De La Houssaye, Mme S. Pouponne et Balthazar

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Eutered act^ording to Act of Congress, in tlie year 1888 by A. G. Nicolopulo, in tlie of- fice of tlie Librarian of Congress in Washing- ton.

POUPONNE ET BALTiïlZAB.

I.

Puisse cette petite histoire procu- rer], à mes lecteurs le plaisir qu'elle m'a causé autrefois, lorsque, assise sur l(vs gi'iionx de ma j>raiKrmore, je Pécoiitais avec attention, les regards fixés sur ses yeux bleus si doux, si intelligents et toujours étincelants de tendresse, lorsqu'ils s'attachaient sur les enfîuits de sa fille. La chère pa- lîilytique tenait ce récit de sa mère, car à cette époque lointaine, elle n'é- tait pas encore née. Je ne vous dirai que peu de chose des événements po- litiques qui ont forcé les Acadiens à abandonner leur patrie et leurs i^éna- tes pour vei)ir s'établir dansuni^ays si éloigné du kmr. Plus tard je vous en parlerai plus longuement, en vous racontant les aventures de Louis Comeaii,de ce jeune héros. Je ce noble chef qui, au prix de toute sa fortune, de dangers extraordinaires, de fati-

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gués sans nom, réussit A conduire plu- sieurs centaines (l'A(;adiens sur les bords du bayou Tèclie. Aujourd'hui, leurs descendants, les Comeau, les Ancoin, les Boutet, les Mouton, les Broussard, les Bodiu, les Leblanc, les Dupré, les Hébert, les Héiard et au- tres dont les noms m'éclinppent, np- partiennent aux j)lus nobles familles des Attakai)as et d« s OpelousaSj et certes, aucun d'eux n*a oublié les pré- ceptes d'honneur, de courage, d'éner- gie et d'intégrité que leur ont légués leurs pères, ces nobles com^iagnons de Louis Comeau.

Louis Comeau et ceux qui l'accom- pagnaient étaient d<'s exilés volontai- res, fuyant le danger qu'ils prévo- yaient, comme le pêitheur clnn^che à se mettre à l'abri de l'orage qu'il voit venir 5 mais il n'en était ])as de même des malheureux dont je vais entrete- nir le lecteur. Plus tard, je m'éten- drai sur les causes de leur exil, mais, pour le moment, je me contenterai de raconter les simpUvs timours de Pou- ponne et de Balthazur, tons deux .\ca- diens, tous deux i)auvres et sans édu- cation, mais bons, et surtout pleins de confiance en ce Dieu qui! s avaient

nppris à aimer dès leur première eu- faDce.

Vers la fin de l'année 17G2, mon aïeul, monsieur Pierre Bossier, marié depuis trois ans environ, vint s éta- blir sur une grande habitation qui lui avait été cédée par le gouverne- ment. C«'tte habitation ou plutôt cette indigotière, était située sur les bords du Mississippi, dans cette ré- gion de la Louisiane appelée aujour- d'hui la paroisse Saint- Jac(pies, mais qui, à cette époque, n'était connue que sous le nom des Acadiens. Pour- quoi ce nom ? me demandera-ton "i C'est qu'en 1757, ciuq années avant le moment où monsieur Bossier vint prendre possession de son habitation, u!ie bande d'Acadiens, au nouibre de deux cent cinquante (en comptant les femmes et les enfants), étaient venus pour former une colonie au milieu de ces belles campagues et s'y étaient définitivement fixés. De tenjps à autre, des parents, des amis qu'ils avaient laissés derrière, venaient les rejoindre, si bien, qu'en 17Gli, nos Acadii^ns avaient là, au bord du Mis- sissippi, un grand village, ou ï)lutôt une cinquantaine de plantations, de

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grandeurs diôérentes, qu'on aperce- vait, disséminées, ça et là, et où ils cultivaient du riz, de l'indigo, du coton, des patates, et surtout du maïs. Cette colonie qui occupait un espace d'une douzaine de milles, avait reçu des colons le nom de Petite Cadie; mais les Loiiisianais n'appelaient l'en- droit que du nom des Acadiens. Pendant des années, il conserva ce nom, et aujourd'hui même, bien des habitants disent encore les Acadiens, en parlant de la i^aroisse JSaint-lac- ques.

On dit que les Troyens exilés don- naient des noms aimés aux lieux in- connus oii ils étaient venns chercher une nouvelle patrie. A l'époque dont i'ai parlé, on vit arriver quelques familles démembrées, ralliés par le même malheur, chassées comme les enfants d'illion. Ces infortunés s'ar- rêtèrent, ainsi que je l'ai dit, sur les bords du Meschacébé, à cet (^ndroit 0X1 le vieux Heuve semble prendre plaisir A revenir sur son cours coinme pour mieux arroser l*^s plaines fertiles qu'il sillonne, et ra-iraichir ses ondes sous les ombrages des chênes géants qui les abritent. Après bien des es-

cannonches avec les Indiens, après avoir entamé la forêt et asséché le sol par des travaux herculéens, ils y tixèreut leur demeure. Pour eux, la terre qui allait boire leurs sueurs et leurs larmeSj recueillir leurs dernières espérances, donner des fleurs à leur vieillesse et garder leurs cendres bé- nies, la terre oii leurs enfants devaient naître e^j mourir, ne pouvait s'appeler autiement que celle où ils avaient ap- pris à connaître tout ce que la vie donne de délices dans les joies pures du foyer, durant ces beaux jours d'il- lusions et de mystires qui charment toute jeunesse ici-bas ; ils firent comme ces autres pèlerins de l'Au- sonie; ils nommèrent le coin de terre qu'ils venaient d'adopter La Petite Cadie^ du nom de la patrie perdue. Tous les proscrits sont frères, qu'ils soient victimes des Grecs ou des An- glais, et le génie de l'infortune a par- tout la même poésie de langage.

Si les premiers Acadiens, fixés sur les bords du bayou Têche, avaient eu à vaincre des obstacles presque insur- montables pour arriver à leur destina- tion, eux qui avaient à leur tête un homme d'un courage et d'une énergie

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exceptionnelle, d'iiii homme qui dispo- sait d'une imm»mse fortune, qu'il dé- pensait tout entière pour subvenir aux besoins de ses compagnons, son- gez à ce que dut souffrir la seconde bande d'Acadien«, chassés par les Anglais et n'ayant pour chef qu'un l)auvre i^rêtre dont la voix s'élevait plutôt pour consoler que pour com- mander .

Ces pauvres familles étaient venues à la Lousiaue les unes après les au- tres, comme viennent les débris d'un naufra'xe, sur la même falaise, quand, après bien des vents contraires, une brise continue se met à souffler vers la terre. Des frères qui avaient eu des familles nombreuses, arrivèrent avec quelques uns de leurs enfants ou seulement avec ceux de leurs voisins. Des jeunes filles parties avec leurs vieux parents, se rendirent avec les parents des autres. Un homme qui comptait plusieurs frères, parvint au terme de la route avec deux de ses neveux ; il n'entendit jamais parler de ceux qui étaient restés en arrière. Quelques amis, quelques alliés réussi- rent à se joindre à différents inter- vales, mais cela fut rare.

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Dans le cours de leurs pérégrina- tions, il y en eut qni fram hirent des espaces incroyables, à pied, à travers les forôts, le long des fleuves, sur les rivages arides de la mer. Tantôt, ils turent arrêtés par la maladie et la misère; d'autre fois, ils s'égarèrent longtemps. On offrit aux uns de se vendre comme esclaves, aux autres de s'enfermer dans les mines de la Pennsylvanie ; mais, ils préférèrent continuer leur chemin. Ils avaient rencontré quelques-uns des émissaires que Louis Comeau envoyait à leur rencontre, et ils essayèrent de rejoin- dre leurs frères. De plus, ils cher- chaient un ciel ami qui leur rappelât celui qu'ils ne «levaient plus revoir, et ils mouraient en le cherchant.

Lorsqu'ils furent arrivés sur les bords du Mississippi, à ce beau site dont j'ai x>arlé, les Acadiens s'arrêtè- rent, et si quelques-uns continuèrent hiur route avec l'espoir de rejoindre le jeune chef qui avait envoyé des émis- saires pour leur servir de guides, les Robicheau, les Thériot, les Simoneau, les Landry et bien d'autres encore re- fusèrent d'aller plus loin et préférè- rent se ftxer sous ce beau ciel qui leur

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rappelait la patrie absente. Le ]}hre Jacques, ce noble prêtre qui avait toujours marché à leur tête et qui avait pris une large part de leurs mi- sères et de leurs fatigues, résolut de ne point abandonner son troupeau. (Je fut avec des larmes dans les yeux qu'il vit partir ceux qui allaient re- joindre leurs frères daus la paroisse Saint-Martin. Lui demeura fidèle à son poste et continua à être le père, le chef de ce troupeau que Dieu, disait- il, avait confié à ses soin^.

Fondateurs de la i^aroisse Snint- Jacques, 'les Acadiens se sont liés avec toutes les familles qui s'étaient fixées autour de levir établissement : la mienne fut la première qui leur ten- dit une main amie : et j'en suis fière ! car ces braves gens n'ont apporté sur le sol qui les a reçus, que les tradi- tions de l'honneur le plus pur, le plus rigoureux et des vertus les plus su- blimes, les plus robustes.

II.

Mon aïeul, avec son âme chevale- resque et généreuse, ne fut pas long- temps avant d'apprécier ses voisins.

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Certes, il ne pouvait s^enipOclier de veinar(jner leur iiian(]ue d'éducation et leur lan*4a^e uu jx'u excentricine, pour lie pas (lire davantage. Mais, que lui importait Péeorce <4Tossière! il devina bieu vite les hautes vertus, Phonneur, l'éiierfiie, cachés sous cette rude écor- çe et ne fut pas lonj^tenips sans se 1 approcher d'eux. II trouvait un plaisir inexprimable à se faire racon- ter les injustices dont ils avaient été l'objer, leurs misèr<'s, et enfin leurs longs voyages au travers des Etats- Unis. Monsieur Bossier ne riait ja- mais de la manière dont tout cela lui était raconté, et revenait le lende- main vers ses nouveaux amis qui se répétaient Um uns aux autres que le gi'os mnsié n'était pas du tout fiar et vaniteux.

La famille de mon aïeul en 1762 était encore peu nombreuse. Mon- sieur Bossier venait de la Flan- dre française; il appartenait à une famille riche et aristocrate, et avait seulement cédé â son goût pour les voyage- s en se mettant en route pour l'Amérique. A bord du bâti- ment oii il s'était embarqué, il rencon- tra une jeune Viennoise, Charlotte

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Blum, dont il devint amoureux à h\ première vue. Charlotte venait à la Louisiane pour rejoindre son père, son seul parent. Hèlas ! en arri vaut à la Nouvelle-Orléans, la jeune fille apprit qu'elle était orpheline et que le vieux Blum était mort de la fièvre jaune quelques mois aupara- vant. Songeons à l'afïreuse ])osition dans laquelle il laissait la malheureu- se enfant, sans amis, sans arg<'nt, sur une terre étraiigère, dont elle ne com- prenait même pMS la langue! Ce fut alors, que, shus hésit(^r, mon aïeul of- frit sa main à celle qui possédait déjà son cœur, et, disons bien vite que ja- mais il n'eut à se repentir de cette union précipitée. Si Charlotte, fille d'un simple artisan, n'avait pas les brillants avantages de l'éducation, si elle n'avait rien des manières élégan- tes des belles dames de l'époque, elle devint la compagne fidèle et dévouée de celui qu'elle aimait de toutes les forces de son âme, de celui qui, plus tard, devait devenir le père de ses dix enfants. Femme de ménage accomplie, économe, énergique, c'est bien certai- nement en partie à elle que Piorre Bossier à dû son immense fortune.

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Lorsqu'îl vint s'établir aux Aca- (lieiis, la famille de monsieur Bossier se composait de lui-môrao, de sa fem- me, de ses deux petites filles, Dottée, (Dorotbé) et Hélène, et de Placide, son jeune frère.

Une année après son arrivée en Louisiane, mon aïeul, comprenant les ressourct^s qu'offrait sa nouvelle pa- trie, ne voulut i)a.'-i être le seul à en profiter. Il écrivit à son père, lui parla avec enthousiasme de ses espé- rances, et acheva en le priant de lui envoyer Placide, le plus jeune de ses frères qui venait seulement d'entrer dans sa dix-huitième année. Ce fut Placide lui-même qui porta à Pierre la réponse de leur père. Certes, le jeune homme était loin d'avoir terminé ses études, mais son frère, au lieu de l'envoyer au collège, préféra le garder près de lui et s'occupa lui-même de son éducation.

Au moment où s'ouvre ce récit. Pla- cide faisait partie de la famille de sou frère, et, intelligent comme ce dernier, comme lui plein d'énergie et de con- fiance en lui-même, un large avenir s'ouvrait devant lui, et il devait plus tard, non seulement faire i)artie du

— lé- Sénat et (le la Législature, mais une des plus belles x><T'i'oisses de la Loui- siane était destinée à porter son norn, comme un honneur justement mérité.

Si monsieur Bossier éprouvait une vive sympathie pour ses voisins, les Aeadiens, Placide, tout en partageant en partie cette sympathie, retendait jusqu'à ses voisines et leur rendait visite plus souvent qu'il n'aurait dû. peut être. Beau garçon et beau par- leur, notre jeune homme était fort bien accueilli par les Acadiennes, et il n'y avait pas un bal, ims un mariage oii masié Placide ne fut pas le ï)re- mier invité.

Disons bien vite que madame Bos- sier ne partageait en rien la sympa- thie de son mari pour les Acadiens et encore moins celle de son beau-frére pour les Acadiennes.

Lorsque Charlotte était arrivée en Louisiane, elle ne i)arlait que l'alle- mand, mais apprit vite le français qu'elle étudia avec Pierre, qui le par- lait de la manière la plus pure, la plus chaste, et qui lui avait mis en main des livres destinés à lui faire le mieux apprécier cette belle langue. Et voilà, que, quelques jours après son arrivée

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à Saint-Jacques, elle assista à une scène (jue nous raconterons plus tard et qui ne put lui insi)irer que de l'iior- reui- pour les femmes capables de se servir d'un langage aussi sale, aussi vulgaire que celui qu'elle avait enten- du.

Eu vain sou mari chercha-t-il à la ramener à de meilleurs sentiments, en lui racontant les malheurs des infortu- nés exilés, en vain Placide se moqua- t-il de ses scrupules, et s'amusa-t-il à imiter en sa présence les manières et le langage des Cadiennes, Charlotte i^e voulait rien entendre et se sauvait dès qu'on lui annonçait qu'une Aca- dienne était en bas et olïrait à vendre des œufs ou des poulets.

Mais bonne et généreuse, comme nous la connaissons, disons bien vite que la jeune femme faisait acheter tous les poulets et tous les œufs, et que jamais, elle n'avait refusé les secours que ses voisines sollicitaient rarement, avouons le : car si l'Aca- dien est grossier et vulgaire, sachons bien, qu'au fond de l'âme, il a toute la fierté de l'aristocratie.

Ainsi que je l'ai dit, les Acadiens qui venaient de se fixer sur les bords

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du Mississippi, avaient eu pour chef un humble prêtre, un saint homme <ïue tout le monde connaissait sous le nom du père Jacques. Enfermé avec quelques nns des membres de son troupeau à bord d'un navire en- nemi, comme il Tavait été dans Péglise de Grand Pré, jeté avec eux sur les côtes du Massachusetts, c'est là qu'il avait rallié son troupeau au- tour de lui et, comme le berger se met à la recherche des brebis égarés, il s'était mis à la recherche de ses frères perdus au milieu de ces régions inconnues ; il en retrouva quelques uns et i)artant à leur tête, il réussit à les conduire vers cet endroit que, comme eux il avait adopté pour patrie. Le père Jacques était un homme de cinquante ans, fort et robuste, et surtout plein de dévoûment pour ceux qu'il appelait ses enfants. Arrivé à la Kouvelle-Orléans, son premier soin fut d'aller rendre visite à l'évèque, et il n'eut point de peine après lui avoir raconté son histoire, à obtenir de lui la permission de rester toute sa vie" au milieu de ceux qui le chérissaient comme un père. L'évèque, tout ému, remit au père Jacques, au moment oii

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veJui-ci nllait se retirer, une somiîîô «l'argent destinée à soulager les pre- miers T)esoins de son troupeau. Le^ bon prêtre se soumit aux désirs da l'évéque, mais il retira de raumône; qu'il en avait reçue, une faible somme avec laquelle il fit bâtir une grande, cabane, capable de contenir trois cents personnes et qu'il appela l'église de la Peti^e-Cadie. C'était là, que tous les dimanches, quelque temi)s qu'il- tit, les Acadiens venaient entendre la mes>^t^ et écouter le sermon de leur digne pasteur.

Cette église improvisée s'élevait juste au milieu de la colonie, à six milles de l'habitation Bossier, et, tout-, à-côté, on voyait la modeste cabane ou plutôt le presbytère où logeait le père Jacques avec sa vieille servante Pélagie et un petit gars d'une dou- zaine d'années, nommé Tit l'aine (Pe- tit-Antoine) qui servait d'enfant de chœur au curé et s'occui)ait de son cheval et de sa calèche. , C'était dans cette cabane, que, tous les dimanches, après la messe, le père Jacques rendait la justice, car il était, non seulement le prêtre, mais encore le grand juge de ce petit peu-

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pie. C^était lui que les Acadieus venaient consulter dans leurs querelles et leurs dissentions : et, avouons le ; sa parole était toujours écoutée avec respect et surtout avec obéissance.

Monsieur Bossier et son frère avaient bien vite appris à apprécier les nobles sentiments de cet homme de Dieu, de ce saint si simple et si grand- à la fois, et Charlotte elle- même éprouvait un grand respect pour lui et ne manquait jamais d'as- sister à la messe ; et, bien souvent, au moment de remonter en voiture pour retourner chez elle, elle passait au presbytère pour inviter le père Jacques à dîner et Famenait dans sa voiture, toute fière de le voir assis à ses côtés et de pouvoir écouter ses paroles, toujours remplies d'une sainte morale et de pieux conseils.

Et toujours, disons le, le bon prêtre avait quelque anecdote touchante à raconter sur ces Acadiens que la jeune femme fuyait et redoutait. Un jour, elle demanda au père Jacques pourquoi 11 avait quitté son pays.

(r^^^^a^:::^-:::^^^

— lo- — Ah! madame, répondit-il, depuis notre naisvsance, nous nous étions habitués à considérer le roi de France comme notre seul souverain, et, tout- à-coup, on a vouhi nous forser à jurer obéissance au roi George d'Angleterre. Et, comme Charlotte le regardait avec des yeux étonnés, il continua :

— Oui, pour nous forcer à ce serment par lequel les Acadiens s'engageaient à porter les armes contre la France, à ce serment que nous étions bien ré- solus à ne point prêter, nous fûmes bientôt l'objet de toutes sortes de persécutions. Les Anglais nous con- sidéraient comme ennemis et ne se gênaient point pour nous traiter com- me tels.

" Un jour, une proclamation parut sur les murs de Grand Pré dont j'étais le pasteur : voici quelle en était la teneur :

" Aux habitants du district de " Grand Pré, des Mines, de la rivière ^' aux Canards, tant vieillards que " jeunes gens et adolescents : — Son " Excellence, le gouverneur, nous '* ayant fait connaître sa dernière ré-

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*• solution concernant les intérêts des " habitants, et nous ayant ordonné t^ de la leur communiquer en personne. ?^ Son Excellence étant désireuse que f' chacun d'eux soit parfaitement ins- ''^ truit des intentions de sa Majesté *-* qu'elle nous ordonne aussi de leur i' exposer telles qu'elles lui ont été *^ confiées : en conséquence, nous or- " donnons et enjoignons strictement '> par ces présentes à tous les liabi- v4' tants du district surnommé, ainsi ^' que de tous les autres districts, aux '^ vieillards comme aux jeunes gens, ?^ de même qu'aux entante au dessus ^> de dix ans, de se rendre dans l'é- " glise de Grand Pré, vendredi le 5 ?^ du courant, à trois heures de l'après- " midi, afin que nous puissions leur *' faire part de ce que nous avons été ^^ chargés de leur communiquer^ décla- ^' rant qu'aucune excuse ne sera reçue, <^ sous aucun prétexte quelconque, ^' et que toute désobéissance encourt ?' la confiscation des biens et de tous <^' les meubles à défaut d'immeubles.'^ ' " Donné à Grand Pré, le 2 Septem^ ^^ bre 1755, la 29me année du règne de ^' sa Majesté."

» John Winslow."

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— Quelle mémoire vôu8 fivéz, .mon père ? s'écria monsieur Bossier ; mais continuez, je vous en prie 1 votre récit nous intéresse plus que je ne puis l'exprimer.

. Le bon prêtre sourit de son ^ triste sourire.

— ^ Comme vous devez bien le penser, dit-il, ce document étrange produisit une f»Tande sensation parmi fcs Acadiens : ils devinaient le danger, m^us ne s'en rendaient point compte. Plusieurs d'entre eux: se rendirent chez moi, mais, ne me trouvant point à mon presbytère, ils se dirigèrent vers la demeure du père Landry ; (i^ëtait le patriarche du Grand Pré ^ sa parole, celle d'un homme aussi pieux qu'honnête, était toujours écou- tée avec le plus profond respect ; et bien souvent, les Acadiens venaient le consulter, quittant, pour arriver à hii, des villages éloignés. Une grande partie des habitants du Grand Pré ne savaient pas lire ; c'était ])our se faire lire la proclamation qu'ils me cherchaient partout. Ils me trou- vèrent chez le père Landry où je venais d'entrer. Le digne vieillard îne mit le papier entre les mains, me

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priant d'en faire la lecture à haute voix, car lui, comme les autres, était dépourvu de toute éducation. Vous devez bien deviner les sentiments que cette lecture excita dans Pâme de ceux qui m'écoutaient. Tous avaient quelque chose à dire : plusieurs affir- maient qu'une perfidie se cachait sous ces promesses des Anglais. D'autres parlaient de mystères cachés et de- mandaient dans quel but les enfants étaient appelés à cette assemblée ; et pourquoi un vendredi, jour de mal- heur avait été choisi.

— " Ah ! criaient-ils, il y a dans tout cela quelque chose de diabolique. Il faut s'armer, résister, ou il faut fuir et, comme Louis Comeau aller cher- cher ailleurs une nouvelle patrie.

*^ L'agitation était indescriptible quand le père Landry se leva : le si- lence se fit dans la salle. Tout en cet homme de quatre- vingt quatre ans commandait le respect : il avait vingt fils et petit fils dans l'assemblée, il n'avait nul intérêt à se faire illusion ni à donner de vaines espérances aux autres. Tous à Grand Pré l'aimaient et le vénéraient. Il avaient l'extérieur et

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le caractère d^m patriarche, on le considérait à l'égal d'un pasteur.

