; et quelqu'un dit, à ce sujet, qu'on verrait peut-être aussi quelques jolies citoyennes françaises qui } apportant les modes nouvelles

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velles de la Capitale , et le rafinement de la parure , offriraient des modèles en ce genre aux dames du pays : u Dites plutôt , interrompit vivement et très-sérieusement notre bon et enthousiaste Créole , quon verra nos dames leur servir de modèles dans

Varl de se parer , comme dans tout U reste. >5

Ainsi donc , suivant notre homme, les rives sauvages du Mississipi , allaient éclipser les bords rians de la Seine , et l'élégante Parisienne n'avait rien de mieux à faire que de se conformer aux goûts et aux manières de la roide et empruntée Louisianaise.

Nos Créoles , de plus , se rengorgent en parlant de l'éteadue de leurs familles, et d'une foule de parens qu'ils ne voyent pas durant des années entières, quoique souvent ils habitent à quelques lieues seulement les uns des autres. Et si l'un d'entre eux vient à mourir, il est de règle et d'usage que toute la parenté , jusqu'au septième degré , prenne le deuil, plus ou moins de tems , comme un témoignage apparent de douleur, pour un individu qui, de son vivant , était presque inconnu à la plupart , de ses nombreux parens , et pour qui nul d'entre eux , alors , n'eût, certes , été disposé à s'employer d'une manière qui pût lui être avantageuse.

Indifférens à tout ce qui ne leur est pas personnel , égoïstes au suprême, degré , ils rapportent

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tout à eux et rien aux autres. Caustiques et d'une familiarité grossière , avec leurs égaux , exigeans à régard de leurs inférieurs , durs pour leurs esclaves , inhospitaliers envers les étrangers , leur conduite et leurs rapports, avec les uns et les autres , ont pour base leurs sentimens , et sont réglés dessus. Cette variété de sentimens prend sa source dans leur amour-propre et dans leur intérêt personnel , mobiles puissans de presque toutes leurs actions , les plus indifférentes même en apparence , - et qui ne le sont plus quand on les analyse.

Ce qui est encore à observer en eux est la conduite singulière et vraiment originale qu'ils tiennent envers quiconque arrive en leur pays pour la première fois. Amateurs extrêmes des nouveautés r i comme nous l'avons observé , ils s'y portent avec une certaine passion toujours subordonnée à leur intérêt. Un étranger nouvellement arrivé , semble être à-la-fois, pour eux , un être extraordinaire , et une espèce de propriété , dont ils jouissent à leur manière. Ils l'examinent de la tête aux pieds , ils le complimentent, ils le courtoisent ; et fut-il un franc butor , un vrai Midas , il n'en est pas moins considéré par ces badauds du Mississipi, durant les premiers tems de son séjour , et tant qu'il a pour eux le charme de la nouveauté. Mais , bientôt après , cet étranger , qui ne l'est plus pour eux , ( fût-il un homme d'an mérite rare et transcendant ) ne parai-

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tra , à ces mêmes individus , qu'un être sans valeur, un personnage obscur , à moins pourtant qu'il ne fasse grande figure , et n'étale une opulence qui leur en impose , et qui , en excitant leur envie , attire néanmoins leurs égards. Autrement, dépourvu de ce puissant moyen de considération , et dépouille du charme de la nouveauté , un étranger , tombe , à leurs yeux , je ne dis pas dans le néant , mais dans une défaveur pire encore que le néant, par les conséquences fâcheuses qui en résultent pour lui, et qui prouvent à quel point est poussée ici la brute inhospitalité. C'est alors , en quelque sorte , Inapplication de la fable du lion mourant , en bute aux coups de chaque animal , et qui reçoit finalement le coup de pied de l'âne. Il n'est pas de petit gredin , créol de cette sauvage Colonie , et n'ayant jamais perdu de vue les bords du Mississipi, et jamais bu d'autre eau que celle de ce fleuve , qui ne se croie autorisé , par l'exemple des principaux d'entre eux, et à l'instar de l'âne de la fable , à insulter un malheureux étranger , je dis même un Français , un Colon comme lui , sauvé du bouleversement et des massacres de St.-Bomingue , et réfugié en ce pays avec quelques faibles débris de sa fortune ; et cela , parce que le gredin est dans son pays et que l'étranger est hors du sien , parce que le premier s'y sent environné et soutenu , et que l'autre y est isolé , et plutôt vexé que protégé par les dépositaires de l'autorité publique. A ce sujet,

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je me contenterai de rapporter une anecdote arrivée , pour ainsi dire , sous mes yeux.

Une négresse, domestique d'une famille étrangère, qui avait pris à loyer une maison de campagne , à deux lieues de la ville , se présenta , munie d'une permission par écrit de son maître , au propriétaire d'une habitation voisine , Créol du pays , à qui , exhibant sa permission , elle demanda celle d'aller vendre quelques bagatelles à l'usage des nègres , dans la cabane de ses esclaves , permission qu'il n'est pas d'usage de refuser , et qu'elle obtint, verbalement , il est vrai. Elle y alla deux fois ; mais , à la troisième , elle fut arrêtée , à sept heures du soir , par l'économe de l'habitation , le ministre insolent du petit despote à qui appartenait cette habitation , tous deux allemands, l'un de naissance et l'autre d'origine , et brutaux tous deux comme des allemands ( mal élevés, s'entend ). La pauvre négresse eût beau réclamer la double permission , et de son maître et de celui de l'habitation où elle était ; sa réclamation fut vaine , etrienne servit à sa défense. L'économe allemand la fit coucher sur terre, à plat ventre , la jupe retroussée sur les reins , et lui fit appliquer vingt-cinq coups de fouet sur les fesses nues. Il est vrai que le commandeur nègre , à qui cette exécution avait été confiée , plus humain que le bourreau blanc , et profitant de l'obscurité de la nuit qui commençait à s'étendre , eût l'adresse de

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faire porter presque tous les coups de fouet à terre * à - peu - près comme Sancho procédant au désenchantement de Dulcinée j après quoi , elle fut renvoyée.

Le maître de la négresse , instruit par elle de cette violence indigne , envoya , dès le lendemain au matin , son fils , en plainte contre l'économe , vers cet habitant , qui , ricanant grossièrement et avec un air de satisfaction , répondit que l'économe avait agi d'après ses ordres , et qu'il avait bien fait ; et, sur ce que le jeune-homme lui dit avec vivacité , que ce procédé envers un voisin et particulièrement un étranger , qui ne lui avait rien fait pour se l'attirer , était indigne d'un galant-homme , et blâmable à tous égards A il répondit , avec emportement , sinon en propres mots , du moins en termes équivalens: 55 Que votre père porte 55 sa plainte où bon lui semble. Eh! parbleu! qu'en 55 sera-t-il ? J'ai trente ans passés de Colonie , et 95 lui n'en a que deux 55. Et certes , il pouvait bien dire qu'il avait trente ans passés de Colonie y puisque le rustre y était né et n'en avait jamais sorti. Après l'atrocité de son procédé , il ne pouvait mieux couronner l'œuvre que par ces derniers mots , qui peignent bien l'état des choses en ce pays , et les égards qu'on y a pour les étrangers domicilies : fai trente ans passés de Colonie , et lui nca a que deux ! Ne voilà-t-il pas , vraiment r de

"quoi engager d'honnêtes gens à se dépayser , k traverser les mers , avec leurs ressources ou leurs talens , pour aller se confiner , s'enterrer tout vif dans une grenouillère , au milieu d'un tas de reptiles et d'insectes venimeux , de toute espèce et de toute configuration , et où la douce et respectable hospitalité se voit outrager à ce point ?