— '^ Mes enfants, dit-il, vous venez à moi pour cliercher un conseil dans la position embarrassante oii nous nous trouvons tous. Ah ! jose espé- rer que vous accei^terez sans hésiter celui que mon cœur m'ordonne de vous donner: car, c'est vraiment la seule chose qui nous reste à fiiire. Nous sommes aujourd'hui sujets de l'Angleterre, nous devons nous sou- mettre à l'Angleterre qui, après tout^ est une noble nation, incapable d'une perfidie. Vous parlez de résister t quels moyens avez-vous de le faire ? nous n'avons pas une arme, et aucun moyen de nous en procurer. Nous sommes environnés de forteresses et de soldats anglais, et au premier mou- vement, au premier cri de révolte, nous serions exterminés. D'autres parlent de fuir, de suivre l'exemple de Louis Comeau ? Fuir? . . , com- ment !.. Oîi?. . . Le pays est gardé de tous cotés, nous ne possédons pas une seule embarcation. Quand Louis Comeau a quitté l'Acadie, il l'a fait ouvertement ; alors les routes étaient libres et il emportait avec lui des res-

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s'ources immenses. Mais nous? la flotte anglaise garde nos côtes et la mer même nous est fermée. Pourquoi irious-nous errer daus les bois avec nos femmes et nos enfants et à la veille de Phiver, pour chercher une patrie que nous ne pourrons jamais tatteindrel Je vous le répète, mes enfauts, la soummission nous est im- posée. Eéunissons-nous donc dans Péglise de Grand Pré, comme nous l'ordonnent nos supérieurs, marchons ,sans crainte sous la protection de notre digne pasteur. S'il nous arrive du mal, nous n'en serons que les vic- times, car nous ne sommes pas cou- pables. Dieu prend pitié de ceux qui souffrent; il ne punit que ceux qui font souffrir, il sera avec nous.

" Ces paroles produisirent un grand effet: elles étaient pleines de bon sens. Le silence religieux avec lequel on les avait écoutées se continua. Chacun se dirigea vers la porte, le regard abaissé, s'arrêtant en passant pour serrer la main du noble vieil- lard.''

IV.

. ^^ Le lendemain, vers midi, près de

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deux mille personnes étaient réunies dans le bourg de Grand Pré. Beau- coup étaient venus d'une assez grande distance avec toutes leurs fa- luilles. Tous étaient groupés autour de la rue principale, devant les mai- sons, à côté de l'église. La i)lupart s'occupaient à expédier un léger repas qu'ils mangeaient sur le pouce. Il n'y avait pHS de tumulte : on eût dit qu'un voile lugubre enveloppait cette foule sur laquelle régnait une vérita- ble stupeur. On s'entretenait à voix basse comme quand on se prépare à. confier à la tombe les dépouilles d'un ami ou d'un frère. On sentait, ou de- vinait le malheur.

'^ Quand les vieilles horloges qui avaient marqué tant de moments heu- reux dans ces chaumières ignorées, commencèrent à sonner trois heures, tous sentirent leurs cœurs se serrer, les groupes s'ébranlèrent et, au même instant un roulement de tambour se fit entendre du côté du presbytère : c'était le J^ignal annonçant l'ouverture de l'assemblée. Aussitôt la popula- tion tout-entière se mit eu marche. La plupart des membres d'une famille se tenaient réunis. On voyait çà et là

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quelques têtes blanchies autour des- quelles se pressaient les rei)résen- tants de plusieurs générations, éche- lonnés selon leur âge. On aurait dit les patriarches des Israélites s'ache- nainant vers les plaines de la terre pro- mise. Quelques femmes, quelques jeunes filles, avides de connaître plu- tôt le résultat de cette grande et mys- térieuse affaire, s'étaient aussi mêlées à la masse des hommes.

*' Il n'était pas permis aux femmes d'entrer dans Péglise ; les gardes pla- cés sur Tescalier, croisèrent leurs bayonnettes devant elles. Et quand le dernier de cette longue procession d'hommes fut entré et que le petit temple fut plein de ceux qu'il avait vus, même le dimanche précédent, prier et chanter, on vit s'avancer Winslow, Butler et Murray entourés d'une garde qui portait l'épée nue : tous franchirent le seuil de l'église et, après avoir ouvert un sillon au sein de l'assemblée, ils allèrent s'arrêter sur les marches de l'autel. La porte se referma derrière eux, et un double rang de soldats fit le tour de l'église, l'enfermant dans une double ceinture de bayonnettes aiguisées.

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— Mais pardon madame, et vous mes amis, dit le père Jacques en in- terrompant son récit. Je crains de me laisser emporter trop loin i)ar mes souvenirs et de vous ennuyer.

— î^ous ennuyer, mon père ! s'écria Charlotte enjoignant les mains. Kon, v(ms ne pouvez deviner tout Tintérêt qne m'inspire votre récit! Conti- nuez, je vous en supplie !

Le bon prêtre so retourna vers mon aïeul comme pour l'interroger.

— Comme ma femme, répondit mon- sieur Bossier, vos paroles, mon père, m'inspirent un intérêt irrésistible, et Je serais désolé si vous n'acheviez pas ce récit qui fait battre mon cœur de pitié et d'indignation.

— Oh ! oui, continuez mon père ! ajouta Placide.

" Un silence effrayant s'établit par- tout, rei)rit le prêtre, en dedans comme en dehors. Winslow, quoique homme de résolution, en paraissait accablé : il hésita quelques instants à le rompre, tournant et retournant en- tre ses mains le fatal parchemin, Mur- ray et Butler semblaient, eux aussi, partager sa pitié. Enfin, le colonel

Winslow fit un effort sur lui-même et formula ces quelques pli rases :

— "Messieurs, j'ai reçu de son ex- cellence le gouverneur Lawrence la dépêcîhe du roi i\\\Q voici. Vous avez été réunis pour connaître la dernière résolution de Sa Majesté. C'est avec un chagrin profond que je me vois for- cé de vous la faire connaître. La voi- ci : à savoir que toutes vos terres, vos meubles et immeubles, vos animaux de toutes espèces, tout ce que vous possédez enfin, sauf votre linge et vo- tre argent, soit déclaré par les présen- tes biens de la couronne, et de plus Sa Majesté ordonne que vous soyez expulsés de cette province.

— '^ Vous le voyez, continua le colo- nel, la volonté du roi est que la popu- lation française de ce district dont vous faites partie, en soit chassée pour toujours.

— Grand Dieu ! s'écria Charlotte, une pareille injustice est-elle bien pos- sible ?

— Tout ce que je vous raconte est exact, madame, répondit le père Jac- ques. Winslow continua en assurant aux malheureux Acadiens qu'il veil- lerait à ce que les familles ne fussent

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point séparées, et promit qu'elles se- raient embarquées sur les mêmes vaisseaux. Il ajouta que l'ordre de Sa Majesté était encore, qu'il fallait qu'ils restassent tous prisonniers jus- qu'au moment où l'on fût prêt à les embarquer.

**Ces mots produisirent une com- motion générale. Comme le premier eflbrt d'un volcan qui entre soudaine- ment en éruption, il s'échapi^a de toutes (;es poitrines tendues une ex- clamation déchirante, j)leine d'an- goise et de sanglots : c'était le cri de cœurs broyés, de mille victimes at- teintes du même coup. Tous ces mal- heureux, subitement frappés se sen^ tirent instinctivement portés vers celui d'où partait le coup ; comme ces naufragés sous les pieds desquels vient de s'ouvrir l'abime, s'élancent avec l'instinct de la vie vers le rocher qui les a perdus, tous les bras s'éle- vèrent simultanément vers Winslow, l'implorant sans paroles, mais avec des cris étouffés, avec un désespoir déchirant . . . Mais la sentence était portée, le sacrifice devait s'accom- plir.

" Winslow, Murray et Butler des-

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cendirent les marches de l'autel. Les épées de leurs gardes éloignèrent les bras implorants, les i)oitriiies hale- tantes et les trois bourreaux passè- rent mornes, mais calmes et froids en apparence. Les portes s'ouvrirent pour les laisser passer et se refermè- rent derrière eux."

Charlotte sanglottait et Placide faisait de grands efforts pour dominer son émotion.

— A l'extérieur, continua le prêtre, quand les femmes entendirent l'ex- clamation terrible de leurs pères, de leurs maris, de leurs enfants, elles se sentirent tressaillir jusqu'au fond de l'âme ; leurs tendres instincts les poussèrent toutes ensemble vers l'en- trée de l'église et elles attendirent, dans une anxiété indicible le moment oii la porte s'ouvrirait. Lorsqu'elles la virent s'entrebâiller, elles s'y pré- cipitèrent, mais, c'étaient Winslow, Murray, et Butler qui sortaient avec leurs sbires. Us signifièrent à ces malheureuses de se retirer j elles n'en firent rien ; ils les repoussèrent de la main et les menacèrent de leurs épées mais elles offraient leurs seins au fer, leurs têtes aux coups, pour tendre

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leurs bras à ceux qu'elles apercevaient par l'ouverture de la porte.

— Oh ! les nobles héroïnes ! s'écria Charlotte.

— Tu ne les fuiras plus? demanda son mari.

— Oh ! tais toi, Pierre ! s'écria la jeune femme en rougissant; je ne savais pas.

Le père Jacques continua : *' Elles ne reculèrent que lorsqu'elles virent Butler tourner la clef dans la serrure.

'^ Ah ! qui pourra jamais analyser rt peser les douleurs que la nuit qui suivit cette catastrophe cacha dans ses ténèbres ? . . toutes ces familles sans chef, tontes ces femmes faibles et défaillantes, sans soutien, toutes ces mères dépouillées de leurs joies, de leur orgueil, de leur amour... toutes ces places vides au coin du foyer, aux lits des époux ... toute cette douce gaîté de la veillée envo- lée... tous ces baisers du soir, ces doux rires d'enfants qu'on ne devait phis recevoir et entendre ! Et à tout cela se mêlaient d'horribles visions, des cauchemars hideux.. Dieu seul a tout vu, tout entendu !

" Le départ des Acadiens fut fixé

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au 10, et Winslow fit avertir les pri- sonniers. Cinq vaisseaux les atten- daient ou plutôt étaient attendus à chaque instant.

" Alors on relâcha pour un jour seulement, dix des prisonniers afin qu'ils pussent aider leurs femmes à faire les provisions de Fexil ; dix au- tres prirent leurs places le lendemain, mais hélas! une trentaine, tout au plus, purent profiter df^ cette permis- sion : deux jours seulement les sépa- raient du moment du départ.

*' Je vous l'ai, dit: Winslow avait lîromis aux Acadiens que les familles ne seraient point séparées, et cepen- dant, sans sembler se souvenir de cette promesse, les soldats poussèrent d'abord les jeunes hommes et les en- fants, ensuite les vieillards, et alors les femmes furent jetées (cette expres- sion est la seule vraie,) à tout hasard, sur ces vaisseaux, sans savoir qui elles devaient rencontrer . . . Oh ! c'é- tait alïreux ! afireux ! "

Le prêtre s'arrêta pour prendre ha- leine. Charlotte, la figure cachée en- tre ses deux mains, pleurait à chau- des larmes. Placide, comme son frè-

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re, ne clierchait plus à cacher son émotion.

— Madame, dit le père Jacques au bout d'un moment, permetteii-moi de mettre sous vos yeux deux épisodes bien touchants qui eurent lieu au mo- ment du départ de mes malheureux compatriotes.

— N'étiez- vous pas avec eux, mon pèrel demanda la jeune femme en re- levant la tête.

" Oui, ma fille, on m'avait placé parmi les vieillards : j)ourquoi I je Pi- jy^nore, à moins que ce ne fût pour les aider et les consoler dans* leur aban- don.

V.

^' Lorsque nos hommes reçurent l'ordre de se diriger vers les navires qu'on apercevait à peu de distance, ils obéirent sans murmurer, pleins de confiance dans la parole du colonel qui, si vous vous en souvenez, avait promis que les familles ne seraient ])oint séparées et partiraient ensem- ble.

Les jeunes gens et les enfants (mâles) furent mis à l'avant, distri-

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bués par ranges de six, et les vieil- lards, placés à leur suite, dans le même ordre, attendaient avec calme le signal du colonel pour s'ache- miner vers la côte. Tou^ s'étaient résignés, il ne s'élevait pas une excln- mation du milieu de cette foule ; ils espéraient que leurs mères, leurs femmes et leurs tilles viendraient les rejoindre dans quelcjnes instants et ne pensèrent même pas à leui: faire leurs adieux.

*^ Mais Butler vint bientôt soulever une tempête dans ces coeurs pacifiés, en commandant aux jeunes gens et aux enfants de s'avancer seuls du côté des vaisseaux.

— ^'11 faut que vous vous embar- quiez avant vos parents, dit il.

— ^' Non ! non ! s'écrièrent tous, nous ne voulons pas partir sans eux

...nous ne bougerons pas d'ici à moins qu'ils ne nous sni vent Pour- quoi nous séparer ? voyez ces en- fants! peuvent-ils se passer de leurs mères? î^ous sommes prêts à obéir, mais avec eux. ..nos parents, nos pères, nos mères, nos épouses !. . . . Il faut qu'ils partent avec nous !

*^ Eu môme temps ils se retour-

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Dèrent pour aller se mêler aux rangs <les veillards ; mais ce cri de leurs entrailles avait été prévu et ils tiou- vèreiit derrière eux une barrière de soldats qu'ils ne purent enfoncer et devant laquelle ils s'arrêtèrent, pro testant toujours avec la même fermeté.

'' Butler cria à i^es hommes de mar- cher sur eux et de les pousser à la pointe de leurs armes. Ces misérables n'attendaient qu'un ordre semblable pour satisfaire leur ciuauté. Ils s'é-. lancèrent don(î diri^'cant des fais- ceaux de bayon nettes vers ces poi- trines trop pleines d'amour, contre ces bias levés vers le ciel, contre ces malheureux désarmés et qui ne de- mandaient qu'un embrasi-ement pa' ternel. Le sang de ces enfants (il y en avait parmi eux qui avaient à peine a(;hevé leur dixième année) cou- la devant leurs mères, devant leurs vieux parents qui leur tendaient aussi les bras, mais qui, voyant pourquoi on les blessait les prièrent de s'en aller sans eux.

— " Partez enfant"? ! cria le père Landry, Diru veillera sur nous ! '< Le pauvre veillii d avait six fils,

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huit gendres et seize petits fils dans ce troupeau de victimes.

^^ Ils obéirent et reprirent leurs rangs, cette fois, calmes en apparence, mais désespérés. Et au bout d^m moment, les lianes du navire englou- tissaient leur première cargaison de martyrs.

'^ Ce fut ensuite le tour des vieil- lards. Ce fut le même spectacle navrant j les mêmes scènes de dou- leur, les accompagnèrent, seulement, leur marche fut plus silencieuse. On devinait qu'ils priaient au mou- vement de leurs lèvres. Ils s'avan- çaient lentement, courbés par l'âge et le désespoir, comptant leurs der- niers pas sur cette terre qu'ils avaient arrosée de leurs sueurs. Plusieurs étaient tête nue comme s'ils se fussent crus sur le chemin du Calvaire. Patri- arches pieux, ils saluaient Theureux berceau qu'ils avaient préparé à ces générations venues comme une béné- dictiou du ciel et auxquelles ils .al- laient maintenant montrer le chemin de l'exil. Les pauvres femmes folles de désespoir, les regardaient s'éloigner, et il leur semblait que leur cœur se bri- îsait tout-à-fait.

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" A la. tête de ce cortège de vieil- lards, marchait le père Landry, courbé sur son bâtmi sur lequel s'a[)i)nyaient ses deux mains. Les tîls du vieillard (|ui venaient de s'embarquer, n'étaient point ses seuls enfants: sans compter SCS tilles et ses brus, il avait quatre til», établis depuis plusieurs années, avec leurs familles, sur la Baie de Beau Bassin: ils y possédaient de belles habitations. Mais, lorsque les troubles commencèrent, quand les trempes an<»laises parcoururent les rues du Grand Pré, le i)ère Landry, effrayé i)our la sûreté de ses enfants, envoya Balthazar, son plus Jeune fils, à la Baie de Beau Bassin, afin d'aver- tir ses frères du danger qui menaçait le pays. Il leur conseilla de i^rendre tout ce qu'ils pourraient emporter, et d'abandonner leurs habitations et de tacher de gagner, avec leurs familles, une terre où ils n'auraient rien à craindre, et où, plus tard, ils pour- raient être tous réunis, le père et les enfants.

^* Balthazar était un beau garçon d'une vingtaine d'années, brave, in- telligent, fort, et toujours le premier dans tous les exercises du corps. Il

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était fiancé à PoupoTine Thériot, la plus belle fille de Grand Pré. Elle u'avait pas encore accompli sn, quin- zième année, et il avait été décidé, (avant les troubles bien entendu) que son mariage aurait lieu le jour de son prochain anniversaire. Pouponne, en voyant embarquer les enfants du vil- lage, béni>isait Dieu qui avait permis que Balthazar et Périclion Thériot, son frère, fussent absents dans ce mo- ment terrible. Pour ne pas voyager seul, Balthazar avait amené avec lui le frère de sa. fiancée, un gars de dix- sept ans.

— '^ Hélas ! se disait la pauvre Pou- ponne au milieu de ses larnies, je ne les reverrai probablement jamais !

"Pendant que la colonne des vieil- lards s'avançait, Pouponne se tenait debout au milieu d'un groupe de fem- mes qu'elle essayait de consoler et soutenait sa mère, qui elle, la pauvre femme, regardait d'un œil désolé le bâtiment qui allait amener loin d'elle ses trois fils aînés. La jualheureurfe semblait avoir tout oublié dans cette muette contemplation j elle n'écoutait pas Pouponne et ne prêtait aucune

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nt'ention aux deux [)etits jumeaux accrocliés A sa robe.

"An moineut où les vieillards al- laient mettre le pied sur la passerelle qui conduisait au navire, le père Lan- dry s'arrêta comme pour dire un der- nier adieu à ceux qui l'entouraient. Entraîné par la colère, un soldat donna une violi nte poussée au pauvre vieillard qui serait tombé, si Pou- ])onne, qui avait tout vu, ne s'était élancée à son secours et ne l'avait reçu dans ses bnis. Exasi)éré de ce secours inattendu, le soldat bondit vers le couple et, avant que la jeuue tille n'eût compris son intention, avant que madame Thériot se fut aperçue de la disparition de sa fille, les soldats poussèrent le vieillard et la jeune fille comme s'ils n'eussent formé qu'un seul corps, et Pouponne se trouva sur k navire avant d'avoir eu le temps de réaliser ce qui avait été fait. Hélas! en vain la pauvre enfant essaya- telle d'attendrir ses bourreaux en leur montrant sa mère désespérée, en vain je voulus joindre mes prières aux siennes, tout fut inu- tile ! Pouponne Thériot venait de voir sa mère pour la dernière fois."

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— Oh ! c'est affreux ! s'écria Char- lotte eu frissouuaut et eu serraut plus étroitemeut sur sou seiu hi tête bruue de la petite Dottée qui, eu ce momeut était assise sur les geuoux de sa luère.

— Quaud l'héroïque enfaut eut tout essayé, reprit le prêtre, quaud elle eut imploré les moustres qui l'eu- touraient, elle comprit que tout étai^ iuutile, elle se releva forte et calme eu appareuce, essuya ses yeux et, s'a- vauçaiit vers le père Landry :

— '^ Père de Balthazar, dit-elle, c'est Dieu (]ui m'a envoyée vers vous. Vous serez mou ï)ôre....et moi, à partir de ce moment, je deviens votre fille.

*' Et, s'agenouillant devant le vieil- lard:

— ^'Bénissez-moi, mon père! dit- elle.

'' Et les deux bras étendus sur cette tète angélique, le père Landry adopta de cœur l'enfant qui venait de se don- ner à lui. Et, je vous le dis, madame, la noble jeune fille a rempli digne- ment la mission qu'elle s'est imposée ...elle est bien Fenfaut du père de son fiancé j elle le soigne, l'aime, le

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console avec tout le zèle et la ten- dresse d'une véritable lille."

— Mon père, demanda madame Bos- sier avec émotion, Pouponne est-elle ici ? fait-elle partie de votre trou- peau I

— Oui, ma fille, et elle en est bien la douce protectrice, l'ange gardien. Sa charité n'a pas de limites et ne X^eut se comparer qu'à sa piété. Ali ! elle est bien la sœur de charité du campement. . on la trouve toujours à côté du lit des malades, là oii il y a <les soins et des consolations à porter

Je vous le répète, madame, c'est

notre Providence.

— Elle est donc riche, mon père ?

— Kiche ! la pauvre entant ne pos- sède pas une obole: elle n'a rien à donner que ses soins et ses veilles. 8i une mère a besoin de Sortir, sans hésiter, elle envoie ses enfants à Pouponne et Pouponne leur enseigne leurs prières et leur parle du Dieu si bon qui veille sur eux. 8'il y a un malade, la première chose qui se fait est d'envoyer chercher Pouponne. Ah ! madame ! si vous avez des au- mônes à distribuer, allez près de cette jeuue sainte, elle vous désignera ceux

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qui en ont besoin. Mais^ pour elle, elle refuse tout, souvenez vous de

cela elle est aussi fière qu'elle est

bonne.

— Merci de votre récit, mon père ! dit Charlotte, dès demain j'irai voir Pouponne. Et le père Landry ?

— Il demeure avec Pouponne dans la seconde cabane du campement, à deux pas de cliez vous, madame. La douce jeune filîe a tenu fidèlement ses promesses : elle le soigne avec la ten- dresse et le dévouement d'une vérita- ble fille. Le vieillard l'adore. Du reste à l'exception de son jeune frère, Tit Toine que j'ai eu la cliance de re- trouver en arrivant au Massachusetts, le père Landry est le seul parent que Pouponne ait ici. Encore, parent comme père de son fiancé.

— Mon iière, demanda Charlotte avec une certaine hésitation. Poupon- ne a-t-elle les manières et le langage des autres Acadiennes ?

Ce fut le prêtre qui hésita : — Comme ses compagnes, répondit-il, Pouponne n'a aucune éducation, elle ne sait même pas lire, mais elle est douée d'une modestie instinctive qui dirige toutes ses actions. Au milieu

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d'êtres grossiers et vulgaires, elle u'est ni vulgaire ni grossière. De l^lus, elle est très timide et ne i)arle pas beaucoup; certes, les expressions dont elle se sert ne sont pas très élé- gantes, mais elles ne sont jamais sales, ni triviales. Elle est très pieuse et souvent je l'ai vue rougir en écoutant les jurements et les vilaines paroles de quelques-uns de nos Aca- diens.

— Mon père, dit Charlotte, j'ai honte d'être restée si longtemps sans visiter mes voisines. J'ai péché par orgueil, j'ai fait comme Pouponne, j'ai rougi en les entendant jurer et blas- phémer et dans mon cœur, j'îii rendu toute une population responsable des fautes d'une seule. Placide vous dira ce qui m'est arrivé, et vous m'excuse- rez, je respèie! Dès demain, je le répète, j'irai voir Poui^onne.

— Vous pouvez l'aider dans sa pau- vreté, dit le père Jacques, car la pau- vre enfant est bien i)auvre, obligée comme elle l'est, de soutenir son père adoptif Ne lui oftrez pas d'argent, ce serait une grande humiliation pour elle. Mais donnez lui de l'ouvrage, elle coud bien et confectionne de

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splendides cotonnades. De pliis^ elle vend des poulets et des œufs.

— Je vous remercie de vos observa- tions, mon père, je saurai m'y confor- mer, répondit mon aïeule.

— Et, reprit le père Jacques, com- me je vois que vous vous intéressez au sort de ma protégée, lorsque je re- viendrai une autrefois, je vous racon- terai ce que je sais des amours de Pou- ponne et de Balthazar.

— Espérons que vous ne me ferez pas attendre troj^ longtemps votre prochaine visite, dit Charlotte, car vous l'avez bien deviné, sans con- naître Pouponne, je me sens déjà son amie.

VI

în'ous allons raconter maintenant une scène qui avait en lieu quelques mois auparavant et qui avait causé une véritable épouvante à Charlotte et avait fait naître l'inimitié que lui ins- X)iraient ses voisines, les Acadiennes.