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Effectivement , et par une suite , à ce que j'ai lieu de présumer , de genre de Gouvernement sous lequel cette Colonie a toujours été régie ,'soit du tems des Français , soit depuis que les Espagnols en sont maîtres , les Créoles du lieu sont , pour la plupart , sans énergie morale , et ne paraissent susceptibles d'autre sentiment profond que de celui qui tient à leur intérêt personnel , seul capable de les animer , de les exalter. Et , d'après cela , quelle peut être la mesure de leur prétendu patriotisme , et de rattachement qu'ils affectent pour la France , leur ancienne patrie ?

Ne les a-t-on pas vus d'abord , après une fermentation dans les esprits , qui annonçait des mesures extrêmes, et présageait une explosion violente, aller d'eux-mêmes au-devant du joug que leur apportait 0 J Jteilltj\ft féroce Orelli , que ( de leur propre aveu ) ils auraient pu repousser aisément de leur pays , ainsi que ses satellites , et laisser sacrifier indignement et dans le profond silence de la terreur, sous leurs yeux , et dans leurs propres foyers , d'infortunés compatriotes , victimes , en partie , de leur confiance aveugle en leurs pusillanimes concitoyens ! Ne les a-t-on pas vus , il y a quelques années , après s'être agités machinalement , s'être formés en assemblées diverses, et s'être enfin donné des fêtes où , devant leurs esclaves , les imbécilles chantaient , à tue - tête et avec une imprudence inconcevable , les hymnes françaises où sont célébrés

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lebrés les droits de l'homme , ne les a-t-on pas vus , dis-je , après ce vain étalage et ce bruyant fracas , tout-à-coup rentrer dans leurs coquilles , et se ranger sous la férule du'Gouvernement espagnol , comme un troupeau de moutons sous la houlette du berger , dès qu'ils vinrent à pressentir , d'après quelques mouvemens sourds , quelques agitations partielles de leurs ateliers , que les nouveautés dont ils s'engouaient , pouvaient bien aussi faire impression sur l'esprit de cette classe d'hommes soumise à leur pouvoir , et échauffer la tête de l'esclave , ainsi que celle du maître.

Et même , au moment actuel , à cette époque intéressante et mémorable autant qu'il en fut ,jamais une , celle enfin de la pâix générale de l'ancien monde et du nouveau , tourmentés , déchirés par neuf années consécutives d'une guerre acharnée } quelle sensation , vive et profonde , a produit, en cette Colonie , la nouvelle , qui y est parvenue depuis deux mois , d'un événement de cette nature t fait pour transporter de joie et de contentement tous les coeurs sensibles , et principalement tous les bons et vrais français ? Une inquiétude vague , une fluctuation d'idées , toutes liées à leur intérêt personnel , Une espèce de stupeur enfin , qui les tient en bride , et leur a fait recevoir , pour ainsi dire , en rechignant, cette nouvelle que la France et ses Colonies ont accueillie avec les expressions et le témoignages de la plus grande allégresse : voilà

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ce qu'on peut observer sans peine , en ce moment-, ci, parmi les Colons de la Louisiane. Tout y est morne , froid , concentré , en, ville comme à la campagne , et de la part des commerçons comme de celle des habitans. Point de réjouissances , ni de fêtes publiques ou particulières , consacrées à célébrer cet heureux événement , malgré qu'en soit dans le tems des bals et des spectacles ( le carnaval ) seul tems où Ton s'amuse un peu dans ce pays, où Ton sorte ordinairement du train de vie apathique et ennuyeux qu'on y mène en toute autre saison , et qui, en outre , a été plus long et plus favorable aux amusemens accoutumés, cette année-ci , que dans les précédentes. Il paraît même que cette nouvelle a produit une sensation si peu agréable ici , qu'elle a fait avorter quelques fêtes particulières , et projettées , d'avance et depuis long-tems , pour le courant du carnaval , dont une seule , absolument parlant , n'a pas eu lieu , notamment dans les campagnes , où il ne se passe pas d'hiver qu'on n'en donne plusieurs.

Les commercans, presque tous anglais, améri-cains , ou français, ageris des uns et des autres , voyent dans l'avenir un changement nuisible a leurs intérêts ; et les habitans qui, à cette nouvelle, joignent les bruits , circulant ici , de la cession faite de cette Colonie, par l'Espagne à la France, et qui ne voudraient redevenir Français qu'à des conditions avantageuses, en gagnant au change,

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et , connue on dit , à jeu sûr , bien instruits maintenant de tout ce qui s'est passé dans les Colonies françaises , inévitable et trite effet des nouveaux principes adoptés par la métropole , ont la puce à l'oreille, et craignent horriblement (pour ce qui concerne le régime intérieur de la colonie , et en raison de ces principes et de leurs résultats , qui ne cadrent nullement avec l'esprit d'égoïsme et cTintérêt personnel qui forme l'essence de leur caractère ) que cette mutation de gouvernement n'en amène une dans le système colonial, au cas que la France, avant cette époque , ne se départe entièrement de ces mêmes principes. Telle est . à cet égard , et quant à présent, la façon de voir et de penser commune des habitans, dont les trois quarts, au moins , sont Créoles : et j'en puis parler pertinemment , puisque je suis sur les lieux , et témoin occulaire de ce que je rapporte , à ce sujet % avec une exacte impartialité.

On me dira peut-être : 55 Mais ces mêmes ha-51 bitans ont plusieurs fois demandé à être réunis ii sons leur ancien gouvernement, à redevenir sb français. Oui plus est, depuis l'époque de larévo-v lation, il a paru , en leur nom collectif et ponr ce 55 même objet, une pétition rédigée et signée par un î-5 membre de la Société des amis de la Constitution , 55 Des Odouarts-Fantin , agissant pour ces Colons. 55 Cela est vrai. Mais, que Ton se rapporte, en esprit , aux dates de ces diverses demandes, et même à celle de cette pétition, faite en 1790, et qu'au

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surplus on. examine attentivement l'objet principal-, le point essentiel de toutes ces demandes. On verra clairement , et par leur date et par leur analyse , quïl n'y a rien que de très-conséquent et de fort compatible , entre les démarches faites par les Colons de la Louisiane en ce tems-là, et lessentimens qui les dirigent actuellement. On verra qu'alors la-métropole n'avait encore rien innové dans le régime intérieur de ses Colonies. On verra , de plus, que les Louîsianais n'étaient pas tant animés par le pur désir de redevenir Français, que par la crainte qu'ils avaient de rétablissement, parmi eux, du régime prohibitif des Colonies espagnoles , dont ils étaient menaces d'être grevés à l'expiration prochaine d'une Concession de liberté de commerce avec les Ports français , qui leur avait été accordée pour dix ans seulement , par le Gouvernement d'Espagne , et qui devait- échoir en 1791, c'est-à-dire, l'année qui al-loit suivre celle de leur pétition ; Concession qui avait été demandée et obtenue, en leur faveur, par M. de Galvez, leur Gouverneur-général, en conséquence de la promesse formelle qu'ils avaient en la précaution et le soin de se faire donner par lui authentiquement, ( quand il eut besoin , durant ia guerre de 1778 , des milices de la Colonie, pour coopérer à la prise des postes que les Anglais tenaient sur les bords du golfe du Mexique et le long du Mississipi , à l'entrée et dans l'intérieur de la Colonie) en forme de compensation, pour ces