Madame Bossier était fort séden- taire et se donnait entièrement aux soins de son ménage et encore i)lus aux soins qu'exigeaient ses deux pe-

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tites filles en bas âge. A cette épo- que reculée, le poste de maîtresse de maison n'était pas une sinécure, bien loin de là. Les habitants riches qui tenaient à avoir une bonne table et à exercer dignement les devoirs de l'hospitalité, étaient obligés de tout faire, de tout élever sur leurs habita- tions. Aujourd'hui que l'argent donne tout, il nous est difficile de réaliser les vrais travaux d'Hercule de nos aïeux qui, comme nous, ai- maient à jouir de la vie, même au prix de bien des peines. Prenons l'habitation Bossier pour exemple et parlons des immenses trou])eaux de l)orcs, de moutons et de cabris, con- fiés à la garde d'une demi douzaine de nègres, trop vieux i^our travailler aux chami^s ; jetons nos regards sur l'immense jardin potager et sur le grand verger, rempli de toutes sortes de fruits. Deux femmes et plusieurs négrillons s'occupaient du pigeonnier et de la basse- cour qui faisait l'or- gueil de Charlotte, aussi bien que sa laiterie. Sans compter les jambons, les fromages, les sirops, les confitures et les conserves de toutes sortes qui se faisaient sur l'habitation, sous les

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yeux de la maîtresse, mon aïeul em- ployait deux chasseurs et deux pê- cheurs, chargés de fournir le gibier et le poisson à Li table du maître.

Outre les travaux du ménage, il fallait encore surveiller les métiers de cotonnade, (étofie avec laquelle ou habillait les esclaves,) et jeter un coup d'œil à Fhopital de Phabitatiou, placé sons la garde de plusieurs vieilles négresses, car si Charlotte était bonne mère, avouons quVlle était aussi la meilleure de toutes les maîtresses .

Comme nous le voyons, la jeune femme avait peu de temps à donner aux visites ; de plus elle n'avait au- cun parent en Louisiane et n'avait pas encore eu le temps de s'y faire beaucoup d'amis.

Par une belle après-dinée du mois de Mai, Placide entra dans la chambre de sa belh'-sœur et lui pro- posa de venir avec lui faire une pro- menade sur la grande route, le long du Mississippi. Charlotte accepta sans hésiter et, après avoir recom- mandé ses enfants à leur vieille gar- dienne, elle jeta sur ses cheveux une

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luantile de dentelle et descendit avec «on jeune beau-frèri».

C'était un Dimanche et, à chaque ]»as, nos promeneurs rencontraient <les groupes d'Acadiens endimanchés, ?se promenant sur hi route ou prenant le frais devant la barrière qui entou- iMit leur demeure, le dos appuyé à cette barrière et les pieds pendant dans le fossé. Ce n'était pas la pre- mière fois que Charlotte voyait ses voisins, mais, malgré tout, elle ne l>ouvait s'empêcher de les regarder avec curiosité. Pour beaucoup de ces malheureux, le seul luxe qu'ils «e permettaient le Dimanche, était la propreté. Ils avaient à peu près oublié Pusoge des chaussures. Ils étaient tous habillés de cotonnades bleues ou jauneg, confectionnées par leurs femmes. Pendant la semaine, leur costume se composait d'une sorte de i)antalon et d'une vareuse ; mais le Dimanche, la vareuse était rempla- cée par un gilet rond qu'ils appelaient un capot. Leurs chapeaux étaient faits des feuilles du latanier et étaient aussi l'ouvrage des femmes.

Quant à celles-ci, elles montraient un peu plus de coquetterie que leurs

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époux ; les robes de cotonnade étaient mises de côté le Dimanche et rempla- cées par une étoôe plus légère et, toujours de couleur brillante. Celles que Charlotte rencontrait, étaient toutes habillées de même, à peu de différence; un jupon très court, rouge, orange, vert ou bleu, et un caraco ^une basque très courte, ) tout cou- vert de boutons, et s'ouvrant sur une chemise plissée. Elles portaient au cou d'énormes colliers de verroterie en couleur et aux oreilles de larges anneaux d'or, de cuivre, ou même de ces mômes petites perles en couleur qu'elles enfilaient et se passaient aux: oreilles. Quelques unes avaient des souliers, mais bien peu. Presque toutes étaient nu-tête, laissant leurs cheveux retomber en tresses sur leurs épaules; d'autres portaient le garde soleil traditionnel et d'autres encore avaient recouvert leurs che- veux d'un mouchoir en couleur, at- taché sous le menton. Quant aux enfants, ils étaient tous demi nus.

Et nos Acadiens ouvraient de grands yeux en voyant passer la dame au gros monsieur, (dans cette circonstance, gros voulait dire riche)

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comme ils appelaient mon aïeul, et dans leur étonnement de la voir, ils oubliaient de la saluer. Quant à Placide il était connu de tout ce petit peuple dont il avait su se faire l'ami en se joignant à ses bals et à ses fêtes. La chronique acadienne allait jusqu'à dire qu'il avait une amou- reuse parmi les tilles de la Petite- Cadie. Et vrai ! le jeune Flamand avait montré son bon goût en cour- tisant la gentille Tit'Mine, une enfant de quatorze ans qui passait avec rai- son pour la belle du campement.

Mais si Tit' Mine recevait en sou- riant les attentions et les cadeaux du jeune monsieur, si elle était fière de l'avoir pour cavalier dans les bals du samedi, enfin, si ses visites étaient reçues avec plaisir par la petite Cadienne, il n'en était pas de même de sa mère. Disons tout de suite que, par ses manières masculines et querelleuses, la Térenciiie avait su se rendre la terreur du campement. Elle était très grande, très brune ; ses formes angulaii'es, sa marche raide, ses gros sourcils, lui donnaient l'ap- parence d'un homme habillé en fem- me j surtout que Sis cheveux qui for-

-se- maient un matelas sur sa tête, étaient toujours recouverts d'un chapeau (lliomme; avouons-le, la mère de la Jolie Tit'Mine était un objet aussi dé- goûtant que répulsif. Ajoutez à ce que je viens de dire un verbe qui se faisait entendre d'un mille de distan- ce; le langage le plus grossier qui se ])uisse imaginer, et nous ne serons pas étonnés d'entendre dire, que la Téren- cine était une maîtresse femme qui ne permettait à personne de sa famille d'élever la voix devant elle : son mari, Théogènt^. Simoneau, un tout petit homme était le premier qui donnait l'exemple de la soumission. On allait jusqu'à dire que sa femme lui donnait le fouet. Du reste, elle en était bien capable.

D'abord, la Térencine avait reçu avec plaisir les visites de Placide : elle se rengorgeait en parlant des an- neaux d'or et des beaux rubans qu'il avait donnés à Tit'Mine ; mais si no- tre virago était brusque et grossière, elle était honnête et, voyant que le jeune homme ne parlait point de ma- riage, elle fit une terrible scène à sa fille, alla, dit- on, jusqu'à la battre et finit ï>ar lui défendre de parler à c't

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eiijoleur de filles qu'avait du sucre sur les lèvres et du vinaigre dans Pcœur.

Tit'Mine pleura, mais comme Pla- cide avait été obligé de s'absenter pendant deux ou trois jours, elle n'a- vait pu lui communiquer les ordres de sa mère.

Comme nous devons le supposer, Placide, aristocrate de premier ordre, ne chercha it, près de la gentille Aca- dienne qu'une distraction passagère. La pensée d'épouser cette créature vulgaire ne lui serait jamais venue. Mais, au fond du cœur, le jeune hom- me se disait que sa conduite n'était l)astrès louable et se garda l)ien de parler de Tit'Mine Simoneau à son frère, et encore moins à sa belle-sœur dont il connaissait l'extrême délica- tesse et les sentiments élevés.

VIL

Et voilà que tout-à-coup nos prome- neurs se trouvent en présence de la terrible Térencine, au moment oii cette dernière allait rentrer chez elle. La maison des Simoneau était bâtie sur la route, et n'était entourée d'aucune bariièie comme l'étaient toutes les

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autres cabanes du carapouient. Notre Acadieiine eiidimancliée, (Dieu sait comment '?) tennit un panier d'œufs à la main. En la voyant, Placide porta la main à son chapeau et la salua de ces mots:

— Bonjour madame Théogène.

— Bonjour, répondit-elle d'une voix qui ne promettait rien de bon.

Placide qui voulait amuser Char- lotte, s'arrêta.

— Combien vos œufs? demanda-t-il.

Elle hésita avant de répondre, la colère lui montait au cerveau, mais la X)résence de mon aïeule la retenait

— Trois picaillons, répondit-elle d'un ton bourru.

— C'est trop cher, dit-il.

11 essayait de la faire i)arler et ne réussit que trop bien.

— Ah ! c'est comme ça ! dit-elle, eh ben ! vous n'ies aurez pas, pour c'que vous en dites.

— Un escalin, et je ijrends le tout, dit Placide.

En cet instant, une femme jeune en- core, mais vieillie par la misère et le malheur, parut sur la galerie de la ca- bane : elle avait la poitrine entière- ment découverte et un enfant était

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suspendu à son soin. La Térencino se retourna vers elle, tandis que Char- lotte détournait la tête en rougissant.

— Parle-donc, Mare Jeanne ! cria la virago. Est ce qu't'as des ceufs à ven- dre à musié i)our in escalin ? où ce donc qu'vous rest<'z, niusié ? j'vas vous les envoyer par Pcousin d'inon chien.

Et chacune de ces paroles était cou- pée par une profonde révérence.

Placide riait à se tenir les côtéî:?.

— (JuéquVous avez à terliboucher (rire) d'ia sorte! s'écria-t-elle ^ p'tit homme manqué ! avec sa mine de dé- terré, capable dUaire rendre IMéjeuner <Vmon chat... mais. .. mais. . voyez donc comme y vous ouvre son gouffre ! (sa bouche.) Allez-vous en d'ici ! vite... vite. . . ou j'vas vous tourner la tête sans d'vant derrière.

— Placide. . . je vouseii prie ! aUons- nous en î dit Charlotte en allemand.

— Tout-à-l'heure, répondit-il dans la même langue 5 il n'y a rien à craindre.

— Tiens ! tiens ! s'écria la Térencine, les v'ià qui parlent latin à c't'heure.. . tout comme musié le curé. Est-ce que vous dites la messe aussi, marne ?

— Madame Théogène, reprit Placide, A^ous voulez vous battre ?.., eh bien

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je suis votre homme... venez! nous serons deux à ce jeu là. Et il retrous- sait ses manches.

— Placide! implora Charlotte en s'accrochant au bras de son beau-frère.

— Toi! s'écria notre poissarde, toi carcasse embeurrée! Mais, d'un tour de main, j't'e clourons l'âme entre deux pavés... Quiens! crois-moi, cer- velas de Satan, gueusnrd si y en a un ! va-t-en ! ou j'te donnerai un rayon sus l'œil qu'tu n'en verras goutte de six semaines pour le moins.

— Si j'étais poltron, dit Placide, en vérité, la vieille, vous me feriez peur !

La Téreuciue était lancée et ce mot de vieille ajouta encore à son exas- pération.

— Qui qui qu't'api)elles vieille, moule de gueux qu't'es? J'sispis belle en- core, quoi qu't'en dises, que ben des marnes qui, parce qu'elles s'habillent à la hurluberlue (à la mode) s'croient l'droit d'mépriser l'pauvre monde.

Mon aïeule comprenant qu'il s'agis- sait d'elle, pressa plus fortement le bras de son compagnon ; elle n'osait plus parler depuis que la Térenciue lui avait demandé si elle disait la messe.

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Mais comme Placide s'amusait, il sembla iguortr répouvante de sa belle- sœur.

— Ali ! madame Théogène, dit-il, voua avez tort de vjus écbauflter ain- si. . .vous Stes rouge comme un coque- licot et., le.^ pleurésies sont dan- gereuses cette année.

Dieu sait ce qu'elle aurait répoi.du, si, en cette instant, attirée par le bruit, Tit'Mine n'eut paru sur la gale- rie. L'enfant était vraiment char- mante avec sa jupe rouge et son petit caraco de velours noir tout garni de nœuds de rubans rouges ; ce casaquin aussi bien que les anneaux d'or et la croix qu'elle portait suspendue à son cou par un velours noir, étaient des cadeaux de Placide. Eu voyant le jeune homme, elle lui adressa uu doux sourire qui mit à découvert deux rangs de petites dents perlées dont une duchesse aurait été jalouse.

Charlotte regardait la jeune fille et son costume pittoresque avec une vive admiration, mais sa vue acheva d'exaspérer la Térencine : elle jeta un cri de hyène enragée.

— Que que tu viens faire ici, vilaine coureuse de garçons ! s'écria-t elle.

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Et avant que l'enfant eût eu le temps de répondre, elle sauta sur la galerie et prenant sa fille par le bras, elle la lança de toutes ses forces par la porte entr'ouverte. Et pendant que tout cela se passait. Théogène Simon- neau, un petit homme qui venait à peine à Fépaule de la Térencine, était tranquillement assis sur le bout de la galerie, ne détachant point ses yeux d'un morceau de bois qu'il tail- lait dn couteau qu'il tenait à la main.

Til'Mine faisait retentir la maison de ses cris et Charlotte, tremblante de frayeur, suppliait Placide de se retirer. Térencine, les poings crispé-* s'avançait vers le jeune homme qui, exaspéré do sa conduite envers sa filin, l'attendait de pied lerme. Mais en écoutant les cris de Tit' Mine, elle s'arrêta, .et s'adressant à sa belle fille qui venait de paraître sur la g ilerie :

— Mare Jeanne, cria-telle, qu'a ce qu'aile a à gueuler comme ça ?

— Aile a qu'aile a chu (elle a qu'elle est tombée) répondit la Mare Jeanne.

Placide ne savait que faire : il voyait la pâleur et l'effroi de Char- lotte, et du fond du cœur, il craignait pour elle, mais se sauver devant la

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Térencine, oh ! c'était impossible ! Elle s'avança vers lui le poing levé.

— A c'te heure, dit-elle, vilain en- gueuseur de filles ! horrible grouin d'cochou ! si t'oses reparaître par ici, j'te mettrai sus ton nez une girofllée à cinq feuilles qui pourrait bien Papla- tir et t'escarber (te rendre infirme) pour l'reste de tes jours... Ah! tu viens conter fleurette à ma fille, tu la force à courir le guilledou avec toi. Ah! tu n^es qu'un couard, de cher- cher à emboiser (tromt)er) un enfant de et âge là ! et si c'était pas pour marne qu'est lu, j'te coifferais d'un bon- net qui n'tirait qu'à demi.

Et lui tournant le dos avec une certaine dignité, la Térencine rentra chez elle. Les dernières paroles que nos promeneurs entendirent furent celles qu'elle adressa à sa fille : — Yeux-tu bien cesser d'geigner com- me ça ! cria-t-elle. Tout-à-l'heure j'vas t' fer mer l'museau, fille sans cœur ! Ah ! c'est donc ça qu't'as appris au catéchissel de t'iaisser faire l'amour par ce gueurluchou d'Placide I

Et Placide qui ne voulait pas aban- donner la dernière attaque à son an- tagoniste, lui cria en s'en allant !

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— Au revoir la Térencine ! vrai vous me faites l'eftet d'être sofile... i)ré- sentez s'il vous plaît mes compliments à mamzelle Tit' Mine.

Elle dédaigna de lui répondre. Ils s'éloignèrent en silence. Charlotte tremblait encore et Placide, en son- geant à Tit' Mine, re^rrettait du fond du cœur, la distraction qu'il s'était permise et qu'il n'i spérait plus couli- nuer, grâce à la Térencine.

Comme je l'ai dit, Charlotte, en sortant de chez elle, s'était couvert la tête d'une mantille de dentelle : en passant près d'un groupe de femmes, elle entendit l'une d'elle faire la re- marque suivante :

— Eegardez donc ce qu'elle a sur sa tête ! Ça m'fait l'effet d'une fraise de veau, tous ces i)lis et replis qu'aile a empilés sus sou chignon.

Avouons que Charlotte avait de bonnes raisons de ne pas admirer les Acadiennes. Lorsqu'ils furent à une certaine distance, la jeune femme s'arrêta et se mit à gronder doucement son jeune beau-frère, lui représentant l'étourderie et l'inconséquence de sa conduite î mais il la rassura en lui

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affirmant qu'il n'avait jamais dit un mot d'amour à Tit' Mine.

— J'avoue que j'ai dansé avec ello, ajouta-t-il, que je l'ai accompagnée plusieurs lois au bal.... Par pitié pour sa misère, je lui ai fait quelques

légers cadeaux voilà tout!

-Eh bien ! croyez-moi, dit Char- lotte, restez-en là, n'allez pas plus loin, car cette terrible Térencine pour- rait vous faire un mauvais parti et peut-être maltraiter sa fille.

VIII.

Le lendemain, selon la promesse qu'elle avait faite au père Jacques, Charlotte se mit en route de bonne heure, empoitant dans sa voiture un panier rempli de provisions destinées au père Landry. Peu de femmes étaient douées d'une âme aussi déli- cate que mon aïeule : elle devinait la peine ou l'humiliation qu'elle pouvait imposer, et faisait tout pour l'éviter. Ainsi, elle se dit que, si elle allait tout droit chez Pouponne, celle-ci pourrait deviner que le curé avait parlé d'elle et souflrirait peut-être de cette indis- crétion. En conséquence, elle fit ar-

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rêter sa voiture devant la première cabane, habitée par les familles de deux frères, Tliéodule et Gaspard La- bauve dont elle n'avait entendu dire que du bien. Elle n'osa pas descen- dre, mais ordonna à son cocber d'ap- peler. En ce moment tous les hom- mes étaient au champ, et Charlotte, de sa voiture, pouvait apercevoir, au fond de la cour, deux femmes occux^ées à laver, tandis qu'une bande d'en- fants, plus sales, plus déguenillés les uns que les autres se vautraient dans la boue avec les porcs et les canards dont la cour était pleine. Et i^endant que le cocher criait de toutes ses forces, madame Bossier examinait la maison qui était devant elle et se de- mandait comment dix-huit personnes X)ou valent s'y loger On lui avait dit que les deux frères, leur vieille mère, leurs f«^mmes et leurs treize enfants demeuraient ensemble.

A l'appel du cocher, une vieille femme parut sur la galerie. Elle était fort grande et sa haute taille, droite encore, se soutenait sur un bâton, sur lequel elle s'appuyait des deux mains. Elle était habillée d'une volante en siamoise, (cotonnade lé-

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gère) et ses longs cliev^eux blancs, pendant sur ses épaules, voltigeaient au vent. C'était l'aïeule, et, en la voyant, Charlotte descendit de voi- ture et s'avança jusqu'à la barrière. Elle salua respectueusement la vieille femme qui lui rendit son salut et lui demanda d'une voix grêle :

— Qu'a ce qu'y a pour vot service, mame ?

— Je voudrais achet^-r des poulets et des œuls, répondit madame Bos- sier.

La vieille se mit h rire : — Ça n me connaît pus, la volaille, dit-elle ; mais excusez mame, j'vas appeler ma bru : aile jacassera (parlera) mié qu'moi.

Et rentrant dans la maison, on l'en- tendit appeler :

— Zozo ! eh ! Zozn ! Titine ! oii donc qu'vous êtes, fainéantes ?

Une voix lui répondit du fond de la cour :

— Qu'a ce qu'a c'est, la mère ?

— Viens, que j'te dis. . . y a là une dame tout à la hurluberlue (à la mode) et aile veut acheter des poules.

— C'est ben la mère, on y va :

Et Zozo s'empressa d'essuyer ses mains couvertes d'écume de savon et,

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apiès avoir échangé quelques paroles avec Titine, elle s'avança vers Char- lotte, appuyée en ce moment à la barrière.

Une chose à remarquer, c'est que l'Acadien n'est pas timide et a son franc parler en présence de n'imi^orte qui j ni la richesse, ni l'aristocratie ne lui en impose et il parlera avec autant de familiarité à une princesse qu'à une gardeuse de dindons.

Zozo é^^ait uu i)ieds et n'avait sur la tête, pour la garantir du soleil qu'un mouchoir de cotonnade bleue attaché sous le menton. Mon aïeule était comme d'ordinaire, fort simplement vêtue d'une robe de laine brune, d'un épais tartan écossais, (cela s'appelait un chale angora) et d'une coiffe de soie noire; mais pour ces pauvres femmes qui l'examinaient, elle était habillée avec un luxe inoui, et j)ortait une toilette à la hurluberlue, comme venait de le dire la vieille grand'mère.

Mais Zozo ne sembla même pas s'en apercevoir et s'approcha de la bar- rière au travers de laquelle la conver- sation s'échangea.

— Bonjour madame, dit Charlotte, toujours polie, pardonnez-moi de vous

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avoir dérangée, mais, il s'est déclaré une maladie parmi mes volailles et je me vois forcé d'en aclieter. Pouvez- vous m'en vendre quelques douzaines ?

— Ça déi)end, mame, répondit notre Cadienne , c'est pour les manger, n'est-ce pas qu'vous voulez ces bé- tailles ?

— Mais oui, dit Charlotte un peu étonnée.

— J'vas vous dire jiour queque raison jVous demandons ça : si c'était pour élever, ah ! dame ! l'alïaire aile seriont manquée et j'pourrions pas vous con- tenter. J'oiis mis en bas jolimeut d'poules c't'année et x^îis une seule a niourte (morte) d'maladie ; mais la récolte des chorus (des coqs) a man- qué, et sur trois douzaines de fimelles, j'pouvions vous donner seulement deux chorus, ça vous va t'y ?

Charlotte comprit ce qu'elle voulait dire, mais, avouons le, c'était la pre- mière fois qu'elle entendait ce titre de chorus appliqué aux coqs.

— C'est bien, madame, dit-elle, je prendrai les trois douzaines de vo- lailles, quoique je voudrais en avoir davantage. Et quel est votre prix ?

— Une ï)iastre la douzaine pour les

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poules et un escalin pour les œufs. Ça vous va t^y marne ?

— Certainement, répondit Charlotte, préparez les poules, je vais aller plus loin et les prendrai en revenant, avec tous les œufs dont vous pourrez dis- poser.

En cet instant, deux petits garçons en queue de chemise, accoururent en se disputant et en appelant leur mère à leur secours.

— Ce sont vos enfants, madame ? demanda Charlotte, comme ils se res- semblent !

— Et n'y a rien d'atonnant à la chose répondit Zozo, y stont bézons (ju- meaux.)

— Qui demeure dans la première maison ? demanda mon aïeule, jouant Fignorance dans Fespoir d'entendre parler de Pouponne.

— De ben braves gens, mame, ré- pondit l'Acadienne, Ppère Landry et sa fille. C'te Pouponne, c'est la bre- bis, la perle da Bon Dieu !

— Un ange dit à son tour l'aïeule.

— Et avec ça, si misérable ! reprit Zozo. La pauvre ! aile a tout perdu en un moment. V'ià cinq ans qu'aile attend son amoureux et ses frères . . .