adroits colons , de l'anéantissement du commerce interlope qu'ils avaient entretenu jusqu'alors avec les Anglais , par l'intermédiaire de ces. postes dont l'enlèvement allait faire cesser désormais toutes ces relations frauduleuses , nuisibles aux droits du Gouvernement, mais avantageuses aux Colons. Cela est si vrai , que j'ai même entendu de vieux. Colons dire , avec humeur , que M. de Galvez les avait, en partie, trompés, en ce qu'il leur avait promis une Concession illimitée de commerce avec la France et ses Colonies , et qu'elle se bornait à un espace de dix ans , après lequel , la Colonie serait tombée entièrement dans les liens du régime prohibitif en question, sans les circonstances, heureuses pour elle , de la secousse générale occasionnée par la Révolution française , et ensuite, de la guerre , qui , survenant après cette secousse , avait substitué, et même avec avantage , aux ressources du Commerce français , celles du Commerce anglais et américain , circonstances qui ont fait prolonger l'exercice de la Concession du commerce libre avec les Étrangers. On verra enfin , tout bien examiné , que les réclamations des Louisia-nais, à cet égard , ont eu , pour base et pour motifs directs , non pas , à proprement parler , leur attachement inné à la France, mais bien leur crainte du régime prohibitif des Colonies espagnoles, jointe au désir et à l'espoir de jouir d'une communication libre avec la France , ou avec tout autre nation commerçante.

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Depuis trente et quelques années , qu'ils sont soumis à l'Espagne, ils ont eu l'adresse d'esquiver, d'une manière ou de l'autre, le joug de ce régime prohibitif : et je parirai bien que, si le Gouvernement espagnol, dans les circonstances actuelles , en leur notifiant que la Colonie continuerait à rester sous ses lois, leur assurait, en même tems , pour l'avenir , une pleine liberté de commerce avec les Etats-Unis de l'Amérique , ainsi qu'elle existe depuis quelques années , ils n'en demanderaient pas davantage , et demeureraient aussi dévoués à ce Gouvernement , qu'ils ont paru l'être peu dans diverses circonstances où leur intérêt personnel semblait être menacé.

Vous me direz , peut-être , que cette conduite observée par eux jusqu'à présent, et ce plan fidel-lement soutenu , de jouir des avantages du Gouvernement espagnol , sans en supporter les gênes * de cueillir la rose et d'en rejetter les épines , annonce delapartdes Louisianais, un certain fond d'idées et de combinaisons, qui semble ne pas s'ajuster avec le peu de lumières et de pénétration que je leur ai attribué. Et je répondrai à cela , qu'indépendamment d'un certain nombre de gens éclairés, Européens , et Créoles élevés en Europe , qui se trouvent ici , et qui ont toujours dirigé , sur ce point essentiel, l'opinion publique, il est, en outre , de fait que , sur son propre intérêt , on

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n'est jamais bête, et le cupide Louisianais , surtout , moins qu 1 aucun autre. '

N'attendez pas , d'ailleurs , des Créoles de la Louisiane ( et je parle toujours de ceux élevés dans, le pays , et qui en forment la majeure partie ) , le plus' léger service , à moins qu'ils n'espèrent en tirer quelqu'avantage immédiat ou indirect. La bienfaisance et la générosité ne leur sont pa& familières : et c'est beaucoup encore que de n'en pas recevoir de mauvais offices , soit ouvertement ? soit par dessous main.

A cet égard , je vais citer un fait qui sert à démontrer combien ils sont peu disposés à s'obliger mutuellement , même entre voisins et parens. Un habitant , chargé d'une nombreuse famille , et peu fortuné , mais ayant beaucoup de parens aisés , fut poursuivi vivement en Justice par un commerçant de la ville , pour la médiocre somme de quatre-vingt piastres qu'il devait à ce, dernier. Condamné au paiement de cette somme , et pressé de l'effectuer , sans en avoir les moyens , il frappe à plusieurs portes , il s'adresse aux uns et aux autres , amis et parens , sans aucun succès. Un ami prétendu fit cependant l'effort de lui ofTrîr galamment cette somme , moyennant qu'il lui passerait la vente , en bonne forme , de deux superbes chevaux de selle qui valaient bien , pour le moins , le double de la somme : acte de générosité singulière de sa part, comme vous voyez, qui ne fut pourtant