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qiiant à la mère, pour sûr aile doit être moiirte à c't'lieure. Ah ! marne ! Si vous aviez pu voir not' Pouponne d'autrefois . ..aile étiont la pus belle fille du canton ...et à présent, aile a la mine diantrement encharibotée (triste) et, quand aile s'croit seule, elle gei- gne qu'ça vous met Pâme à Penvers d'I'entendre ; si ben qu'ses yeux noirs qu'étions si vaillants autefois, qu'on aurait dit deux y)ierres de diamant, ressemblent à.jordy aux mirettes d'un lapin blanc. Et l'pire d'ia chose c'est (pi'la pauve cache son mal, aile Tava- le... rien qu'ça! et aile blanchit, allé jauiiesit, aile verdit, qu'ça vous bouleverse la rate rien qu'à la regar- der, et si Balthazar y tarde encore longtemps, la pauve titte chouette aura rendu l'âme, pour sûr!

IX.

Au moment oii Charlotte allait re- monter en voiture, elle s'arrêta, sur- prise et amusée d'une petite scène qui se passait à quelques i)as d'elle. Un petit garçon d'une douzaine d'années, rousselé comme uu œuf de dinde, n'ayant pour tout vêtement qu'une

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longue cliemise, arrivait, tout hors (l'haleine en poursuivant une truie qui ne voulait t)as entrer au bercail, mal- gré les coups de fouet dont l'assaillait le fils de la Zozo et les hus ! et les hos! qu'il poussait détentes ses for- ces. En l'entendant, la vieille grand' mère, toujours debout sur la galerie, lui cria sans se déranger: — Est-ce que c'est toi, Baptiste?

— Oui grand'mère, répondit-il.

— Eh ! dis-donc, continua-t-elle, est- ce que t'a trouvé la chione et ses pt'its ? (la truie et ses petits.)

— Oui, grand'nière, répondit encore l'enfant, stont y là.

Zozo éleva les mains au ciel avec un geste d'horreur.

— Oh! madame, s'écria telle, excu- sez c't'enfant! j'vous en prie! Ça parle français comme un Barbarin.

Et, se retournant vers sou fils :

— Sacré Bambara ! dit-elle, est ce que tu n'pourrais pas ben leur dire : Y stont-là, grand'mère ?

Et l'enfant de répéter ; — Y stont là, grand'mère.

Ce fut en riant jusqu'aux larmes que Charlotte raconta cette scène à son mari et à Placide.

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La maison de Pouponne n'était qu'à quelques pas de celle des Labauve et mon aïeule se sentait émue et troublée malgré elle, en se disant que, dans un instant, elle allait se trouver en pré- sence de cette jeune sainte que, dans sa i^ensée, elle plaçait bien au-dessus d'elle-même. Le dévouement de Pou- ponne envers ce vieillard qui, après tout, ne lui était rien, ses nobles ver- tus, la charité qu'elle trouvait moyen d'exercer au milieu de la plus profon- de misère, le respect universel, dont elle était l'objet, tout en imposait à Charlotte, et elle se demandait com- ment elle allait aborder cette noble chrétienne dont elle enviait les vertus et la réputation.

Elle n'hésita pas une minute à en- trer dans la maison qui n'était compo- sée que de deux chambres. Dans la meilleure des deux, avaient été placés le lit du vieillard, quelques tables et des sièges de bois, tous confectionnés par les amis de Pouponne. L'autre pièce servait de cuisine et était en même temps la chambre à coucher de la jeune fllle. Une étroite couchette recouverte d'une courtepointe de co- tonnade bien propre et bien blanche,

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quelques ustensiles de ménage, une table et un ou deux bancs, en for- maient l'ameublement.

A cette époque reculée, avouons que nos ancêtres n'avaient aucune idée du luxe, dont devaient, plus tard, jouir leurs petits enfants. Certes, parmi les riches de la Nouvelle-Orléans, il s'en trouvait quelques-uns qui fai- saient venir de l'Rurope, les objets coûteux, destinés à orner leurs demeu- res seigneuriales ; mais ceux-ci for- maient une exception, et si les riches planteurs étaient obligés de faire chez eux toutes les provisions nécessaires à leurs tables, il en était de même de leurs meubles, qui, tous sans excep- tion, étaient confectionnés par les ou- vriers de l'habitation. Mou aïeul lui- même s'était soumis à cette règle à peu près générale et ne se servait que de ces sortes de meubles que Charlot- te, avec son bon goût, savait rendre aussi beaux que commodes. Ainsi les lits, les armoires, les bureaux et les tables, faits de cypre ou de noyer, (les bois du pays,) étaient soigneuse- ment vernis, tandis que les chaises, les canapés, les tabourets, étaient re- couverts de riches draperies en cama-

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yenx ou en damas, et toujours de cou- leurs brillantes^ et aux dessins bigar- rés.

On eût dit que Pouponne, avec son gofit inné pour le beau, avait deviné ce luxe des grandes maisons oii elle n'était jamais entrée. Ses tables bien frottées, reluisaient comme si elles avaient été vernies; le boiî* brut d'un canapé, celui du fauteuil du père Lan- dry, étaient cachés dans les plis d'une légère cotonnade à carreaux rouges, filée par les doigts agiles de la jeune Acadienne. De plus, on retrouvait dans cette modeste cabane, le luxe de toutes les demeures, les fleurs. Les eîifants du campement adoraient Pou- ponne, et c'était à qui, de ces petits Acadiens, voulait cueillir pour elle les plus belles fleurs et lui i^orter les i>lus gros bouquets. Des vases communs contenaient deux gerbes de fleurs des champs: l'un était placé dans la cham- l)re de Pouponne, l'autre à la tête du lit du père Landry.

Au moment où la voiture de mada- me Bossier s'arrêtait, notre petite Acadienne, toujours pensive, tricot- tait des chaussettes, assise à côté de son père adoptif qui venait de s'en-

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dormir La méditation de l'enfant était si profonde quelle n'entendit point le bruit de la voiture. Au léger coup que frappa Charlotte sur la porte, elle leva la tête et écouta, mais, ne quitta sa place qn'en entendant UQ •second coup. Pouponne avait déjà vu iiifRlame Bossier à l'église, et la reconnut en l'apercevant. (Juan^ à cette dernière, elle ne prêtait au- «une attention aux Acadiennes, et no détournait jamais ses yeux de son livre de prières. jS^ous pouvons donc afiirmer qu'elle voyait Pou|)()niie x)our la première fois.. En face de la jeune fille, Charlotte la regardait et ou- bliait, dans cette muette contempla: tion ce qu'elle avait à lui dire.

Poui:)ODne avait vingt ans, le même âge (lue Charlotte. Elle était grande et élancée et, sous son humble robe d'indienne violette, au corsage col- lant, les contours de sa taille de nym- phe se dessinaient avec une grâce étonnante. Pour aucun prix, la jeune fille n'aurait voulu se i^arer de coup- leurs brillantes ; si sa i)auvreté ne lui permettait pas de j)orter le deuil de ceux qu'elle avait laissés derrière et que, dans son càîur, elle croyait

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morts, elle jportait ce deuil au fond de son âme. On ne la voyait jamais He mêler aux bals et aux fêtes du cam- pement. Ses seules visites étaient celles qu'elle faisait à. réalise tous les dimanches.

' Le visaj^e de Pouponne, quoi qu'en eût dit Zozo, était doué d'une e:xpres- sion céleste qui excitait l'étonnement autant que l^iidmiration ; en la voyant, on- deviuait la sainte, et le regard s'élevait, dans l'espoir de découvrir son auréole. Quoique ses traits eus- sent peut-être perdu un peu de leur fraiclieur, et son regard de son an- •cienne gj»îté, Pcmpoiine était .encore ^idmirablement belle. Comme je l'ai dit, un voile de tristesse assombris- sait l'éclat de cette beauté. Ses grands yeux noirs, toujours si tristes, •avaient conservé une douceur qui leur donnait un charme ineffable, et, lorsqu'elle souriait, ce qui arrivait rarement aujourd'hui, ce sourire illu- minait toute sa physionomie et lais- sait voir, entre deux lèvres de corail deux rangs de petites dents blanches et bien rangées. En regardant cette enfant sans éducation, cette petite Cadienne qui n'avait jamais entrevu

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ce qui s'appelle le grand monde, ou se demandait avec surprise où elle avait i)ris cette beauté intelligente, ces manières si pleines de gracieuse dignité .

Pouponne aurait rougi d'aller nu pieds: c'était, se disait-elle un man- que de modestie qui devait offenser Dieu, et toute i)auvre qu'elle était, elle trouva moyen de se tricoter des bas et, après bien des essais, de se confectionner des souliers avec la peau du crocodile. Ce fut le père Landry qui lui montra à préparer ces peaux. Ses beaux cheveux uoirs étaient toujours bien peignés; elle les relevait en une grosse tresse qui s'en- roulait autour de sa tête et lui faisait une couronne naturelle. Comme je l'ai déjà dit, les manières de la jeune fille étaient imprégnées d'une froide digni- té qui éloignait toute familiarité et en imposaient, même à Charlotte.

Surprise de voir cette belle dame sur sa galerie, Pouponne fit sa plus belle révérence et, ouvrant la porte de la cuisine, dit :

— Voulez-vous entrer, mame ?

Charlotte entra et, faut-il le

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dire, de la présence de cette belle jeune fille, de cet intérieur si pauvre, s'exhalait un parfum de modestie, de propreté et excitait dnns Pâme de la jeune visiteuse un sentiment dont elle ne pouvait se rendre compte, qui Pétonnait, et qui s'emparait de plus en i)lus de son cœur.

Pouponne lui i^résenta un escabeau, une autre, devant cette grande dame, aurait rougi de sa misère et se serait excusée il n'en fut rien de Pou- ponne : elle offrait simplement le peu qu'elle possédait et ne rougissait point de son humble intérieur.

— Désirez-vous queu qu'chose, ma- me ! demanda-t-elle lorsqu'elle eut vu Charlotte confortablement assise.

— Oui, réi)ondit mon aïeule, je suis sortie pour acheter des volailles et madame Labauve, votre voisiue m'en a vendu trois douzaines. Elle m'a dit que, probablement, vous pourriez m'en vendre aussi.

— Mais, oui. .. répondit la jeune fille. Zozo, aile vous a dit la vérité, j'en ons queque zunes que j'peux vendre . . . Vous en faut y in gros ou in tit brin, mame ?

Charlotte se mordit la lèvre. Com-

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ment de semblables expressions pou- ,vaient-elles sortir (rune aussi jolie bouche?

— J'aelièterai, répondit-elle, toutes celles que vous pourrez me vendre.

— Malheureusement qu'ça n's'ra pas lourd, dit Pouponne, y. en faut au père pour ses bouillons. . .Deux dou- zaines de i^oulets et douze douzaines d'œufs. . . V^là tout c'que je pouvions faire. . . c'est y assez, niamel • — Il faut bien s'en contenter. Et quel est votre prix, mademoiselle? . — Le même que d'il à maine La- bauve.

- — Eh bien, dit Charlotte, si vous Je permettez, nous allons terminer cette affaire de poulets, tout de suite car j'ai une faveur à vous demander.

Pouj)onne la regarda avec étonne- ment, Charlotte continua, tout en tirant sa bourse de sa i)oche. . — Voilà deux piastres pour les pou- lets et une et demie pour les œufs ; ce soir, j'enverrai un nègre qui vous .aidera à attraper les volailles, et qui me les portera.

— C'est bien, madame, répondit la jeune fille, toujours envelopi^ée d'une froide dignité.

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— Mai II tenant reprit Charlotte, j'ai une prière à vous adresser ; monsieur le curé m'a beaucoup parlé de vous, . et de votre père. . il m'a dit que ce dernier était malade, et. . .je me suis- permis de lui porter quelques dou- ceurs, comme cela se fait entre voi- sins, vous saveîi. . . De plus j'ai bien envie de voir le père Landry... Le puis-je Pouponne ^

(Je îioin venait tout naturellement aux lèvres de Charlotte, et la jeune Ac;ulienne, ai hère d'habitude ne sembla jioint ottènsée de cette fami- liarité. Elle se leva et, se dirigeant vers la chambre de son père:

— J'vas li d'mander si veut vous voir, dit-elle. •

Elle revint au bout d'an moment.

— V^nez, marne, dit-elle.

Charlotte avait fait signe à son cocher, et celui-ci venait de déposer le j)anier de provisions à côté de sa maîtresse j elle le montra à P()U[)onne qui s'en chargea sans rien. dire.

Le père Landry était à demi assis - 8ur son lit, les épaules . relevées par une pile d'oreillers bien blancs. et ses longues mains reposaient sur des couvertures d'une, propreté qui faisait

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plaisir à voir. Le parfum qui s'exlia. lait du bouquet placé près du lit, remplissait toute la chambre.

Etonnée, entraînée malgré elle par une étrange fascination, émue comme si elle se fut trouvée en présence d'un haut personnage, Charlotte, toute rougissante, s'avança vers le vieillard et lui tendant la main, lui dit avec respect :

— Bonjour, père !

— Bonjour, chère petite dame ! ré pondit le patriarche eu pressant entre les siennes la main de la jeune femme.

— Père Landry, dit Pouponne en dépouillant le panier des provisions qu elle rangeait sur une table, ma me est not' voisine, c'est mame Bossier. . . Voyez donc les bonnes choses qu'elle vous apporte : ces choses que vous n'avez pas vues depuis bien long- temps voyez, voyez donc du

pain de froment, du beurre, des con- fitures. . .et. . .oh! père ce que vous désirez tant. . .du vin !

Les yeux du vieillard pétillèrent de plaisir.

— Oh! merci! ma bonne petite dame ! s'écria-t-il, soyez bénie !

— i i — Et, se retournant vers Pouponne

verre. . . j'vas l'boire à la santé crnot'e voisine.

Pouponne s'empressa (Vobéir, et en voyant le vieillard boire à petites gor- gées le vin qu'elle venait de lui por- ter, le eœnr de Charlotte se remplit de joie : elle devinait le bonheur que sa présence venait d'éveiller dans <iette pauvre demeure.

Pour avoir l'occasion de revenir, Madame Bossier ne dit rien à la.ieune Acadienne de la couture qu'elle comp- tait lui offrir, mais elle obtint la pro- messe qu elle s'adresserait à elle cha- que fois que le veillard aurait besoin de qu<3lque chose.

Cette visite ne fut pas la dernière et bientôt une grande amitié s'établit entre ces deux femmes de stations et de fortunes si différentes, mais égales en vertus, et ne trouvant toutes deux qu'un véritable plaisir dans la vie, celui de soulager la misère des autres. C'était entre les mains de Pouponne que Charlotte Acrsait ses aumônes. C'était Pouponne qui lui parlait des besoins de celui-ci, de la maladie de cet autre j c'était ensemble qu'elles

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visitaient la cabane de Pindigent, et bientôt, le nom de Diadame Bossier fut béni et révéré comme Tétait c«4ui de Pouponne Thériot.

Charlotte, toujours si seule, trouva un grand plaisir à cette liaison : grâce à sa voisine, le père Landry ne man- qua plus de rien, car si Pouponne refusait pour elle même les présents de sa nouvelle amie, elle les acceptait pour son père adopiif. Afin d'avoir Pouponne avec elle de temps à autre pour toute une journée, mon aïeule envoyait chaque matin à la cabane une vieille domestique chargé de provisions qui avait l'ordre de s'oc- cuper de la modeste cuisine des amis de sa maîtresse, de leur blanchissage et snrtout de soigner le père Landry. Cette nouvelle attention de son amie donnait un peu plus de loisir à Pou- ponne qui pouvait maiî»tenant s'occu- per de la couture de la famille Bos- sier et confectionner les riches coton- nades que Charlotte envoyait à la Nouvelle-Orléans et que les marchands payaient toujours fort cher.

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Le père Jacques avait tenu la pro- messe qu'il avait fait^ à madame Bossier. Le Dimanche qui suivit celui ou il lui avait parlé des souf- frances des Acadiens, il lui raconta ce qu'il savait des amours de Pou- ponne et de Balthazar, et ce récit augmenta encore l'intérêt que Char- lotte portait déjà à la jeune fille. Ce récit du bon prêtre, je vais en faire part au lecteur.

— A l'époque où les troubles com- mençaient à poindre à l'horizon, dit le l)èro Jacques, vivaient au bourg de Grand Pré, deux familles aisées qui étaient unies l'une à l'autre par tous les liens d'une amitié commencée de- puis l'enfance. Les Landry et les Thériot étaient voisins, et lorsque le père Tliériot mourut, le père Landry tendit son aide et sa protection à la veuve de son ami et aux sept enfants qu'il laissait derrière lui. Madame Thériot n'aurait rien fait, rien entre- pris, sans consulter son voisin. Ce dernier était veuf de deux femmes qui lui avaient donné vingt enfants. Comme Jacob d'heureuse mémoire,

— so- le vieillard avait accordé la plus grande part de son affection aux en fants de sa vieillesse : l!^orbert, Ursin et Baltliazar. Les deux piemiers, comme leurs aines, étaient mariés, et Baltliazar, le Benjamin de sou vieux père dont il était l'idole, demeurait seul près de lui.

" De l'autre côté, Pouoonne, la seu- le fille de la veuve Tliériot grandis- sait près de sou jeune' voisin, et ap- prit bien vite à partager son affection comme elle avait jusque là, partagé ses jeux.

'^ Raconter minutieusement les ori- gines et l<\s phases de cette liaison se- rait chose futile et impossible. Pou- ponne et Baltliazar ont commencé à filer la trame de leur amour absolu ment comme leurs pères et leurs mè- res, leurs frères et leurs sœurs, l'a- vaient fait avant eux. Ils vivaient à côté l'un de l'autre, leurs familles étaient intimes, leurs relations jour- nalières. Baltliazar avait à peine quatre ans de plus que sa petite voi- sine qui, à cette éjjoque, comptait à peine douze ans.

" Ils suivirent ensemble les instruc- tions religieuses que je leur donnais

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pour les préparer à hi i)remière com- munion. Pendant plusieurs semaines, ils tr.icèrent de compafjnie, le petit sentier cpii conduisait à l'église, le long du grand cliemin. Tantôt Poii- |)()nne trotinait devant, tantôt Baltlia- zar, pour lui battre la neige ou lui fa- ciliter h^ ])assage des mares boueuses, se mettait i\ la tetrj bien entendu, qu'à tous les mauvais ims, le sexe fort aidait le sejfe faible Quekpudbis, pour ôtre plus agiles, les deux en- fants ôtaieut Imrs chaussures: alors Baltliazar attachait les deux i)aires de souliers par les bouts de leurs cor- dons et se les passait autour du cou. Alors, on 1rs voyait courir à l'aventu- re, gais et joyeux. Baltliazar, disons- le, ne faisait aucune attention aux petits i)ieds nus do Pouponne qui laissaient, eu touchant l'argile fraî- che, tant de jolies empreintes.

" C était une de leurs habitudes de prendre avec eux leur collation de midi qu'ds dégustaient d'ordinaire sur le gazon ou sous le porche de l'é- glise. Balthazar aimait, entr'antres choses, le fromage à la crème ou lait pris, et Ponponne avait une petite dent aiguisée, toujours i)rête i\ griguo-

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ter la galette au beurre. Or, il arri- vait souvc^nt que le panier de notre petite fille contenait un succulent fro- mage étendu sur des feuilles de figues, taudis que Balthnzar retirait de son sac um^ large galette bien beurrée. L'on partageait, cela se devine.

Le bon prêtre s'arrêta : — Pardon- nez-moi, madame, dit-il en s'adressant à mon aïeule, je me laisse entraîner par mes souvenirs et vous raconte des incidents bien insignifiants pour vous, j'en ai peur.

— Oli ! non, mon père, répondit la jeune femme, tout m'intéresse dans votre récit, et j'aime à me rapporter, en vous écoutant, aux jours beureux de ma pauvre Pouponne.

Le père Jacques continua: — Les délices de la collation et tous ces agréables petits rapports de bon voi- sinage n'en firent pas aller jilus mal le catéchisme. Le jour de la première communion venu, les deux enfants al- lèrent ensemble à la sainte table, et quand ils revinrent à la maison, au milieu des i)arents en fête, il s'échap- pait un rayon de grâce de leurs fr<mt8 purs et candides. Pouponne était charmante sous son petit bonnet

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blanc dans sa toilette chaste et sim- ple comme sou âme. Un séraphin n'aurait pu mieux se travestir pour vixiter incognito la terre des humains.

*' Qu'int à Balthazar, toutr son at- tention était concentrée sur une grau- de image enluminée cpie je venais de lui donner et où se montrait un grou- pe d'anges débraillés et joufflus.

" Depuis lors, Balthazar joignit ses frères aux travaux des champs et Pouponne aida sa mère dans les occu- pations nombreuses d'une femme ai- sée. Ils avaient appris dt) leurs pa- rents cette énergie morale qui carac- térisait les colons de ce tem[)S là. Ils allaient maintenant se former, dans leurs familles, i\ cette vie forte, active et régulière, à ces habitudes de tra- vail et d'économie, de bienveillance et de iirobité qui furent tout le secret de la richesse et du bonheur des Aca- diens.

?* Le fait seul que l'on retrouve ces deux enfants fiancés deux ans après leur première communion, i)rouvo qu'ils n'en restèrent pas, l un et l'au- tre à leur goût pour le hiit pris et la galette au beurre. Balthazar ne re- vit plus sans doute le petit pied blanc

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(1(5 Pouponne, car dex)nis qu'on avait dit à la fillette qu'elle était mainte- nant une grande fille, elle aurait rou- gi jusque sous la plante de ce même petit pied si elle l'eût montré nu en public. Mais elle n'avait pas que le pied de mignon : son minois, que jus- que-là, le chagrin n'av^ait pas eu Foc- casion d'effleurer du sombre nuage qui le voile aujourd'hui, son minois était troj) gra(!ienx, trop attrayant pour que Balthazar ne finit pas par s'en apercevoir. En grandissant, ils ne perdirent pas complètement l'habitude de faire route ensemble pour aller à l'église ou ailleurs. Les bois et les champs des deux familles se tou- chaient, les hommos se mêlaient sou- vent pendant les récoltes, et souvent on voyait les filles, tcmtes rouges, ar- river ensemble pour porter le dîner de leurs pères et de leurs frères.

" On dansait quelquefois sur l'herbe fleurie, devant la maison de la veuve Thériot, après les offices du Dimanche. C'étaient des cotillons animés ou des rondes exécîutées sur un chant naïf comme nos pauvres colons en dansent encore aujourd'hui sur la terre de l'exil. Dans une figure, Balthazar fut

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obligé (le jeter son foulard autour du <îOu de Pouponue; celle-ci s'enfuit j le foulard était en nœud coulant, et, ]>our ne pas étrangler sa danseuse, Baltliazar lâcha prise et Pouponne se «au va vers la maison avec son entra- ve qu'elle serra soig:nensement avec ses bonnets blancs et ses colifichets de jeune fille dans sou tiroir parfumé de plantes odoriférantes.

'^Ce foulard gardé fut, selon les usa- ges de l'endroit, toute une déclaration et devint le premier lien contracté par «es jeunes amants.

XI.

^'Le Dimanche suivant Pouponne s'en coifi^a pour aller à l'église, ce qui procura un grand bonheur à Baltha- 7Aiv et ne put échapper à l'œil obser- vateur de la bonne mère Thérlot. De retour à la maison, dans un moment où les deux femmes étaient seules, la mère dit à sa fille :

— " Pouponne, si Balthazar Landry te d'mandait en mariage, quesque tu dirais ?

— " Qui moi I s'écria l'enfant avec

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un grand étonnement qui tournait au sourire, c'quej'li dirais!

^' Puis, toute rou'^issante, elle jeta ses bras autour du cou de sa mère et le visage caché sur son épaule, elle réi)éta :

— '^O'que j'ii dirais? eh ben, chère tite mère j 'dirais oui.

— '' Et ça s'rait ben dit, mon en- tant ! répondit la brave femme en em- brassant sa fille ; Balthazar est un ex- cellent garçon et j'I'aime tout i^lein aussi.

'^ Après le grand effort qu'elle ve- nait de faire pour jeter son secret à deux oreilles humaines. Pouponne avait besoin de quelques minutes de silence. La mère Thériot le C(»mprit et, au bout d'un moment, elle deman- da d'une voix un ])eu tremblante :

— ^^ As-tu songea l'éj)0(iue du ma- riage, ma p'tite fille ?

— ^' Ma foi non, maman, répondit Pouponne avec un petit air fri])on qui lui allait à merveille. Est-ce que j'suis assez grande pour avoir un

mari ? mais à i)ropos quel âge

aviez-vous, mère quand vous avez pris i)apa ?

— ''Tout juste quinze ans.

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'"»'• «« ".os"'cinr°'T comme

lastallor. . .cu.u,, i ) /' l'"?"' ^'en vous qu'ça. """"« ''«s princes. . .Rien

veS:?'î|,J«-; r^« cette con-

iut iixé un 15 DfW„ K * '^ mariage va.t désiré notre peme'^p' «"'"'"e l'a- ^, ' I>'-ns mois ./nl'r ^ «"Ponue.

à leur pore leur inf». f- -^ «iéclarèrent

.«iei^de ]e„,,s frire, /,z'*^''-/ejoindre 'es bords de Ja \i,-,„ ''^y* établis sur

« e Ja Baie de èeïr eff •"'' ^'' ^^^^ «'es évèneu,ente 'n„i^'f' "•, En face en face de leur h^'"^ P/éparaient, f a's, les deut iennT '?°*'"*' 'e« An-

_88-

a amnd Pré où i'» préfèrent f «^^er a Gran ^^^ ^^

étaient nés et on etaii ^^^ ^^^

po8sédaientenoem<>° ' .^a„oe de Conservaient toujours ^^^^^g, des revoir ericore au toye^^ V ^^.^^ jours dejustice et ue^ H ^^^^ •' '.Ces séparations ew» j^jg

fréquentes depui^^^^^^^alt' «é 'aussi aucune, V^fJ^% f Norbert et Vvmx pénible que celle '^i-^^.jr, ^^^ -efe étaient, «««»'",|,e il était vieux, d

^^' .^^'n^; événements qui se prepa- devmait les evene désespoir;

'^'^^f !^MU'pa^.vr:lars'. les reverra-

^«^Tavaitraolietéto^^^^

fils avaient f « «^J'^tables, il avait leurs animaux, leur» joyage;

toutgardé,atin de faciUte ^

de plus, il avait '^ome ^g,^

tHazar de l'^.VanJîeur nouvelle de- de les aider dans leui

"^!!f<?iu reviendras quand y n'auront pus besoin.de toi, ava.t^ J| ;^^. ^^..^^^. ^ u 11 fallait partir 'a nui m d,Mre arrêtés co-me U-tre^kit ^^^^ ^^o^Ti^e Sdry, mais, comme ,e

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l'ai (lit, ses deux fils aiiiés étaient déjà fixés sur la Baie de Beau Bassin et souvent il recevait de leurs nouvel- les, souvent ils avaient sollicité leur père et leurs frères de venir les re- joindre. Ces sollicitations continuel- les activées sa us doute par ce qu'ils venaient d'apprendre de la présence de monsieur de La Corne, qui venait d'arriver au Beau Bassin avec un corps nombreux d'Acadiens, le plaisir de se réunir à leurs frères, les entra- ves croissantes que le gouvernement jetait autour d'eux, l'espérance de se trouver encore P^rançais, tous ces mo- tifs, surtout le dernier, parurent suf- fisants il Norbert et à Ursin Landry pour les décider à s'exi)atrier, et à leur père, pour leur eu accorder la per- missio!!.

" Balthazar avait été clierclier Pou- ponne afin de jouir de sa présence pendant les quelques lieures qu'il lui restait à demeurer au Grand Pré. Les frères et les sœurs des jeunes Landry s'étaient réunis autour d'eux pour assister à leur départ et pour lenr dire un dernier adieu.

" Il pouvait être onze heures du soir quand le père Landry se leva et,

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•lie femmes q.u ?^^^ .^^ix hante :

^^^t^l^-^<^ «devant a Alors il s ouvrit! e^o ^^^ ^„^

le vieillard et au miUe^. .^ -^ de ses ttUes et de ses oi , ^^ ^^^ fe premier, tenai.tlMr la i ^^_^^ -Tiné de Norbert, âge '}'"'' 1 animée roBversation ava.t ete ,^^^^ ^^ ,.

le seuil de^. P^^^f " ^,^i allaieut partir, a A côte «^e ceux qu ^^^^^^j^^t, et

se rangeawnt c«« 1^ ^^^.leaux, tous P«'rta.eu ^^ journalière, (luelques obj 'ts '^ ^^^gea silencieuse, rette procession se uui„ Vemliou-

^u ni i»^« des ténèbres ^«s ^^^^^^^ :Sure de la ^^^ar'a iou qui allait la graw}e en-i^lf Volontaires. Les îi mener les exue^ ; ¦ venaient ^niers de cette proÇ-.i^^^^^^^^^ ,,

Balthazar et, P^'^^^'^^r agité des plus sur l'antre, et '« «* Jg. luoun étran- sombres P^f «^«^f ^oompagnait les ger, pas un ^"^'?

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pauvres émigrants: ils s'ou allaient comme ces cercueils ignorés qu'accora^ pagneut les seuls pareuts en pleurs.

^' On avait craint, en réunissant une trop grande foule sons le toit du père Landry, d'éveiller Pattention des autorités qui commençaient à tenir Poreille ouverte, même à Grand Pré. Arrivés sur la grève, il se fit un peu plus de bruit: l'installation des fem- mes et des enfants et de tous les objets de ménage, au milieu des té- nèbres et de l'aveuglement que pro- duisent les larmes, entraîna quelque désordre. Ou s'appelait à voix basse, on préparait la manœuvre, on déga- geait les amarres. Baltliazar fut le dernier à s'embarquer. Il x)ressait Ponpoune sur sa poitrine, couvrait de baisers ses yeux remplis de larmes et réi)était :

— " Premls courage, ma bien-aimée! dans trois semaines je serai de retour.

"• Peu-à-peu, tout bruit cessa. On entendit encore quelques vojx qui se disaient adieu sur divers tons de la gamme de douleurs. . . on entendit aussi les cris des enfants troublés dans leur sommeil. Pauvres petits! une brise froide et humide passait

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sur leurs visages: ils sentaient bien que ce n'était pas le souffle caressant (le leurs mères. Un vigoureux ballot- tement commençait à se faire sentir sous l'eôort des rameurs : ce n'était plus pour eux le doux balancement du berceau. Ils pleuraient, et leur voix s'élevant avec le vent qui souf- û'dit avec force, fut le dernier sou que l'oreille de l'aïeul put saisir au milieu df^ cette sombre solitude.

^* Deux personnes restèrent les der- nières debout sur le rivage : c'était le père L;indry et Pouponne. Quand ils ne virent plus rien sur la sil- houette incertaine des flots, quand les ondes soulevées par les rames eurent cessé d'apporter à la plage l'adieu lointain et suprême des voya- geurs, le vieillard se retourna vers l'enfant qui se tenait toute pleurante à ses côtés et lui dit avec eflort et d'une voix incertaine.

— "Ne pleure pas, petite ...tu sais bien qu'y reviendra pour la noce, ton Balthazar !

" Puis il passa sa main ridée sur les cheveux de la jeune fille, carressant en même temps sa Joue et le bout de sa jolie petite oreille. Ils se retour-

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lièrent en sonpirantet reprirent lente- ment le chemin de leur demeure. Pouponne marcha quelque temps sans rien dire, se contentant de porter il ses yeux le coin de son tablier blanc, mais arrivée à la porte de la chau- mièrf» de sa mère, elle s'arrêta :

— '' Ah ! père Landry ! s'écria-t-elle, queu que chose m'dit là, dans mon cœur, qu'mon Bdlthazar ne reviendra jamais.

XII.

Ce fut pend.int l'espace de deux visites que le père Jacques raconta à monsieur et à madame Bossier ce que je viens d'écrire. En s'éloignant, il dit à Chartotte :

— Dimanche prochain, madame, j'achèverai le récit des amours de Pouponne et de Balthazar.

En effet, fidèle à sa promesse, il revint et, à la prière de Charlotte, il reprit aussitôt dîner, les aventures des jeunes amants, au moment où Bal- thazar venait de quitter sa fiancée.

" Au fond du cœur, dit-il, notre amoureux emportait l'espoir d'un l^rompt retour, mais, malgré cette es-

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pérance, le départ n'en avait pas été moins pénible i)Our lui. Il avait pro- mis à Sri fiancée de revenir dans trois semaines et il était bien résolu à tenir sa promesse. Quand A Pouponne, le déjjart de son futur la laissa bien triste i)endant quatre ou cinq jours pendant lesquels le tablier blanc ne cessa i>as d'être humide ; mais, com- me le cher absent devait revenir, elle finit par se consoler. Trois semaines sont si vite Classées.

" Mais au lieu de trois semaines ce furent trois mois qui s'écoulèrent sans ramener Balthazar. . .et le père Lan- dry s'inquiétait, Pouponne pleurait. . . et l'orage qui menaçait les Acadiens s'assombrissait tous les jours. Ce fut dans le courant du quatrième mois que Balthazar reparut à Grand Pré, le même jour de la première procla- mation des Anglais. Sans hésiter, sans donner à son fils le temps de se reposer, le père Landry lui ordonn:i de se préparer à retourner à la Baie de Beau Bassin afin de in^évenir ses frères du danger qui menaçait les Acadiens. Il ajouta à ce message l'ordre de quitter immédiatement la nouvelle retraite qu'ils avaient choisie.

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" C'était un terrible danger que ce- lui auquel Baltlnizar allait s'exposer en s'éloignant de Grand Pré dans un pareil moment. Il savait bien que, s'il était pris, il serait probablement fusillé sans miséricorde. Et cependant il n'hésita pas . . . Ali ! c'est que l'ordre du père a toujours été et est encore chose sacrée i)our les Acadiens.

" Sans aucune ob.ervatioti, le jeune homaiî'. se leva et cominmiça les pré- paratifs ordonnés par son père; puis, il se rendit chez la veuve Thériot, fit part à Pouponne des ordres qu'il ve- nait de recevoir, et la serra sur son cœur dans un dernier adieu ! Depuis ce moment, aucun de nous n'a entendu parler de Balthazar Landry.

— Vous connaissez le reste de cette triste histoire, mes enfants, dit le bon prêtre, vous savez comment les Aca- diens, jetés séparément sur trois na- vires diiïérents, furent débarqués sur les côtes de New Jersey et du Massa- chusetts. Quelques uns, bien peu hé- las ! se retrouvèrent. De temps à autre nous voyons arriver ici quelques uns de ceux qui sont restés derrière. Mais ma pauvre Pouponne, à l'excep- tion de ïit Toin(», son jeune frère, n'a

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rencontré aucun des siens- Elle es- père toujours pourtant et j'espère avec elle. Dieu lui prépare, sans nul dou- te, la récompense (le sa résignation et de ses bannes œuvres. De plu^, Bal- thazar n'est pas parti seul : Perriclion, Van des frères de Pouponne l'a accom- pagné dans son dernier voyai^je à la Baie de Beau Bassin, et, selon tonte probabilité, si Pan revient, l'autre re- viendra avec lui,

— Merci mon père! dit Charlotte avec attendrissement et en serrant en- tre les siennes la main <lu père Jac- ques, oh! comme je vais aimer Pou- ponne ! comme je vais essayer de lui faire oublier ses malheurs!

Et en effet, ainsi que je l'ai dit, moi» aïeuh^ mit tout en œuvre pour gagner l'amitié et la cou fiance de la jeune Acadienne, et ne négligea aucune cir- constance qui pût la rapprocher d'elle. C'était pour les deux jeunes femmes un jour de bonheur que celui que Pou- ponne venait passer à l'habitation. C'était avec une surprise croissante que Charlotte et son mari observaient les trésors d'iîitelligence que renfer- mait Pâme de cette enfant de la na- ture. Ou eut dit que la lecture lui

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avait ouvert une existence nouvelle et Pavait fait entrer dans des mondes in- connus 011 tout était surpiise pour elle. Pauvre enfant qui ne savait pas lire, elle trouvait un plaisir inexpri- mable à écouter lire et prêtait aux lectures que lui faisaient ses ajnis une attention vraiment surprenante. Kien ne rétonnait ; elle comprenait tout ce qu'elle entendait, et avait besoin de bien peu d'explications. Bienlôt, elle manifesta le désir d'apprendre à lire et, à sa prière, Charlotte lui donna ses i)remi^res leçons. Au bout de trois mois, notre petite Acadienne li- sait tout aussi bien que son institutri- ce et put bientôt charmer la solitiule du i)ère Ijandry en lui faisant des lec- tures pieuses et intéressantes.

La j)auvre i)etite ne découchait ja- mais ; comment abandonner son père adoptif pendant la nuit ? mais, com- me je l'ai dit, elle venait quelqm^ fois passer de longues journées près de sa nouvelle amie, laissant pour ces quel- ques heures le vieillard aux soins de la vieille Céleste, l'esclave fidèle et zélée à laquelle Charlotte avait con- fié la tâche d'amuser et de soigni^r le père Landry pendant les absences de

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sa fille. Et graduellement, sans qu'elle s'en aperçut elle-même, une vé- ritable révolution s'opérait en Pou- ponne : toujours en contact avec des personnes aux manières distinguées, au langage pur et choisi, elle les adop- ta vite. Elle voulut apprendre à écri- re et réussit comme elle l'avait fait pour la lecture. En une année, Char- lotte outre la lecture et l'écriture, lui enseigna l'allemand et touti^s les bro- deries connues à cette époque recu- lée. Le i)rix qu'elle retirait de sa couture et de ses cotonnades, permit à la jeune fille de s'habiller avec plus de recherche. Elle porta des souliers achetés, et ses robes qu'elle confec- tionnait elh^-même avec son goût ex- quis, lui allai<Mit à ravir. Ceux qui ia rencontraient ch"Z m idame Bossier ne i^ou valent manquer d'admirer sa beauté, sa grâce et son élégance ins- tinctives, son doux parler et surtout ses manières charmantes.

Commet je l'ai dit, elle adorait la lecture et y consacrait tous les mo- ments qu'elle pouvait eidever au tra- vail et aux soins qu'exigeait la faibles- se <le son vieil ami. Monsieur Bos- sier choisissait lui-môme les livres

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qu'il prêtait à bi jeime fille et, de cet- te manière, tout eu dirigeant ses lec- tures, l'aidait à acquérir l'instruction qui devenait de i>lus en plus pour lui un objet de continuelle surprise. Le bon curé n'en revenait pas et le père Landry, tout fier du savoir de sa fille, disait, en parlant d'elle :

— Comme elle est éduquée, not' Pouponne! J'crois sus ma foi, qu'elle en sait, an jonr d'orjonrd'liui, tout au- tant que musié l'curé ! Pour de sur, elle dég'oise llatin (l'allemand) tout aussi ben que lui !

Nous connaissons Pouponne et sa- vons que jamais elle ne négligeait le bien qu'elle i)Ouvait faire aux autres : dans sa reconnaissance du savoir qu'elle devait à ses amis, elle se dit que son devoir lui ordonnait de x>«r- tager ce savoir avec ceux qui en étalent i)rivés. Elle fit part à Char- lotte du projet qu'elhî avait conçu de se faire l'institutrice dos enfants du campement ; mon aïeule, non seule- ment, admira, mais encore approuva ce l)rojet, et il fut décidé que dès que riiiver serait terminé, on ajouterait une grande chambre à la cabane du l)ère Landry et que là, Pouponne

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potirrait enseigner les enfants tout en soignant son vieux père.

XIIL

Trois mois environ après la premiè- re visite que Charlotte avait faite à Pouponne, il arriva un incident qui troubla pendant bien des jours la dou- ce paix qui régnait dans le calme in- térieur des Bossier.

Un matin, le père Jacques qui ve- nait de porter le viatique à un malade des environs, s'arrêta sans cérémonie pour demander à déjeuner à ses nou- veaux amis. Le père Jacques était toujours le bienvenu à l'habitation et, en agissant comme il le faisait, savait qu'il procurait un grand i)laisir à Charlotte et à son mari.

A peine la jeune lemme avait-elle I)ris place à table vis-à-vis de son mari, qui lui, était assis entre le curé et son jeune frère, qu'on entendit, au dehors, un bruit formidable accompa- gné d'éclats de voix et d'une volée de paroles des plus grossières. Les con- vives se regardèrent.. ..le rouge de l'épouvante monta au front de Char- lotte : elle avait reconnu la voix de la

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Térencine. Elle regarda Placide., .le Jeune liomme était pâle comme un mort et tenait ses yeux baissés.

— Qu'est ce Vulcainf demanda mon aïeul au domestique qui entrait en ce moment.

-Maître, répondit Pesclave, c'est une des Cadiennes du campe ment. Elle <est en colère i)our quelque chose et demande à vous voir.

— C'est bien! répondit monsieur Bossier eu se levant, je vais voir ce qu'elle veut.

Et voyant que le curé faisait le mouvement de le suivre :

— Non ! non ! dit- il, achevez votre

déjeuner mon père je reviendrai à

l'instant.

Non, mon fils, répondit le prêtre. . . je nf puis vous laisser approcher seul

cette femme elle est terrible. Ma

présence lui en imposera i)eut-être : je vais avec vous.

A peine furent-ils sortis que Char- lotte, toute pale et toute tremblante se retourna vers son jeune beau- frère :

— Oh ! Placide ! s'écria-t-elle, qu'a- vez- vous faitf

— Kien qui puisse exciter cet orage,

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répondit il eu se levant et eu regii- gnant sa cliambre où il s'enferma.

Le jeune homme s'approcha de la fenêtre et npeiçutla Térencine, plus- sale, plus ébouriffée que jamais, ges- ticulant et criant comme une forcenée. Charlotte recuhi malgré elle: cette femme l'épouvantait.

Monsieur Bossier, accompa.i>ué du curé, sortit sur h\ galerie, mais ne descendit i>oint dans la cour j il resta debout sur la première marche de l'escalier, examinant la Térencine d'un regard étonné.' Elle continuait tou- jours ses cris et ses gestes d'énergu- mène, uiontrant le poing à la maison comme à un ennemi qu'elle appelait à elle diins sa fureur.

— Veuillez i>arler plus bas, madame, dit mon aïeul avec cette froide diguité qui le caractérisait; personne n'est sourd ici.

Ça s'peut, répondit-elle, mais, faut avouer en même temps qu'vous avez cheux vous de flares canailles. Je n'dis qu'ça.

Avant que monsieur Bossier eût eu le temps de répondre à une pareille impertinence, le père Jacques descen- dit une marche de l'escalier.

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— Madame Tliéo<;ène, s écria-t il, que signifie un pareil langage ? et que venez vous faire icil

— C'queje venions faire ? cria-t elle (Vun ton plus élevé, jViens demander à c't'liomme qu'est là, ce que son fi- gnoleux (bon à rien) d'frère a fait d'riionneur d(» mon enfant.

Monsieur Bossier fit un mouvement d'indignation ; mais la Térenciiie, sans lui laisser le temps de répondre, con- tinua :

— Oui! oui! à c'te cause que cf^ fl- landrin (mauvais sujet) d'Placide a d'IargcMit et du bec, à c'te cause qu'y est éduqué comme un curé et qu'y parle latin quasiment aussi ben qii'lui, y s'croit l'droit de passer pardessus le corj)S aux poves gens et de courir le guilledou avec leurs filles. Ali! il aime un peu trop à fringuer c'pit chien de casseux . . JTavions pourtant pré- venu de ne plus v'nir se frotter à ma fille ! 011 ce qu'il est, (;e gueux "?. . . ce Cartouche de grand chemin? jVeux le démantibuler . . à cause que j'ions averti que j'ie remuerai d'un fier goût,

Nous savons qu'une fois lancée, il était difficile d'arrêter la Térencine; en vain le [)rétre essayât il d'élever

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la voix, celle de la virago empôcLait de ne rien entendre, eu vain monsieur Bossier par un geste de la maiu vou- lut-il lui iini)oser silence, elle criait, tapait du i)ied et vomissait iujures sur injures. Enfin, profitant d'un moment oii elle s'arrêtait suffoquée, monsieur Bossier lui dit, tout en cher- chant à dompter son indignatiou :

— Je ne comprends pas un mot de ce que vous dites, madame. Qu'est-ce que mon frère a fait à votre fille? et que venez- vous chercher ici ?

Ce fut avec une rage mal concentrée et des gestes de louve en colère que la Térencine raconta que Placide était venu plusieurs fois rendre visite à Tit'Mine, qu'aux bals du samedi, il ne dansait qu'avec elle, qu'il lui avait fait des cadeaux de toute beauté, qu'il avait été jusqu'à la béquer, (l'em- brasser) et que jamais, au grand ja- mais, il n'avait parlé de mariage.

- Je ne vois rien de mal à tout cela, dit le père Jacques, rien qu'une amou- rette comme tous les jeunes gens en ont.

La Térencine devint verte de fureur, appuyant ses deux poings " sur ses hanches elle s'avança vers le curé :

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— Ali ! s'écria -telle, c'est sus c'ton U\ que vous le prenez! vous, Phomme au BoD Dieu ! vous devriez avoir lion- te cVapi^eler amourette Tcrime de ce farfadet ! . . . t'nez mon révérend, j'sommes pas distillée dans la voca- tion du parl<*mentage. . . j'avons pas la parole en mains comme vous qui la sépartagez à tout un chacun, dans Tconfessional ! comme dans l'église, mais c'que je vois, je savions Mire. Si vous donnez raison à ces gens là, c'est i)ar ce qu'y sont riches et que vous v'nez vous bourrer l'veutre cheux eux quand la boustifaille, aile man- que cheux vous.

— En voilà assez ! s'écria monsieur Bossier en frappant du pied. Veuillez me dire à la fin ce que vous voulez, et surtout dépêchez vous.

Intimidée par le ton et par le main- tien de mon aïeul, la Térencine répon- dit un peu plus doucement.

— J'vous l'ons dit déjà, vot'frère, c'te là qu'on appelle Placide, y a volé l'honneur de ma fille... de ma p'tite Tit'Mine! et vous d'vez comprendre, messie, qu'y n'y a que l'sacrement qui peut raccommoder d'semblables acor- chures (écorchures) Si Placide y

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refuse d'ia prendre pour femme... Turlntntu... je n'vous dis qii'ça : la pove! aile aura une terrible fatigue à trouver un épouseux!

Le front de mon aïeul se rembru- nissait de plus eu plus, il était fort: pâle et gardaiî les yeux fixés sur la terre, taudis que des mouvements nerveux trahissaieut une vioîeure émotion.

— Madame, dit-il, eu relevant les yeux, j'aime mon frère comme s'il était mou fils, j'ai rêvé pour lui un brillant avenir mais, si vous m'a- vez dit vrai, s'il a osé abuser de l'a- mour et de la confiance d'une inno- cente enfant, je jure qu'il l'épousera - . . .quelles que puissent être pour lui les conséquences de cette union ! — Ah ! monsieur ! y pensez-vous ! s'é- cria le prêtre.

— Eh ben ! après? cria la Téren- cine toute prête à sauter à la gorge du curé; est-ce qu'uue fille de paille aile ne vaut pas un garçon d'or ?