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point accepté. Et cet ami était un commandant de quartier , ( soit dit en passant ) un homme fait, par conséquent , pour avoir , ou du moins , pour affecter quelque sentiment d'honneur et de magnanimité. Enfin le moment de la saisie mobiliaire arrive. Un autre Commandant , celui de la paroisse du débiteur , chargé de l'exécution du décret de saisie , se met en marche , à cet effet. Car , suivant les coutumes établies en ce pays par la loi espagnole , cet acte de rigueur , avilissant , en d'autres lieux * et abandonné à des agens subalternes , semble être annobli ici, et bien souvent est confié aux Comman-dans de paroisse , exécuteurs soumis des décrets judiciaires. Cet officier, porteur du décret, s'arrête, pour dîner, dans une habitation peu éloignée de celle où il se rendait. Pendant le dîner , il fait part à la compagnie de ce qui l'amenait sur les lieux , et témoigne , par manière d'acquit , la peine qu'il ressent d'être obligé , par état, d'en venir à ces moyens de rigueur qui lui étaient commandés. Un étranger , non des lieux , mais du pays même , et qui y était arrivé depuis peu , un jeune homme , ayant peu de ressources , puisqu'il faisait le commerce de la mercerie le long des côtes , avec deux animaux de charge que lui-même conduisait , mais , en revanche , ayant de l'éducation et des sentimens , se trouvait à dîner dans cette maison. Instruit de la niodicité de la somme dûe , il demande bonnement si le débiteur ( car il ne le connaissait nullement )

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lertïent ) était homme à n'avoir absolument aucun parent , aucun ami , aucune simple connaissance , personne , enfin , qui fût disposé à venir à son aide, et à le tirer d'embarras. On le regarde avec de grands yeux , un air de surprise tout par-ticulk r , comme s'il venait d'avancer la question la plus étrange ; et on se borne à lui répondre que le débiteur était un très-galant homme , bien vu .de tout le monde et bien apparenté , mais qu'il ne s'agissait là ni d'amis , ni de parens, mais d'argent „ et que , chacun le sien , ce n'était pas trop. La conversation change d'objet. Notre jeune homme , étonné de cet égoïsme général , de cette insensibilité profonde , érnu de la position où se se trouvait un père de famille au moment de se voir exécuter chez lui sans miséricorde , se tait, et s'empresse à finir de dîner. Il se lève sans affectation , et, laissant les convives encore attablés , il va prendre dans sa valise les quatre-vingt et quelques piastres , objets de la saisie instante , et se transporte de suite , et à grands pas , sur l'habitation du débiteur , à qui il demande à parler en particulier. Il voit un homme d'une physionomie avenante , environné de sept à huit enfans. Il le tire à part, et, lui annonçant, en peu de mots , la saisie dont il était menacé , il le prie de vouloir bien accepter la modique somme destinée à en empêcher l'éclat et les efFets. Cet habitant . étonné d'un semblable procédé , qui n'était que le mou««

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vement naturel d'un cœur sensible et d'une âm@ honnête , en fut touché jusqu'aux larmes. Après quelques instances de la part du jeune homme , il accepta son offre , en lui témoignant sa vive reconnaissance , et lui tenant , avec une franche effusion de cœur, ce propos qui peint bien le contraste qui se trouve entre un heureux caractère appuyé d'une éducation soignée , et un grossier instinct rendu plus rude encore par le défaut de toute institution morale , ou , en d'autres termes équi-valens , entre l'Européen bien né et bien élevé , et le brute et stupide Louisianais : 95 Ah ! monsieur 7 55 vous êtes étranger , sans fortune, et vous m'obli-55 gez ; et mes prétendus amis , mes parens , sont 55 dans l'aisance , et ils me délaissent ! jj

On pourrait citer beaucoup de traits de ce genre qui caractérisent l'insensibilité du Créole de la Louisiane : mais cela mènerait trop loin , et ne prouverait rien de plus que ce qui est réellement. Cependant, je ne puis me refuser à rapporter un seul fait qui, bien avéré, peint , non un simple défaut de sentiment , mais l'inhumanité farouche de nombre d'individus nés et élevés dans cette agreste contrée, et l'impénétrable calus dont leurs cœurs sont enveloppés. Au mois de juin dernier , durant les hautes eaux du fleuve , on a vu un habitant mou-linier , occupé , en plein jour , à faire dégager du canal de son moulin et repousser , par ses nègres , avec de longues perches , dans le lit du fleuve et