Et se retournant vers mon aïeul :

— Faut avouer qu'vous parlez ben, tout- à- fait ben, missié ! Faut faire la noce tout d'suite. . .l'curé est là j'vas chercher Tit'Mine.

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— Pas si vite dit mon aïeul : il faut d'abord que j'entende ce que mon frère a à dire de vos accusations.

— Vous avez raison, monsieur, dit le père Jacques.

Elle bondit vers lui.

— Veux-tu ben taire ton bec, toi I s'écria t elle en le menaçant de ses deux poings fermés, vieille soutane rMi)iécée ! avec son visage sans viande qui ressemble à un miracle ! Cadavre démoli ! Vieille allumette sans souâre! mais regardez le donc ! Vrai ! m'ébar- 1 nette ! (il m'éblouit !) Vieux manche de gigot ! crois moi ne t'mèle pa^. <le mes affaires ou ben tout curé qu'tés je t'fe rions voir queu-que chose qui t'fera pas rire !

Le père Jacques était interdit de- vant tant d'insolence; la Térencine avait dégoisé son chapelet avec une si grande volubilité qu'il avait été im- possible de l'interrompre.

Sans chercher à l'arrêter, monsieur Bossier appela :

— Vulcain !

Un nègre énorme sortit de la salle à manger et parut sur la galerie.

— Yulcain^ dit mon aïeuL allez cou-

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per deux grosses branches de cognas- sier.

Vulcain se dirigea vers le verger et reparut au bout d'un moment, tenant à la main deux longues verges, bien flexibles.

— Restez là, lui dit son maître, et si cette femme ose élever la voix et dire une parole inconvenante, vous la chasserez de la cour à coups de fouet.

Pour le coup, la Térencine manqua étoulïer de colère, mais la vue du co- losse noir lui en imposait. Elle se tut j mais si ses yeux avaient été des pistolets, les trois hommes seraient tombés morts à ses pieds .

— Mon père, dit Monsieur Bossier en s'adressant au prêtre, ayez la bonté de rester ici quelques moments de plus afin de veiller sur cette fem- me; je désire qu'elle ne s'éloigne pas. Il faut que cette affaire soit terminée ce matin même. Je vais trouver mon frère.

Et, se retournant vers la Térencine, qui, silencieuse malgré elle, attachait un regard farouche sur les branches de cognassier.

— Madame, dit-il, soyez sûre que j ustice vous sera faite.

— 109 —

Et il se dirigea vers la chambre de son frère. Placide l'attendait, la tête cachée entre ses deux mains.

XIV.

Monsieur Bossier avait huit ans de plus que son jeune frère et Pavait toujours considéré comme son fils. Il rinterrogea avec calme, avec ten- dresse, et Placide, devant cette bonté, cet intérêt paternel, avoua tout. Il n'avait certes attaché aucune impor- tance à sa liaison avec la jolie petite Acadienne et n'avait fait, après tout, que ce qu'il avait vu faire bien sou- vent par ses camarades. U était jeune gai, aimait à s'amuser et s'était laissé eutraîner vers la gentille Tit'Mine par un sentiment, auquel, bien certaine- ment il ne pouvait donner le nom d'amour. C'était lui qui la condui- sait aux bals qui se donnaient tous les samedis, et, nécessairement il la faisait danser. Un jour de l'an, en revenant de la î^ouvelle-Orléans, il lui avait porté une croix et des anneaux d'or, un casaquin et quel- ques rubans. Voilà tout !

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Monsieur Bossier l'avait ér;outé en silence.

— Et, dematida-t il, as-tu parlé d'amour à cette jeune tille ?

Placide hésita, mais sa franchise l'emporta.

— Oui, frère, répondit-il.

— Alors, dit monsieur en le regar- dant fixement, tu l'aimes donc 1. . . tu désires en fivire ta femme?

Le jeune Flamand élevé au milieu de l'aristocrutie la i)lus raffinée, avait une bonne dose d'ambition. La pen- sée d'épouser cette petite cadienne qui ne savait même pas lire, ne lui serait jamais venue.

— Oh ! frère ! s'écria-t-il avec cons- tirnation, plutôt la mort!

— Placide, reprit mon aïeul, jure moi, sur la mémoire de notre sainte mère, jure moi qne tu n'as aucune lâcheté à te reprocher envers cette enfant que la Terenciue t'accuse d'a- voir séduite!

Avant même qu'il eût achevé sa phrase, le jeune homme leva la main vers une image du Christ, qui ornait sa chambre.

— Sur ce Christ, dit-il, par la mé- moire de la mère que je n'ai jamais

— in- connue, je jure que ïit'Mine Simo- neau est aussi pure que le jour oii je l'ai vue pour la première fois.

— C'est bien, frère! je te crois! (lit mon aïeul eji tendant la main à Penfant de sa tendresse. Et Placide tout ému, put voir, au travers des larmes qui obscurcissaient ses yeux qiu' ceux de sou frère étaient hu- mides comme les siens. Ils restèrent un moment silencieux. Au bout d'un moment, monsieur Bossier releva la tête.

— Ecoute, mon ami, dit-il, pour éviter des scènes outrageantes com- me celle que vient de nous faire la Térencinne, pour ne pas s'exposer de nouveau aux fascinations et aux i:)ièges de mademoiselle Tit'Mine Si- moneau, tu vas commencer tes pré- paratifs de départ. Demain, tu par- tiras pour aller achever tes études au collège des Jésuites de la Nouvelle Orléans.

Placide baissa la tête en silence ; il comprenait que son frère avait raison et qu'il ne lui restait qu'à obéir.

Monsieur Bossier descendit et vint rejoindre le père Jacques sur la gale- rie j le digne prêtre s'y promenait en

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long et en large guettant du coin de l'œil la Térencine qui do guerre lasse, s'était laissée tomber sur la dernière marclie de l'escalier. Elle avait caché sa figure entre ses genoux comme pour étouffer sa rage et pour s'éviter la vue du terrible Vulcain, qui lui, pour s'amuser, fouettait la terre de ses brandies de cognassier.

En apercevant mon aïeul dans la salle-à-manger oii il s'était arrêté pour dire quelques paroles à sa fem- me, le curé marcha à sa rencontre.

— Eh bien ? demanda-t-il.

— Vous aviez raison, mon père, dit monsieur Bossier, ce n'était qu'une Simple amourette, un passe-temps. Mais comment faire pour nous dé- barrasser de cette vigaro ^

— Offrez lui de l'argent, dit le prêtre.

n revinrent ensemble sur la galerie gardée à vue par Vulcain, la Térencine avait jugé qu'il était plus prudent de se contenir et s'était mordu les lèvres pour retenir l'élan de sa rage. En entendant le bruit des pas, elle se redressa, ab solument comme un de ses petits dia- blotins enfermés dans une boite s'en élancent lorsqu'on l'ouvre, et cria :

— Faut y aller chercher Tit'Mine ?

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— Koîi, répondit mou sieur Bossier, rien de déshonorant ne s'est passé entre mon frère et votre fille. Il re- fuse de l'épouser.

— Oli ! le gueux ! s'écria-t-elle, ou- bliant Vulcain dans sa colère ; y n'veut pas l'épouser, à ce que vous disions? eli ben ! nous varrons .. j'vas faire un zaricot d'son corps à c'te bambocheux. . .faites x)réparer ses billets d'enterrement. . . je n'vous dis que ça ! C'est ben sûr sorti d'ia cu- lotte à Cartouche et ça n'veut pas épouser une honnête fille !

— Vulcain ! dit mon aïeul.

Le nègre s'avança, tout prêt à exé- cuter les ordres de son maître.

— Oh ! l'horrible noirot ! cria la Térencine en se reculant ; ne m'touche pas ! ou j'trouverai l'moyen de t'ren- dre blanc en tournant ta peau à l'en- vers.

— Madame Théogène, dit mon aïeul avec cette noble dignité qui en impo- sait à tout le monde, même à la Térencine, combien estimez -vous l'hon- neur de votre enfant ? je suis disposé à vous le payer.

— D'I'argent ! s'écria-t-elle, c'est d'Pargent, que vous m'offrez ! oui c'est

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comme ça avec les riches. . .Ça ruine une pôve fille, ça fait quatre cent mille millions d'mauvais coups et ça nettoie tout avec d'I argent . . . Ah ! missié ! vous connaissions pas encore la Térencine. JVeux Psacrement . . . rien qu'ça.

— Ecoutez, reprit monsieur Bossier, pour la dernière fois je vous demande combien d'argent vous désirez. . .au- trement vous n'aurez rien et Vulcain vous accompagnera jusqu'à la porte de cour ; et, garde-à-vous ! si jamais vous osez remettre le pied ici.

Elle paraissait réfléchir. Relevant la tête :

— Eh ben vingt gourdes ! (piastres) dit elle.

Mon aïeul tira de sa poche une longue bourse remplie d'or et en re- tira plusieurs quadruples.

— En voilà cent, dit-il ; et mainte- nant partez ... surtout ne revenez plus nous ennuyer.

Les yeux de la virago s'enflam- mèrent à la vue de tout cet or ; elle tenait sa main ouverte, caressait les quadruples de son regard rapace.

— Mais, dit-elle, si Placide y vient

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encore courir après ma petite quas qu'y faudra faire ^

— Ne craignez rieu, réiDondit mon- sieur Bossier, demain même, mou frère partira i)our le collège.

Il est à présumer que la Térencine regretta ce départ. Elle espérait déjà qu'une nouvelle visite de Placide lui vaudrait de nouveaux quadruples, et, bien certainement, elle était de force à l'inviter.

Comme il en avait été prévenu, Placide partit le lendemain pour le collège des Jésuites, établi récemment à la Nouvelle Orléans. Charlotte pleura en voyant s'éloigner son jeune beau-frère ; elle perdait en lui un gai compagnon, toujours prévenant et rempli de complaisance pour celle qu'il appelait sa sœur. Mais, du fond du cœur, la jeune femme approu- va la conduite de son mari.

XV

Charlotte resta triste pendant plu- sieurs jours après le départ de son jeune beau-frère : c'était lui qui lui tenait compagnie pendant les heures que Monsieur Bossier passait au

— lie- champ. Il était si aimable ! si gai ! il lui faisait la lecture et avait tou- jours quelque anecdote amusante à lui raconter. Et, ce qui rendait en- core plus triste la solitude de la jeune femme, c'est que Pouponne ne venait plus la voir. Qu'est-ce que cela signifiait? Elle aurait bien été s'informer elle-même à la cabane de son amie, mais um^ de ses petites fiUes souffrait d'un léger mal de gorge et la jeune mère ne pouvait songer à abandonner son enfant même pour un moment.

La raison qui retenait Pouponne chez elle était l'état de faiblesse de son père adoptif. Tout faisait présa- ger que la fin approchait- Il n'était pas plus mal, mais, comme une lam- pe qui s'éteint lorsque l'huile qui la remplissait est épuisée, la vie du vieillard, épuisée par l'âge, merjaçait de s'éteindre.

Il arrivait quelque fois, le diman- che, après la messe, que le père Jac- ques envoyât Tit Toine passer la journée avec sa sœur ; et c'était une grande joie pour Pouponne de voir arriver ce cher petit frère qui, au- jourd'hui composait tcate sa famille.

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On était au 10 septembre. Un orage terrible retentissait au dehors et fai- sait trembler la faible cabane. Pou- ponne, assise à côté du lit du vieillard, écoutait la pluie qui tombait par tor- rents, et le bruit formidable de la fou- dre la faisait trembler malgré elle. Plus d'une fois, elle avait porté la niain à ses yeux pour éviter d'être aveuglée par les éclairs qui, de mi- nute en minute, traversaient l'espace. C'était un dimanche et le bon curé avait permis à Tit Toine d'aller dîner avec sa sœur. L'enfant était assis sur le plancher, près du feu qu'il ar- rangeait, car, quoique l'hiver fut en- core éloigné, il fallait toujours du feu à ce pauvre vieux dont le sang se glaçait dans les veines. Tout à-coup, le père Landry releva la tête.

— Pouponne î api^ela t il.

— Je suis là, à coi/ le vous, mon ]>oie, répondit la jeur» • ' ¦ ^ l-irez- ^ cas quelque chose f

— î»fous sommes en ooj::embre, n'ost-ce pas ?

- •' Oui pore, c'est aujourd hni lo dix (le septembre.

- -Le dix. répéta-t-il, îq 10 septem- bre .' iu?dto nix ^.v.f\ d".J'::OL;!.;:; dQpuis

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Pmoment où ce que nous a vous quitté PAcadie! Est-ce que l'Bou Dieu au- rait choisi c'jour là pour me voir mou- rir.

-Allons donc ! répondit Pouponne en essayant de sourire, chassez ces

vilaines idées, père ^e parlez pas

de mourir . . . Vous savez bien que vous ne pouvez pas me quitter avant le retour de Balthazar !

Un soupir fut la seule réponse du père Landry.

— Youlez-vous que je vous lise quel- que chose, père^^ demanda-t-elle au bout d'un moment.

— Oui, répondit-il, lis-moi la prière des agonisants.

— Quelle idét^. ! s'écria Pouponne, non, cela nous attristerait trop Te- nez, j'ai là quelque chose de bien in- téressant, quelque chose que Monsieur Bossier lui-même m'a recommandé de lire : la découverte de l'Amérique. Yous savez bien père, que vous aimez ces récits de voyages et de batailles Faut-il commencer ?

— ISTon, dit-il, pas avant que j'aie écouté la prière des agonisants.

Il fallait céder; la jeune fille qui s'était déjà levée pour aller chercher

-119 —

dans sa chambre le livre de voyages, rapporta en place son livre de prières et vint s'agenouiller près du lit. Tit Toine se leva.

— Sœur, dit-il, jVas dire les réponds. Les litanies, ça maçonnait, j'on appris ça avec missié le curé.

Et, pendant quelques minutes, on n'entendit dans cette pauvre chambre que le bruit de la pluie et du vent et celui de la voix de la jeune fille à la- (pielle se mêlait celle de Penfant ; le vieillard répétait les réponses après hu.

Lorsque Pouponne se releva, le père Landry appela Tit Toine.

— Petit, lui demauda-t-il, te sou- viens-tu de ta mère ?

L'enfant était très intelligent pour sou âge, il attacha sur le vieillard ses grands yeux qui ressemblaient à ceux de sa soeur.

— Oh ! père Landry, répondit-il, est-ce qu'un enfant peut oublier sa mère?

— Mais, t'était si p'tit quand tu l'as quittée !

— J'avions six ans.

— Et t'en as douze àjordy. Et ton be- zon,p'tit ? comment c'que tu l'as perdu?

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— J'ions pas perdu, père Landry, c'est PBon Dieu qui Fa pris . . Pove Tit Tienne! (Petit Etienne) y étiont

toujours malade et y appelait la

mère qu'ça faisait pleurer tout Pmonde dans la grande barque (le navire). Et la mère et Pouponne, elles n'étiont pas là pou le soigner. J'faisais tout ce que j'pouvions, mais quVsqu'un chou d'six ans pouvait faire ? J' Py portions tout ce qu'un chacun m'don-

nait d'bon à manger c'était pas

grand'chose, mais, tout d'mêine c'était quelqu'chose .... et v'ia qu'un soir, y m'dit comme ça : Tit Toine, j'en- tends la mère.... elle m'appelle., adieu Frérot ! Et il était mort ! et je n'avions pus de bézon !

L'enfant s'arrêta suffoqué par les larmes .... mais au moment où Pou- ponne l'attirait à elle pour le consoler, il se redressa.

— Et c'n'est pas tout! s'écria- t-il, les yeux grands ouverts comme s'ils étaient fixés sur une image épouvan- table. .. l'plus terrible, le v'ià! Je t'nais le corx)S de mon bézon dans mes bras et j'chcrchions à réchauffer ses poves tites mains glacées, quand d'af- freux soldats sont v'nus m'I'arracher

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. . .et. . .oli ! père Landry ! oh ! Pou- [)oi)ije! savez vous ce qu'y ont fait <rmon cher Tir Tienne ? ils l'ont jeté à la mer!

Poui)onne qui sanglottait comme lui^ le coude appuyé au bord du lit, jeta ses deux bras autour du cou de son frère, l'attira sur ses jjenoux et le maintenant, Tit Toine, dit elle, faudra nous aimer comme sept.

— Tit Toine, reprit le père Landry, est ce que t'as queuque chose à faire dire à la mère et à ton bezon f

- (iné'que vous voulez dire, père ? demanda le petit garçon en attachant un regard étonné sur le vieillard.

— Ça s euh 'ment, mon gars : avant d'main, je serai là liant avec les amis, et l'Bon Dieu seul sait qui sont c'ty là que j'vas retrouver dans le i)a- radis.

— Ne parlez pas ainsi, père Landry dit Poùi)onne, vous n'êtes pas plus malade, et vous avez encore, Dieu merci ! de longs jours à vivre !

Il secoua la tête en silence. Et l'o- rage continuait avec une fureur crois- sante , la pluie tombait par torrents sur les murs de la cabane et menaçait d'en enlever le faible toit j par instant

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un vif éclair scintillait au travers de la chambre et était succé<lé par un violent coup de tonnerre qui faisait tressaillir le malade et arrachait des cris de terreur à Tit Toine qui était venu reprendre sa place près du foyer. Il y avait quelque chose qui inspirait une tristesse profonde en écoutant ce déchaînement des éléments et les plaintes sourdes de ce vieillard qui se débattait contre la mort.

— Oh! se disait Pouponne, si je pouvais faire avertir Charlotte! lui demander de l'aide! mais, ce serait cruel de faire sortir c't enfant dans un pareil temps ?

— Tit Toine ! dit tout à-coup le mou rant.

L'enfant accourut près du lit.

— Où est ce qu'est missié l'curé '?

— J'ions laissé à c' matin au j)rasby- tère. ^

— Ainsi y n'a pas dîné à la grande maison ?

— Non ï)ère.

Pouponne suivait d'un œil désolé les indices de la mort sur les traits de son vieil ami. Sa pâleur devenait cadavéreuse j deux larges cercles bleuâtres entouraient ses yeux à demi

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voilés déjà, et, par momeuts, uu fris- son uoinent étrang'e parcourait tout sou corps.

— Pouponne! appela-til, Poupou ne ! j'veux voir missié Pcuré !

Comment refuser A uu mourant la dernière grâce qu'il demande I Com- ment i)arler des dangers de l'orage à celui qui n'a peut-être qne quelques heures à vivre f Elle n'hésita pas.

— Tit Toi ne, dit elle, lève toi ! y faut que t'ailles chercher Tpère Jacques.

— Ecoute la pluie et le tonnerre, sœur, dit l'enfant tout effrayé déjà.

— Il le faut, répéta Pouponne. Le père Landry est bien malade et ne N'eut pas mourir sans recevoir les der- niers sacrements. J'irais moi même pour t'éviter c'te corvée, mais j'puis pas abaiulouner ce pove vieux dans un x^areil moment.

Et tout en parlant, la courageuse enfant enveloppait son frère de son châle le plus épais, elle lui attachait son chapeau sur la tête avec une lon- gue écharpe de laine et, lui mettant uu parapluie à la main :

— Ecoute-moi bien, dit elle: tu iras d'abord à la cabane des Labauve et tu demanderas h Zozo, do ma part, de

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laisser Baptiste aller avec toi. Le parapluie (^st assez large pour vou>^ deux. Surtout presse- toi, frérot, rappelle-toi qu'la mort, aile n'atteuil l)as ; répète ben à missié l'curé que l'père Landry y se meurt et demaiid»^ à le voir.

Et, embrassant sou frère, après l'a- voir recommandé à la bonne Vieige Marie, elle lui ouvrit la porte en répé- tant :

— Surtout, frérot, dépêche-toi !

Elle revint s'asseoir près du lit, et, quoiqu'il fut à i)eine quatre heures, l'obscurité était telle qu'elle se vit obligée d'allumer une chandelle. Et au milien du silence, la voix du mou- rant s'élevait par instant, tantôt pour raconter quelque scène de sa jeunesse, tantôt pour parler de la patrie per- due, ou pour appeler les êtres aimés qui l'avaient précédé dans la tonil)e et ceux dont il ignorait la destinée. Et, l\ s'arrêtait pour prier, ou tombait dans un sommeil que, plus d'une foi s. Pouponne prit pour celui de la mort.

XYL

Nous allons maintenant abandonner

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Pouponne sui milieu de sa veillée si triste et si solitaire, pour suivre Tit Toi ne sur la route où il venait de s'en- gager. Comme le lui avait ordonné sa sœnr, il s'était arrêté à la cabane des Labauve et avait délivré à Zozo le message de Pouponne. Dans toute autre circonstance, la mère aurait peut-être rrfnsé d'exposer son enfant au danger d'un pareil orage ; mais, il s'agissait d'un mourant, et parmi If s Acadiens, nn respect sans limites est porté à ceux qui vont mourir; et, se- lon eux, leur refnser quelque chose, appellerait la malédiction du ciel sur la têt(^ de celui qui oserait commettre un pareil crime. Avant que Zozo eût le temps de répondre à Tit Toine, la vieille aïeule s'écria:

— Faut qu'il aille, ma fille ! qui sait! demain, ça s'ra p'tête mon tour.

Zozo fit pour sou fils ce que Pou- ponne avait fait pour son frère, elle l'enveloppa de son mieux . . lui mit par dessus ses vêtements le capot de couverte de son père et, lui mettant en mains le bâton de l'aïeule.

— C'est en cas d'mauvaises rencon- tres, dit-elle.

Et, au bout d'un instant, on eût pu-

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voir nos deux petits garçons bien serrés l'un contre l'autre, leurs deux têtes sous le parapluie, et, se dirigeant aussi vite que i^ossible vers la de- meure de monsieur le curé située à six milles plus loin. C'était une lon- gue route pour ces deux enfants, et, ils se disaient que, bien certainement la nuit les surprendrait avant qu'ils n'eussent le temps d'arriver au pres- bytère. Vers le milieu de leur route, se trouvait un petit bois d'un demi mille de long, et avouons bien vite que le passage de ce bois causait une vive terreur à nos i^etits voya- geurs.

— Mon Dieu ! disait Baptiste, c'est y pas trop dur pour les vivants d'voir i'monde mourir pendant la nuit et avec in pareil temps ? Comme si l'père Landry aurait pas pu r'mettre sa crevaison à d'main f

— Oui, dit Tit-Toine qui, en sa qua- lité d'enfant de chœur, se croyait très fort en matière de religion, c'est tout d'même vrai que c'temps là, c'est bon pour des chiens et pas pour des chré tiens, mais, vois-tu Bai)tiste, c'pôve homme, il a i^'tête un c^ros péché sur sa conscience et y veut l'dégoiser à

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missie Pcuré avant cVrendre l'âme. . .

En cet instant, nn violent coup de tonnerre se fit entendre et les deux enfajits jetèrent un cri en se resser- rant encore davantage.

— Encore, observa Tit-Toine, si nous avions pris un jabloroc !

Ce que Penfant appelait un jabloroc était ce que nous, nous appelons une lanterne ; et il fiiut avouer qu'elle n'aurait point été de luxe au milieu de l'obscurité qui les entourait. Ils entraient dans le petit bois.

— Diantre ! cria Baptiste, faut con- venir qu'y fait diablement noir ici ce soir .... c'te forêt m'fait l'eftet d'être

aussi longue qu'un jour sans pain

aile doit être pleine à déborder de vo- leurs.

— Et p'tête ben de loups aussi ! dit Tit-Toine qui pour essayer de se ras- surer, voulait faire le brave aux dé- pens de son camarade. Ahl que bé- nédiction l'bon Dieu a sépartagé sur nous, quand il a gardé les loups, bien loin, en Acadie !

— Mais les voleurs, répéta Bai^- liste.

— Tu veux que j'te dise le flu fond de la vérité Baptiste ? reprit le frère

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(le Pouponne, tu parles comme un cou- ard et t'en es un, v'ià ! que que do.ic qu' tu veux qu'on nous vole ?

— Oh! mais, ton parapluie. .. .et pis -...mon bâton.

— Tiens ! tu jabotes trop, mon fan- toche ! (mon petit homme) dit Tit- Toine avec une sorte de mépris II est quasiment tard et j'sommes pas mal las .ymsemble qu'ines yeux, y sont tous pleins d'piqures d'aiguil- les... de plus, je n'faisoMS pas aute chose que de tibuter (marcher comme u!i ivrogne) dans c'te noir! j'dors en marchant ... aussi j'vas m'arrêter ici un tantinet .quéque t'en dis Baj)- tiste 1

— Qae ça m' va comme le bridon à la jument de missié le curé, répondit le fils de la Zozo en s'étendaut sur l'herbe mouillée à côté de son cama- rade.

Ils étaient là depuis environ deux minutes tout au plus quand ils enten- dirent marcher à quelques pas d'eux, et une voix prononça distinctement ces i)aroles :

— T'crois ben qu'nous sommes per- dus.

En un instant, nos deux petits gar-

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<?ous flirtant debout et la iiiaiu claus la main, se disposaient à prendre la fuite quand nue grosse main tomba sur l'épaule de Baptiste et une voix laissa écliapi)er ce seul mot: Halte!

Sans comprendre la signification du mot, ils s^irrêtèrent, et, à la lueur de la lanterne que i)ortait celui qui avait l)arlé, ils aperçurent deux hommes vêtus d'uniformes ou plutôt des restes d'un uniforme. L'un était très grand, avait de larges épaules, tandis que l'autre, plus jeune en apparence, était eu même temps jîIus mince et plus pe- tit. Tous les deux avaient le visage couvert d'une barbe épaisse.

— Où allez -vous par un parvîil temps, petits? demanda le plus âgé des deux hommes.

Ce fut Tit-Toine qui répondit, les dents de Baptiste battaient une ter- rible trém,ontaine, (le bruit du tam- bour) comme plus tard notre enfant de chœur le raconta à sa sœur.

— Nous allons chercher l'père Jac- ques pour un pove vieux qui va mou- rir, répondit TitToine.

— Le père Jacques! répéta Pétrau ger.

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— Ou beu missié l'curé, c'est tout un pareil.

— Alors, il faut vous presser, mes enfants, reprit Finconnu, la mort n'at- tend pas. Nous aussi, nous avons besoin de voir le curé, nous irons avec vous. Avez vous encore loin à al- ler t

— Mais non. Via ben pour l'moins deux heures qu'nous sommes en route. Nous arriverons tout à l'heure, dit Tit-Toine en se mettant en route et en se serrant plus étroitement contre Baptiste.

Ni l'un ni l'autre de nos petits gar- çons n'était trop satisfait de la compa- gnie qui s imposait à eux avec si peu de cérémonies. Le plus jeune des étrangers n'avait rien dit, il semblait triste et recueilli et, à plusieurs re- prises on le vit élever la lanterne qu'il tenait à la main pour pouvoir mieux examiner les traits de Tit- Toine.

Bientôt nos voyageurs sortirent du bois et aperçurent dans le lointain plusieurs lumières qui, bien certaine- ment devaient provenir de quelque habitation.

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— C'est là, dit Tit-Toine, c'est la maison à père Jacques.

Cette maison, ou plutôt le presby- tère, était assez grande, quoique bâtie aussi grossièrement que toutes les de- meures des Acadiens II se trouvait <leux chambres sur le devant : Tune était la chambre à coucher du bon ])rêtre, l'autre celle où il prenait ses repas, oii il écrivait ses sermons et oîi il recevait ceux qui venaient le voir et le consulter. Sur le derrière, il y avait deux autres chambres : la plus grande, la mieux meublée, s'appelait la chambre de Phôte et il s'y trouvait toujours un lit prêt pour l'ami ou l^our le malheureux qui venait récla- mer l'hospitalité du i)ère Jacques. Dans la dernière couchaient la vieille Pélagie et Tit Toine. A cette épo- que, de crainte du feu, sans doute, les cuisines étaient toujours assez éloi- gnées de la maison principale : celle du père Jacques se trouvait à une vingtaine de pas du logis.

Tit Toine qui se considérait chez lui au presbytère et qui en connais- sait tous les coins, fit entrer les étrangers dans ce qu'on appelait le cabinet de monsieur le curé.

— 1.32 —

— Attendez lA, leur dif-il, j'vas aller prévenir le père.

Les deux hommes s'assirent en si- lence : ils pnrais>!aient vivement émus.

Tit Toine, accompagné de Bnptist«% entra dans la chambre à coucher du prêtre qui, quoiqu'il ne fût que sept heures, se disposait à se mettre au lit.

— Grand Dieu ! s'écria- t-il en voyant paraître son enfant de chœur, toi Tit Toine! et dans un pareil orage! Pourquoi ta sœur ne t'a telle pas gardé? et comment se fait il que Baptiste soit avec toi ?

Tit Toin*^ raconta au père Jacques robiot de sa mission et termina par ces mots :

— Pouponne, aile dit qu'y faut vous dépêcher.

— C'est bien, dit le prêtre, va atteler la calèche pendant que j<î m'habille- rai Il est inutile que tu m'accom- pagnes. Garde Baptiste avec toi jusqu'à demain et dis à Pélagie de vous donner à souper.

— Oui père, répondit l'enfant.

Et au moment oii il allait sortir, il revint sur ses pas :

— Oh! père, dit-il, j'avons oublié d'vous dire qu'y a là dans vot' cabinet

— ISS- deux liomraes que nous avons ren- contré dans l'bois . .y nous ont suivis jusqu'ici et y disent comme ça qu'y vouliont vous voir. A ce qu'y parait, y zont queque chose à vous jabotter. (raconter.)

— Des étrangers ! se dit le père Jacques, dans cet orage ! et à cette lieure ! que peuvent-ils me demander? l'hospitalité sans doute.

Il entra dans la salle oii les deux hommes l'attendaient. Ils se levèrent et le saluèrent respe(;tueusement en le voyant paraître. Le prêtre les regard'! et une émotion étrange s'em- para de tout son être.

— Vous désirez me voir, messieurs ? demanda-t-il.

— Oui mon père, répondit le plus âgé des étrangers qui pouvait avoir tout-au plus vingt-cinq ans.

— Cette voix . . . dit le père Jacques, ces yeux ! ... Oh ! je ne me tromi^e pas . . . C'eut Balthazar.

Et il tendit les bras au jeune homme.

Après qu'ils se furent tenus em- brassés un instant, le curé se retour- na vers le compagnon de Balthazar et le regardant avec attention :

— Et celui là ! demanda-il.

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— Celui-là, mon père, répondit le jeune homme en s'avançant, c'est Pé- richon. .ne Tavez-vous pas reconnu!

— Kon, répondit le père Jacques, cette barbe vous déguise trop bien, mon enfant.

En ce moment les deux enfants rentraient. A ce nom de Péricbon, Tit Toine jeta un cri.

— Périchon ! dit-il, je m'rappelle qu'autefois, au pays, j'avions un frère qui s'app'Iait comme ça.

— Et c'est ben ton frère qu'est là, Tit Toine, dit le jeune Acadien en en- levant l'enfant dans ses bras. Ah! frérot ! y n'y a pus qu'nous deux à c'heure.

Tit Toine allait se récrier et parler de Pouponne, mais au signe que lui fit le prêtre, il se tut.

— Balthazar, dit le père Jacques, ce n'est point le moment de nous ra- conter ce qui nous est arrivé des deux cotés depuis notre séparation, plus tard, nous nous interrogerons. Ces deux enfants sont venus à pied, au milieu de la nuit et de l'orage me chercher pour porter les derniers sa- crements à un mourant. Savez-vous quel est ce mourant Balthazar ?

— 135 —

— Je crains le deviner, répondit le jeune liomoie, c'est mon père.

— Ma calèche est prête, continua le prêtre, pressons nous, mon fils... que votre i)ère ne meure pas sans vous avoir revu! Sans vous avoir béni. Périchon, vous resterez ici ce soir et demain Tit Toine et Baptiste vous amèneront à la cabane que le p3re Landry habite avec sa fille.

— Sa fille! répéta Balthazar, la- quelle.

Le père Jacques fit comme s'il ne Pavait pas eutendu et s'adressant à Tit Toine :

— Quand nous serons partis, dit il, tu pourras raconter à ton irèie tout ce que tu sais de votre famille. Dis lui tout, mon gars.

Et pendant que Balthazar assis dans la calèche à côté du curé se di- rigeait vers la cabane oii son père so mourait, Tit Toine parlait de Pou- ponne à Périchon et, voulant obéir j)onctuellement à son curé, lui racon- tait toutes les nouvelles du campe- ment.

— Il ne faudra pas vous nommer, en arrivant, mon fils, dit le bon prêtre, à Balthazar, la joie tuerait

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votre père avant qu'il ait eu le temps de se préparer à la mort. Laissez- moi faire : quand il en sera temps je vous avertirai.

Trop ému, trop triste pour parler, Balthazar répondit par un signe de tête. Il se sentait heureux de revoir son père, de x)ouvoir embrasser sa sœur... mais en même temps sou cœur se brisait à la cruelle pensée que c'était pour le voir mourir qu'il allait retrouver ce père chéri.

XVII.

La calèche s'arrêta en face de la cabane. Ils descendirent : le père Jacques portant à la main son sac au viatique, entra suivi de Balthazar dans la chambre qui servait autrefois, de cuisine et de chambre à coucher à Pouponne. Cette chambre avait bien changé d'aspect dex)uis le mo- ment oîi Charlotte y était entrée pour la première fois. Pouponne était fière nous le savons, et refusait tous les dons que son amie essayait de lui faire j mais elle se gênait davantage avec monsieur Bossier et n'osait

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montrer trop ouvertement son orgueil en sa présence.

Souvent, sans y attacher grande importance, la i)etite Acadienne avait dit à Charlotte combien il lui était pénible d'être forcée de faire la cuisi- ne dans la chambre où elle couchait, et un jour qu'elle dînait à l'habitation^ monsieur Bossier envoya son char- Ijentier et ses aides chez le père Lan- dry, et quand le soir, Pouponne arri- va chez elle, elle trouva une petite cuisine qui, d'après les ordres du maî- tre, avait été bâtie à uue courte dis- tance de la cabane.

Le cadeau était un peu trop lourd pour être renvoyé, et Pouponne n'eut d'autre alternative que de remercier ceux qui l'avaient obligée avec tant de délicatesse.

Et maintenant que la chambre de la jeune fille était débarrassée de ses chaudières, de ses baquets et des autres ustensiles de ce genre, Pou- ponne avait trouvé moyen de la méta- morphoser en un charmant petit nid que Balthazar contemplait avec une suri>rise croissante. A côté du petit lit blanc de l'enfant, un prie-Dieu re- couvert d'un camayeu aux brillantes

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(îouleurs, était sarmonté d'une image de Jésus sur la croix que Pouponne avait encadrée elle-inôme. Des étagè- res garnies de livres se voyaient sus- pendues aux murs, et comme le prie- Dieu, les sièges étaient recouverts de draperies en camayeux. Ça et la, OQ voyait de charmantes corbeilles tressées par les doigts habiles de Pou- lionne et qui renfermaient les phis belles fleurs de la saison. Le rouet avait gardé sa place, car notre petite ouvrière s'en servait toujours, mais, sur une petite table, recouverte d'un tapis brodé, on voyait une élégante corbeille à ouvrage, doublée de satin bleu; c'était Placide qui l'avait en- voyée à l'amie de sa sœur, et cette corbeille était remplie de pelotons de laine de toutes couleurs et d'une riche tapisserie à demi achevée.

Balthazar examinait tout et n'en re- venait pas... Quelle était donc cette femme qui s'entourait de livres, de broderies et de fleurs ? Certes, ce ne j)Ouvait être une de ses sœurs, car si les filles du père Landry étaient d'hon- nêtes ménagères, disons vite qu'elles étaient du genre de Zozo et de Titine, et préféraient une betterave à la plus

— iso- belle fleur. Pas un seul instant, la l)eijsée de Pouponne ne vint au cœur (le Balthazar. Il était là, dans cette l)etite chambre toute remplie du par- fum de cette femme inconnue, et le coude appuyé sur son genou, la figure cachée dans sa main, il écoutait les sons qui s'échappaient de la chambre voisine oii le mourant venait de com- munier, et oii le prêtre, en cet instant, lui administrait Textrême onction. Quand toutfut terminé :

— Père Landry, dit le curé, il y a là, dans la chambre voisine, un voya- geur que j'ai rencontré et qui m'a sui- vi jusqu'ici. L'orage gronde toujours . . pouvez-vous lui accorder l'hospita- lité ?

— Certainement, répondit Poupon- ne, et, puisqu'il est dans ma chambre, qu'il y reste. J'irai tout à l'heure lui porter à souper.

— Non, non, il n'a besoin de rien, dit le père Jacques, il a dîné à la ca- bane des Leblanc. Mais le temps est bien humide, et il n'y a pas de feu dans votre chambre, Pouponne... puis-je le faire entrer ici ?

— Mais. . . oui. . . répondit-elle avec un peu d'hésitation-

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Ijh prêtre coiitirma : — Ue voyageur m'a dit qivil avait servi clans le corps de monsieur de Boishebert. . . qui sait ! il pourra x>eut-étre vous donner des nouvelles.

Le pauvre octogénaire resta un mo- ment muet, pris d'un tremblement i^é- nible que sembla partager celle qui le soutenait, un bras passé sous sa tête vénérable.

Balthazar était entré et, trop ému pour saluer, s''était assis près de la cheminée, le dos soigneusement tour- né du côté de ceux qui étaient dans la cliambre.

- Etes-vous Américain, monsieur ? demanda le père Landry d'une voix faible.

— Xon, monsieur, je suis Acadien, répondit le jeune homme sans se re- tourner.

— Ah!... Et, y a t'y longtemps qu'vous avez quitté Ppays ?

— Près d'une année.

Souvent le père Landry s'était dit et avait dit à Pouponne que si Baltha- zar était vivant, il devait être à l'ar- mée. . . .or, son cœur battait à la i)en- sée que peut-être cet étranger avait rencontré son fils et qu'il pourrait luv

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on donner quelques nouvelles. Au bout (l'un moment :

— Vous faisiez partie du corps cVar- mée du commandant Boishébert, dit- il .. . tlu moins c'est cVpie vient d'me dire missié Pcnré.

— Oui, monsienr, jYîtais sous ses or- dres.

— Et dites-moi, reprit le vieillard avec une émotion qui faisait mal à contem- pler, n'avez-vous jamais rencontré à l'armée, un nonnné Baltliazar î. .. Ah ! c/cst que, voyez vous, c'était mon fils ! .

— Est-ce du capitaine Balthazar Landry que vous voulez parler ? de- manda le jeune soldat qui faisait des efforts snrnaturels i)our contenir son émotioîi et n'osait lever la tête de peur de se trahir.

— Il n'était pas capitaine que je sa- che, mais il s'a])pelait Balthazar Lan- dry, dm bour^ de Grand Pré dit le

vieillard, qui semblait avoir recouvré ses forces pour parler de son enfant.

— Certes que je l'ai connu. ..Je vous l'ai dit--., il était mon capitaine.

— Votre capitaine! s'écria le père Landry stupéfait.

Et des larmes se firent jour au tra-

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vers de ses pauj)ières à demi fermées, tandis que Pouponne sanglottait. Le curé, assis au pied du lit, i^leurait comme^ un enfant. Le père Landry les regarda Pun après l'autre, et arrê- tant ses yeux sur l'étranger :

— Ah ! j'comprends tout ! dit-il. . . j'vois pleurer l'père Jacques. .. m'a 13' tite fille, aile pleure aussi. . .vous, vous détournez la tête de nous. . .j'sais ben, allez qu'y en a beu peu qui re- viennent d'ia guerre. . .Vous étiez son camarade f et j'devine que c'est lui qui vous a envoyé dire à sou père comment ce qu'il est mort ! . . .Allons ma fille, ajouta-t-il eu passant sa main ridée sur les chev^eux de Pouponne, ne pleure pas comme ça. . .tu sais ben que nous nous attendions à sa mort. . . vois comme j'suis tranquille, et pour- tant, j'étions son i)ère !

— Mais monsieur dit Baltliazar sans changer de position, mon capitaine n'est pas mort.

Un double cri lui répondit : — Pas mort ! s'écrièrent en même temps le vieillard et sa fille.

Depuis un moment, quelque chose d'inexplicable s'opérait en Pouponne : ses yeux ne quittaient point l'étranger

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et le corps pencb('^, l'oreille tendue, elle écoutait les accents de cette voix qui, sans qu'elle s'en rendit compte elle-même, portaient en sou cœur un trouble inconnu qu'elle ne pouvait dé- finir, Pas un instant elle ne soupçonna la vérité, mais, aux dernières paroles du jeune homme, elle se leva, et quit- tant subitement le lit du mourant, elle fit un pas vers l'étranger, joignant les mains et le regardant d'un air sup- pliant et désolé, comme pour lui dire :

— Au nom de Dieu ! parlez-nous de lui!

Baltliazar, en apercevant cette fi- gure qui recevait en plein toute la lu- mière du foj^er, fit un bond sur son siège, mais, sentant en cet instant la main du i)retre tomber sur son épau- le, il resta là, foudroyé par son bon- heur! C'était Pouponne, Poupon- ne qu'il retrouvait près de son jière ! Mais il devait se taire, étouffer l^élan de son cœur, la vie de son père dé- pendait de son silence. Il ne pouvait prononcer le nom de Pouponne que dans son âme.

Mais le père Jacques avait oublié le pouvoir de l'amour dans le cœur de la femme. Pouponne ne s'éloigna pas.. .

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an contraire, elle fit diiix pas en avant, et, prenant de force dans les siennes les mains dont Féiran^er se convrait le visage :

— Baltliazar I s'éci ia-t-elle.

Tout mystère devenait inutile. Pou- ponne se précipita dans les bras <le son ami, et à demi évanouie, se laissa aller sans résistance à ses caresses i-t à ses embrassements. Le père Lan- dry n'avait pas entendu l'exclamation de la jeune fille, mais, en voyant les deux amants dans les bras l'un de l'autre, il devina tout et, élevant ses mains tremblantes vers Ptnfant qui revenait :

— Baltliazar! mon fils! s'écria-t-il.

Et, après avoir serré son enfant sur sa poitrine :

— Je puis mourir maintenant, ajou- ta-t-il, je Fai revu! et il veillera sur Pouponne.

Les questions se succédèrent Nans interruption. Pouponne voulait sa- voir si sa mère vivait encore, deman- dait oii étaient ses frères, tandis que le pauvre vieillard trouvait en- core des forces pour prier Baltliazar de lui parler des fils et des filles qu'il avait laissés derrière lui.

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— Préparoz-vôus à en tondre un tris- te r(}cit, dit le jeuue lioinine, je vais le conimcnccr au moment oiij' ai quitté le Grand Pré pour aller porter i\ mes ijuatre frères les ordres de notre père.

— M'ont ils obéi f demanda le vieil- lard.

— Ils ne l'ont p js pu, mou père, ré- pondit le jeune homme j les familles de Sostliène et de Martin se compo- saient de prèn de cinquante membres, celles de Norbert et d'Urbin d'une vingtaine. Il tant do l'argent pour faire voyager tant de monde. Ils sont donc restés au Beau Bassin, et, bien leur en a pria. Ils y sont encore au- jourd'hui, et tons, riches et heureux.

— Allelujah ! dit le vieillard en fai- sant pieusement le signe de la croix.

— Voilii pour quatre de vos fils, mon i^ère, continua Balthazar ; le cin- quième est i^rès de vous. J'ai appris la mort de Théodnlc et d'Onésiphore 5 quant aux autres, je n'en ai jamais en- tendu parler. Quant à vos filles : Mo- deste, Séraphine et Arthémise sont mortes ; Cidalise et Adèle ont été re- joindre leurs frères au Beau Bassin. C'est tout ce que je sais de notre fa- mille, mon père.

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— Et ma mère ? dit faiblement Pou- ponne.

— Pouponne, dit Baltliazar, tu dois te souvenir que Périchon était parti avec moi.

— Je m'en souviens, répoiulit elle.

— Xous ne nous sommes jamais quit- tes, continua le jeune homme, partis ensemble, nous sommes revenus en- semble.

— Et oii est-il ? s'écria Pouponne.

— Chez moi, mon enfant, répondit le prêtre, vous le verrez demain.

— Merci, mon Dieu I s'écria la pau- vre enfant.

XVIII.

— Il y a aujourd'hui six ans, dit Balthazar eu reprenant son récit, (]ue je revins ^vec Périchon de notre vo- yage au Beau Bassin. Nous arrivâmes à Grand Pré quelques heures après le déi)art des navires qui emportaient nos familles. Il était nuit ; nous er- râmes au hasard dans les rues du bourg remi^lies de soldats anglais. Notre exaspération était terrible, et je crois que je serais devenu assassin si un de ces monstres m'avait adressé la

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parole. J'essayais de pénétrer dans la ^maison de mon père : elle était pleine de soldats qui Imvaient et chantaient entre ces murs bénis où j'étais né, où j'avais été si lieureux !

'^ Périchon, de son côté, voulut en- trer dans la maison de sa mère : nous n'avions rien mangé depuis le matin et nous espérions pouvoir y trouver quelques provisions. Nous n'eûmes point de i)eine à nous y glis- ser, toutes les portes et les fenêtres étaient ouvertes. Nous entrâmes, et, au moment où Périchon allumait une chandelle qu'il venait de trouver sur la chenânée, mes i^ieds s'embarras- sèrent dans quelque chose qui était étendu sur le idancher. J'appelai Pé- richon. . . et . . horreur ! oh ! Pou- l)onne, c'était le corps de ta mère que nous avions devant nous., de ta mère morte, baignée dans son sang!. . de ta mère ast^assinée par les Anglais!

Il s'arrêta : les forces lui man quaieut i^our continuer ; Pouponne jeta un cri et un sanglot déchirant s'échappa de ses lèvres.

— Horreur ! s'écria le mourant, oh ! malédiction sur ces monstres qui as- sassinent les femmes et les enfants !

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Le prêtre éleva le crucifix et Pex- posa aux regards du vieillard.

— Celui qui est mort pour nous sur la croix, nous ordonue le jiardon des injures, dit-il.

Et se retouruant vers Baltliazar.

— Coutiuuez mon fils, ajoutât il.

— Comment le corps de madame Thériot se trouvait-il-là ? reprit le jeune homme, je ne l'ai jamais su : mais voilà ce que je présume : après s'être vu arracher sa fille et ses petits enfants, la pauvre femme dut perdre connaissance et, étendue sur la terr>'t^ échappa aux regards de ceux qui veillaient à charger les navires de leur cargaison humaine. Lorsqu'elle revint à elle, elle avait bien certaine- ment i)erdu la raison et prit machina- lement le chemin de sa maison. Soit 130ur en finir avec elle, soit qu'elle eût, dans son désespoii', insulté les Anglais, un des soldats lui passa son sabre au travers du corps et la laissa seule, vivante encore peut-être. Lors que nous pénétrâpies dans la maison elle était morte depuis plusieurs heures.