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en son courant , les cadavres de trois blancs Américains , noyés par quelque accident , et que le fleuve avait jettes dans ce canal ; au lieu de les en faire retirer à la hâte , pour leur prodiguer des secours et des soins qui , par fois , ne sont pas infructueux , lors même qu'ils paraissent devoir l'être, ou tout au moins, à défaut de réussite, pour donner, à ces tristes restes , une sépulture convenable.... et cet homme barbare était un Louisianais ! Etres sensibles et bons ! Je vous vois , à ce récit, tressaillir d'horreur et frémir d'indignation.*Par ce seul trait, jugez du reste.

Ce qui m'indigne le plus à cet égard , ce qu'il y a de plus affligeant en cela , c'est que cette apathique insouciance, cette dureté d'ame du Créole de la Louisiane , n'est point affectée spécialement

la dernière classe de la société , mais à toute l'espèce en général , et que cette imperfection morale semble être endémique en ce pays.

Ce n'est pas tout encore : et je ne puis m'empêcher d'observer , à ce sujet , que la Louisiane a reçu, en diverses occasions, de la part des Colonies françaises, et notamment de celle de St. - Domingue , des témoignages sensibles du vif intérêt qu'elles ont toujours pris à tous lés événemens fâcheux qui lui étaient personnels, soit avant ou après la prise de possession de ce pays par les Espagnols , en offrant aux Colons d'ici une retraite avantageuse dans lenr

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sein , en accueillant indistinctement tous ceux d'entre eux qui s'y sont transportés et dont plusieurs y ont même occupé des postes honorables ou lucratifs , soit à la suite du cruel incendie de 1788 , qui réduisit en cendre Ja moitié de la Nouvelle-Orléans , et y répandit le deuil et la misère , en s'empressant de lui envoyer alors des secours de toute espèce , accompagnés de nouvelles offres de services.

La Louisiane , après tous ces actes réitérés de bienfaisance et d'hospitalité exercés envers elle , aurait bien dû reconnaître des procédés aussi généreux , aussi désintéressés , par une réciprocité de bons offices et d'accueil de sa part , à l'égard de quelques-uns des infortunés Colons de St.-Domingue, qui, sauvés du bouleversement de leur pays , sont venus chercher une retraite paisible en celui-ci , parmi des Français comme eux , et des Français qui leur devaient, outre la commisération dûe à leurs peines , des sentimens de gratitude éternelle , au sujet des anciens services de tout genre que cette première Colonie avait rendus à l'autre. Eh bien ! Qu'en a-t-il été ? J'ose à peine le rapporter. O honte ineffaçable ! O comble d'ingratitude î

Avant que de tracer le hideux tableau des procédés étranges des Colons de la Louisiane envers ceux de St.-Domingue , peignons d'abord la conduite noble et généreuse de diverses provinces des

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États-Unis de l'Amérique , et notamment de celle du Maryland , envers ces mêmes Colons de St.-Domingue , réfugiés , en foule , dans cette contrée , après les horribles revers de la Partie du Nord de cette Colonie , l'incendie du Cap , et le massacre de quantité de ses habitans. Je parlerai seulement de ce qui s'est passé, en cette circonstance, au Maryland , comme ayant demeuré sur les lieux , et m'étant convaincu , par moi-même , de la vérité des faits.

pèce d'enthousiasme avec lequel cette cité générewe, accueillant dans son sein l'humanité souffrante , et présentant un asile hospitalier à des étranger^ sans ressources , est venue au secours de cette foule de malheureux. Le Gouvernement du Maryland, donc cette ville ressort, concourant noblement, en ce qui le concernait, à cette œuvre de commisération et de magnanimité , assura, de plus, des secours pécuniaires à ces infortunés , durant les six premiers mois de leur arrivée, ainsi que des logemens et des rations en nature à ceux d'entre eux qui désiraient être en leur pai* ticulier.

On ne se borna point à ces premiers actes de bienfaisance. Il existe , en ces États , une loi fondamentale qui interdit formellement l'admission, en leur sein, de noirs et esclaves étrangers, par la raison qu'on voudrait, insensiblement et sans l'emploi d'aucun moyen violent, augmenter dans ce pays, la population-blanche qui en doit faire la force et la base, en y restreignant, autant que faire se peut , le nombre de ceux de l'espèce noire et la quantité des esclaves. Sans égard à cette loi fondamentale , ou , pour mieux dire , par un égard respectueux et sacré pour une loi souveraine de toutes les lois, qui doivent plier devant elle , loi reçue chez toutes les nations policées , et que les anciens Romains désignaient si bien sous le beau nom de Caritas humani generis ( Amour du genre humain ) le Gouvernement du Maryland , séant à Annapolis , imbu de ces grands et res-

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pectables principes , et vivement affecté , en outre f des circonstances particulières qui lui rendaient cette loi générale encore plus sacrée, décréta unanimement que les esclaves , attachés au service des Colons de JSt.-Domingue , qui avaient suivi leurs maîtres en ces contrées , y seraient admis , comme eux , avec les secours proportionnés à leur état, et continueraient à les servir comme à l'ordinaire , à la charge seulement, par les maîtres , d'en faire une déclaration dans les bureaux municipaux des lieux où ils se trouveraient. Et cependant , les Colons de St.-Domingue étaient étrangers à ces généreux Américains , et par le gouvernement , et par la langue , et par les usages, et ne tenaient absolument à eux , que par le lien commun de l'humanité , par le titre d'homme : et cependant il existait , dans cette contrée , et depuis l'époque de sa Constitution , une loi formelle qui exclut de son sein les noirs et esclaves étrangers , et cependant enfin , cette Province étant peuplée d'esclaves , on aurait pu prétexter , à l'appui de cette loi , que l'admission des noirs venant de St. - Domingue et qui avaient suivi leurs maîtres , était dans le cas d'occasionner de la fermentation et des troubles parmi ceux de l'endroit, au moyen de leur communication réciproque , et de là on eût pu conclure à ce que cette loi prohibitive fût, à leur égard ? plus fortement, maintenue que jamais , par une conséquence de cet axiome de droit politique : Salus populi ,

sup renia

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tuhrtlha lex esto. Mais ces motifs particuliers , ces raisons d'intérêt personnel , et même public , ces considérations puissantes à tous égards , cédèrent à la grande loi de l'humanité et de l'hospitalité , et le Gouvernement du Maryland parût prendre alors pour devise ce bel axiome de droit naturel, s'il ne l'est pas de droit civil :

Homo sum , humani nihil à me alienum puto*

Au surplus , les gens sensés et qui dirigent l'opinion publique , pensèrent, avec raison « qu'un petit nombre d'esclaves qui avait tout abandonné , jusqu'à l'offre séduisante de la liberté , pour suivre et continuer à servir ses maîtres , en des pays étrangers , ne pouvait être dangereux, ni par ses sentimens , ni par sa quantité. L'événement a justifié , en tout , leur façon de penser à cet égard , et démontre pleinement qu'une conduite , à-la-fois , éclairée et humaine , était loin de produire de funestes eflets. Au contraire , il paraît que cette époque intéressante aux yeux de l'humanité, a aussi été celle du prompt accroissement de Baltimore , et, par conséquent, de l'augmentation rapide du commerce, des cultures , des manufactures , etc. , de toute la Province dont cette ville est le principal entrepôt et le centre d'activité. Tant il est vrai qu'une sage poli^ tique peut s'accorder avec une bienfaisance réfléchie , que des procédés honnêtes et généreux nesont jamais à pure perte , et qu'à bien consi4érer les choses,