— Qu'ils soient maudits! ceux qui peuvent ainsi traiter une faible femme

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répéta le vieillard.

Pour la seconde fois, le prêtre éleva le crucifix.

La tête appuyée à Fépaule de sou fiancé, Poupouue pleurait, la pauvre enfant, toutes les larmes qui opp: es- saient son cœur. Baltliazar après av()ir déposé un long baiser sur ses cheveux reprit sa triste narration.

— Un douloureux devoir, mais un devoir sacré nous restait à accomplir : il nous fallait i)orter le corps de la chère martyre dans le cimetière oii rei)osaient son mari et huit de ses en- fants. Il ûdlait à tout prix ensevelir ce cadave ensanglanté. Périchou agenouillé i>rès de sa mère semblait avoir tout oublié dans son désespoir. Ce fut avec peine que je réussis à lui faire comprendre ce qu'il nous fallait f<tire. Il est probable que, comme les autres femmes, la mère Thériot avait emballé tout son butin, car nous ne trouvâmes rien d'abord : les armoires, les bureaux étaient ouverts, mais tous étaient vides. Mais voilà quV'U jetant les yeux du côté du lit de sa mère, Périchou tressaillit : ce lit semblait avoir été préparé pour la nuit, et, c'est cette circonstance qui

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iiie flt soupçonner que la pauvre femme, après le départ des navires, était rentrée cliez elle et avait, snns savoir peut-être ce qu'elle faisait, pré- X^aré ce qu'il lui fallait i^our la nuit.

^' Périchon arracha un des draps et en enveloppa [jieusemeiit le corps de sa mère i)endant que je me mettais à la recherclie des pelles dont nous avions besoin. Quand je rentrai dans la chambre, Périchon me montra une ceinture pleine d'or qu'il avait trouvée sur le corjis de sa mère, sous ses vête- ments. C'étaient les économies de la pauvre femme qu'elle avait voulu em- porter dans l'éxil.

— '' Prends cet or, Balthazar, me dit. Périchon, il est à nous deux... tu es le plus fort, tu sauras mieux le dé- fendre.

" La nuit s'avançait et nous n'avions pas un moment à perdre. Kous sa- vions bien, que si nous étions pris, nous serions immédiatement fusillés ; mais que nous importait ? il fallait achever notre tâche à tout prix. Heu- reusement pour nous que le cimetière n'était pas très éloigné, et situé com- me il l'est sur une colline il était dou-

— boi- teux qu'aucun des soldats y montât pendant la nuit.

'' Périchon se cliargea du corps de sa mère, je le suivis avec les deux pelles et au bout d'une demi heure, la mère Tliériot dormait entre son mari et ses enfants.

— Merci Baltliazar ! dit Poui^onne d'une voix étouffée pa,*- les sanglots.

Il se pencha vers elle et couvrit de baisers ce visage désolé, à demi caché sur son épaule.

Une seule chose nous restait à faire continua le jeune soldat, rejoindre l'armée du général Lé vis. Heureuse- ment que nous avions de l'argent et nous réussîmes sans trop de difficul- tés. Nous fûmes tous les deux in- corporés dans le régiment de mon- sieur Boishébert.

— Oh ! Balthazar î dit Pouponne avec une grâce suppliante, raconte à notre père ce que tu as fait à l'année. . . .Pauvre cher vieux ! il est persuadé que son fils a dû accomplir des ac- tions courageuses, de hauts faits d'ar- mes. . .et moi. . . ah ! je pense un j)eu comme lui ! Parle, parle, il sera si heureux de t'en tendre !... ça va le guérir, le rajeunir !

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Et Balthazar de sa voix mâle com- mença le récit de la bataille de Con- diac et de l'incendie du presbytère de Grand Pré. Le vieillard en Té- contant ne put s'empeclier de s'écrier dans l'éiDanchemet d'une joie sombre :

— Ah ! c'est bien, mon gars, ces coups là, vois-tu, ça soulage la vieil- lesse dd ton père.

Le père Landry avait toujours, au fond du cœur, nourri une haine pro- fonde contre l'Angleterre j cette haine ne s'était pas refroidie avec l'âge, au contraire : ses nouveaux malheurs l'avaient envenimé et laissaient son âme toute saturée de ce sentiment. Il ne pouvait se lasser d'écouter ce fils de sa tendresse qui avait si bien hérité de sou amour national. lùi l'écoutant une vigueur inusitée s'em- parait de ses membres, sa ligure s'illu- minait, une exaltation dei^uis l(»ng- temps disparue rallumait la vie dans son être. Tout symptôme de caducité disparaissait de son visage j il s'était maintenant redressé sur son lit. Comme Lazarre sortant de la tombe à la voix du divin maître, il revenait à la vie, à la voix de l'enthousiasme et

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<lii patriotisme. C'était un véritable miracle qui s'accomplissait.

liC père Jacques jouissait du cliau- :^ement qu'opérait sur le mourant cette narration de son lils. BaltUazar lui-même subissait le charme que pro- duisaient ses paroles : sa voix vibrait de ses notes les plus sympathiques ; 8on discours qui n'ét^tit que la pein- ture de ce qu'il avait vu, que l'écho de €e qu'il avait entendu, se déroulait iivec la puissance de l'action aux yeux de ses auditeurs. Cette éloquence naturelle et incisive du soldat, cette passion entrainante du patriote dé- voué jusqu'à riiéroïsme, faisaient de lîalthazar un orateur dans toute l'ac- ception du mot. Aussi quand il vint i\ raconter la bataille de Sainte Foye <Hi il avait ga*;né ses épaulettes de capitaine, L^ouponn-, elle-même, en- ti aînée par l'entousisme, lui jeta les <leux bras autour du cou en disant :

— Oh ! mou Balthazar ! que je suis iière de toi !

— Après I . . .mon fils, après ? s'écria le vieillard.

— Ilélas ! repiit le jeune homme, ce

qui me reste à dire est bien triste

On eût dit que le ciel qui avait fait

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mon corapaguon de Périclion, avait décidé que nous ne serions jamais sé- parés : après ma promotion au rang de capitaine, il fat fait sergent dans ma compagnie et nous eûmes la chance de toujours combattre aux côtés l'un de l'autre. Et, ai3rès trois ans passés ensemble à l'armée, nous fûmes faits prisonniers en même temps et jetés sur le même ponton où nous restâmes enferuiés pendant deux: années.

— Grand Dieu! s'écria Poui)onne.

— Je ne vous dirai rien, reprit le jeune officier, de la cruauté avec la- quelle nous fûmes traités, ni des pri- vations qui nous furent imposées. Je vous parlerai seulement d'un incident qui eut lieu pendant notre captivité : il se trouvait parmi les prisonniers un vieil officier qui, pour passer k temps se mit dans la tête de montrer à lire et à écrire aux i)auvres diables qui, comme moi, n'avaient jamais reçu d'éducatiou. Nos gardieus ne le con- trarièrent pas, mais ne l'aidèrent eu rien. C'étaient sur des morceaux de vieilles gazettes, sur des affiches, dans le livre de prières qu'il portait tou- jours sur lui que ce brave vieux nous

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euseiguait à lire, et grâce à lui, quand nous quittâmes le ponton, nous sa- vions x^assab'eiuent lire et écrire.

— C'est une bonne chose que d'être éduqué. observa le vieillard et au moins Pouponne aura un mari qu'en saura autant qu'elle.

XIX

— Au bout de deux ans, continua Balthazar, nous fumes relâchés et alors nous nous dîmes qu'il fallait nous mettre à h\ recherche de ce qui restait de nos familles. C'était une rude tâche, car les Anglais nous avaient dépouillés de ce qui nous res- tait des cinq cents couronnes de la mère Tliériot ; mais, nous avions une bonne dose de courage, et tantôt à l)ied, tantôt dans quelque charrette oîi l'on nous donnait passage par charité, nous arrivâmes à New York. C'est dans cette ville que nous trouvâmes quelques indices de ceux que nous cherchions En i)arcourant les rues, nous nous vîmes en présence des af- fiches que Louis Comeau, le brave cœur, avait fait coller sur les murs de New York aussi bien que sur ceux de

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Boston, de Philadelphie et des autres graii'les villes des colonies anglaises. Vous savez, je suppose, que pour gui- der nos malheureux frères dans leurs recherches, Comeau, le héros, envoie continuellement des émissaires avec des listes de noms qu'ils affichenc p.irtout. Sur celle qui était devant moi, je lisais, au milieu d'une centaiue de noms ; Landry, Thériot, à la Loui- siane, sur les bords du Aîississippi. Ça devaient être les nôtres et il fal- lait aller les rejoindre. Voilà ce que nous nous dîmes, Périchon, et moi, et nous nous mîmes bravement en route. Dieu seul peut dire les difficultés, les entraves que nous rencontrâmes. Souvent il fallait nous arrêter pen- dant des semaines, pour travailler sur une ferme, afiii d'y gagner de quoi continuer notre voyage. Une fois Périchon tomba malade et, i^endant un long mois, il me fallut le soigner . Mais grâce au ciel, je vous ai retrou- vé, mon père, et toutes mes infortunes

sont oubliées Me voilà près de

vous pour vous aider, pour vous soi- gner, vous et Pouponne.

— Ou plutôt pour me voir mourir, mon filsj mais n'importe ! je ne iiuis

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que remercier ce Dieu bon qui t'a ra» mené à temps pour recevoir mon der« nier soupir. Ecoute-moi bien Baltha- zar, ajouta le vieillard ; moi mort, tu épouseras Pouponne aussitôt que vous aurez fait les préparatifs néces- saires ; disons dans trois mois tu

dois comprendre mon gars, qu'y faut un i)rotecteur à c't ' enfant .... De plusse, parceque le vieux s'ra mort, y n'fiiut pas que ça empêche les amis d' s'amuser .... j'exige qu' vos noces, ailes soient juste aussi fringantes qu' les miennes ailes étiont ; j'veux qu'on s'amuse et qu'on en gobe tant qu'assez -...y faut aussi qu'y s'y trouve d'ia bonstifaille à en jeter dehors. Vous m'entendez ?

— Oui père, répondit Balthazar.

— J'veux que tout l'monde du cam- pement soit invité, les vieux, les mères, les gars, les jeunes filles, même les p'tits enfants: faut que tout ça danse aux noces de Pouponne et de Balthazar. Vous m'avez bien com- ])ris n'est-ce pas ? ajouta-t-il .

— Oui père, répondirent les fiancés à la fois.

— Et maintenant, mes enfants, âge-

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npnillez vous là, tout les deux, pour q,ue je vous béuisse.

Ils obéirent, et le père Landry, les deux mains étendues sur ces deux jeunes têtes inclinées, murmura à voix l3asse une prière i:)our leur bonheur. Et, lorsque Balthazar se fat relevé :

— Fils, dit le vieillard, ya encore queuque cliose qai me gigule Fâme : comment s'fait y que tu n'sois pas re- tourné à l'armée en sortant d'prison ! aurais-tu déserté ton poste pour t^mette à not'recberclie 1

— A l'armée ! répéta Balthazar avec étonnement, mais, vous n'avez donc pas su ?

— Su quoi ? demanda le père Lan- dry.

— Ah ! répondit Balthazar avec hé- sitation, notre armée mais elle

n'existe plus.

— Comment •? aurait elle été battue?

— Kon, répondit le jeune homme en baissant la tête, elle s'est fondue par- tiellement devant les trois corps d'in- vasion des Anglais. Refoulés de tous cotés par l'ennemi, jusque dans Mon- tréal, nos hommes s'aperçurent qu'ils n'étaient plus que quelques milliers

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(le soldats, sans vivres et sans muni- tions . et, il a fallu se rendre.

— Et le pays est perdu ?

— Perdu sans ressources, répondit Baltliazar qui n'osait regarder sou père.

A peine le jeune homme eut-il laissé échapper ces paroles qu'il comprit qu'elles tombaient c6mme la foudre sur son vieux père ; mais la- question lui avait été j)osée si implicitement, elle était par sa nature si difficile à éluder, qu'il n'aurait i)as pu le faire sans mentir, et nu vrai fils de l'Acadie ne sait pas mentir. Le vieillard oscil- la coniQie un arbre sous un grand vent, mais il ne fut pas renversé sur le coup.

— Pouponne . murmnra-t-il en fai- sant un etïort pour se tenir assis sur son lit, Pouponne, approche, mon en- fant.

La jeune fille accourut vers lui : * il lui passa un bras autour du cou et il ajouta d'un accent brisé :

— As-tu du courage, ma petite fille?

— Oui père, répondit-elle, je suis exercée au malheur depuis l'âge de quatorze ans et j'en ai à peine vingt... J'endurerai bien cette nouvelle Infor-

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tune si elle ne vous accable pas, vous... Si vous savez la supporter avec calme, avec résignation.

— Peux-tu marcher longtemps, mon enfant? endurer le froid et la faim'? demanda encore le vieillard, parlant comme quand on parle dans un rêve.

Les témoins de cette scène se regar- daient avec consternation ; bien cer- tainement le pauvre vieux parlait sans savoir ce qu'il disait ; mais la noble enfant à qui il s'adressait était prête à tout pour adoucir ses derniers mo- ments. Elle répondit :

- Vous savez bien, père, que j'ai marché depuis Boston jusqu'ici, et que j'ai vu des hommes épuisés de fatigue tomber morts à mes côtés.

— G^est vrai, ma fille ! c'est vrai ! et j't'aime pour ta bravoure! Dis-moi: la nuit est-elle bien noire ?

— L'orage ne fait que cesser, mais le ciel est brillant d'étoiles.

— Eh bien, ma p'tite, partons .

— Partir ! pauvre père ! s'écria la jeune fille avec consternation.

— Oui. Va mettre à part ce qu'il nous faudra i30ur le voyage ; fais deux

I)aquets, un gros et un petit fais

le petit bien léger i30ur qu'y ne t'donne

— 161 —

pas trop (rfatigiie moi, je m'cliar-

gerai «lu gros nous prendrons les

devants et nous f'rons dire à Baltlia- zar de v'nir nous rejoindre.. .. et il viendra, car il jl l'pas pus long qu'nous.

— Mais, voui; u'pouvez pas vous l'ver mon père, , observa Pouponne, calmez-vous, je vous en ime... et, dites moi : oii voulez-vous aller ?

— Je veux retourner au pays . . je veux faire honte à nos gars et les rappeler sous le drapeau de la France . .et je veux chasser les Anglais de la terre que nous ont léguée nos pères.

— Tous les chemins i^raticables sont fermés, observa Balthazar : Pennemi a contraint les habitants de PAcadie à prêter le serment d'allégeance . . . vos fils eux-mêmes ont liasse i^ar cette condition.

— Mes fils ! s'écria le vieillard en riant d'un rire qui faisait mal à en- tendre j les autres, peut-être . . . mais pas Balthazar !

Et il relevait sa tête vénérable avec toute la fierté, avec toute la noblesse d'un prophète de Michel- Ange.

— Balthazar comme les autres, dit le jeune homme ; ce serment seul pou- vait lui ouvrir les portes de sa prison

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et lui permettre de se mettre à votre reclierclie, mon père.

— Balthazar ! répéta le père Lamlry qui seuiblait avoir oublié oii il se trouvait ; î^on ! Baltliazar n'a jamais^ fait ça. . . on vous a trompé ! ce n'est pas mon enfant, mon dernier né qui se serait déslionoré par une pareille lâcheté ! par un parjure !.. Il est jeune, lui., .il est soldat. . .il peut se battre . . et vous voulez me faire croire qu'il s'est fait Anglais ! . . . Non ! Non ! ces choses là, ça n'est pas dans l'sang des Landry !

— C'est avec la rage dans le cœur qu'il y a consenti, reprit Balthazar, on ne lui laissait pas d'autre alterna- tive pour sortir de sa prison et venir à vous.

— Mais il aurait dû rester dans sa prison! y mourir s'il le fallait., s'é- cria le vieillard avec une exaltation sauvage qui ressemblait à la foli<\ Il aurait dû savoir ce que les Anglais ont fait aux siens ... Il a vu sa fa- mille éparpillée sur le chemin de la proscription et son vieux i)ère, à quatre vingt dix ans se trouver seul, dénué de tout comme un mendiant, et n'avoir pour soutien que cet auge dont la

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mère a été assassinée par les An- glais. .Et lui, le lâche ! à vingt quatre ans, au lieu de combattre, au lieu de mourir, il s'est fait Anglais ! Ah ! je le répète, c'est imi^ossible. . . Vous mentez, vous qni osez me dire que mon fils, que Balthazar Landry s'est déshonoré.

XX.

Balthazar était pâle comme un mort, il vint s'agenouiller près du lit du mourant.

— Mon père, dit-il, écoutez- moi : ne me condamnez i)as avant de m'a voir entendu... si j'ai eu l'air de vous abandonner, vous et Pouponne au moment du danger, c'était pour obéir à vos ordres . . Hélas ! hélas ! quand je suis revenu, vous étiez partis et je ne pouvais plus rien pour vous deux. C'est alors que je résolus de consacrer à ma patrie la vie que les Anglais avaient épargnée. J'ai combattu pendant deux années sous le drapeau français, sans salaire et i3resque sans nourriture, le premier dans tous les dangers, restant fidèle au drapeau de la France jusqu'au moment oii entouré

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par une force dix fois plus forte qu^ la nôtre, je fus fait prisonuier et jeté dans une alïreuse prison oii je demeu- rai deux années souffrant des tortures que seulement la haine la plus raffinée pouvait inventer. Après la disper- sion de notre armée, on ouvrit les portes de ma prison 5 mais, pour m'en laisser sortir, on exigea de moi le ser- ment que vous me reprochez. Pré- voyant que mon vieux père devait être quelque part, épuisé par la mi- sère et par l'âge, je me suis dit que mou devoir était de le chercher pour soulager son infortune. Eî^pérant aussi pouvoir retrouver celle que j'aimais, je jurai, des lèvres seulement, de me soumettre aux Anglais, à ces maudits que je me i)roposais de fuir pour toujours. .Notre armée n'exis- tait i)lus, donc je ne pouvais la re- joindre. . .La France avait abandonné ses soldats, elle les avait reniés, .était- ce un crime de notre part de la renier à notre tour, surtout quand il s'agissait du salut de ceux que nous aimions ^ Ma patrie était perdue je ne pou- vais plus rien ftiire pour elle. Je crus, en abandonnant les deux années de salaire que me doit le roi de France,

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pouvoir offrir sans crime mon travail et mon amour à ce qu'il y a de plus cher après la patrie : mon père et ma fiancée! et j'espérais qu'après les avoir retrouvés, qu'après avoir pressé la main que je cherchais pour eu être béni, j'espérais que cette main ne me repousserait pas avec colère et mé- ])ris .... Mon père ! ï'ouponne ! oh !

dites-moi dois-je être maintenant

heureux ou maudit ?

— Heureux, aimé, béni ! n'est-ce pas mon père '? s'écria Pouponne en euhi- çant le cou de sou fiancé et celui de son père et en réunissant dans une même étreinte leurs deux visages inondés de hirmes.

— Oui ma fille, dit le vieilhird, à demi suffoqué. C'est Dieu qui nous a vaincus, mes enfants et non pas les Anglais.

Après ces paroles, il se fit un ins- tant de silence pendant lequel ces trois infortunés retrouvèrent ejisem- ble le sentier perdu de leur bonheur: mais, ils ne devaient pas y marcher longtemps.

Pouponne tenait le vieillard entre ses bras quand elle sentit tout-à coup

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qu'il pesait de tout son poids snr elle.

— Vous faiblissez, mon père, dit-cîlle tout effrayée, seriez vous plus mal.

Pour toute réponse, il s'affaissa tont- à-fait sur le lit et on l'entendit mur- murer d\iue voix qui s'éteignait de plus eu plus :

— Mou Dieu ! mon Dieu ! vous l'avez donc voulu ! il me semblait que c'était une sainte chose que l'amour de la France, et que vous ne l'aviez pas mis

dans mon cœur pour l'en arraclier

pour le voir outrager ...pour l'on blier î

Il s'arrêtait par moment épuisé. A u bout d'un instant :

— Ca s'ra donc, dit-il, la terre étran- gère qui recouvrira in es os mou- rir à qnatrevingt dix r is ! . et être enterré loin des siens 1 \li ! cVst beii dur !

Et une larme coula 1" t.ment sur la joue ridée du vieillard ei int tom- ber sur la main de la jeune fille qui le soutenait. Le père Jacques s'a^)- proclia, lui prit la main en silence et, quoiqu'il fit tous ses efforts pour mai- triser sa violente émotion, elle se fai- sait voir dans sa pâleur et surtout

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d;nis SOS yeux voiîés de larmes. Le l)ère Jacques était un enfant de grand Pré, son père avait été îe cousin et l'ami du père Landry, et le bon prêtre avait toujours voué une vive amitié à ce vieillard qu'il avait accompagné dansTexil. Il frémissait malgré lui en contemplant les progrès de la mort qui s'avançait. Une ^perturbation fa- tale agitait tout le corps du mourant, ses extrémités se refroidissaient et ses lèvres et ses narines devenaient vio- lemment contractées. Baltliazar et Pouponne, penchés sur lui, dans une angoisse mortelle, suivaient tous les mouvements de son visage, épiant une révolution salutaire et le retour de la parole qui semblait s'être arrêtée pour toujours.

— Priez ave moi, dit le prêtre.

Les fiancés tombèrent i\ genoux. J.e p^^" ' pies continua à. suivre les phase.. ' xa crise tout en faisant quel- (;ues pieuses invocations. Après quel- ques minutes, des sons inarticulés s'é- chappèrent de la gorge du vieillard : c'étaient des phrases inconhérentes et détachées qui bientôt se changèrent en une sorte de délire furieux qui ne

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i:)eignait que trop Pétat où s'était abi- iLiée rame de ce malheureux.

— f )'est bieu ! criait-il avec uue sorte (le rage et le doigt étendu vers des êtres imaginaires. C'est bien, mon Dieu ! c'est juste ! . . . et je remercie ! oh ! monstres! c'est bien vous que je vois: Lawrence.... Murray . Win-

slow Butler Je vous vois au

milieu de ce feu ardent oii vous ont poussés les démous . . Regardez les!. . . tDcoutez les ! oh ! que la vue de leurs

tortures me fait de bien avec quels

frémissements de joie j'entends leurs cris d'agonie!.... Ils demandent à boire, et les démons leur offrent pour les rassasier les larmes de leurs vic- times. Buvez monstres î l'éternité ne vous rassasiera pas ! Il y a là d«\s mères, de jeunes enfants, des vieil- lards ils vous arrêtent quand vous

passez . . tons vous déchirent le vi- sage de leurs ongles, vous arrt.^hent les cheveux et vous crient dans leurs voix étranglées par le désespoir que vous avez excité :

— ^'Rendez-nous nos enfants! rendez- nous nos pères, nos mères, nos champs, nos églises que vous avez pillées

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Rendez-nous notre Acadie et notre bonlieur !"

Il s'arrêta épuisé. Pouponne lui souleva doucement la tête d'une main et de l'autre api)roclia de ses lèvres le verre qui contenait la potion qu'elle avait préparée pour lui. Il but sans savoir ce qu'il faisait, et au bout d'un moment :

Oh ! écoutez ! s'écria-t-il, écoutez

ces chants divins là, là, je les vois,

nos saintes femmes, nos petits enfants,

nos fils, nos pères Dieu les a ap-

))elés près de lui pour sécher leurs larmes, pour emplir leurs cœurs d'a- mour divin .... Ecoutez ! mais écou- tez-les donc ils sont avec les

anges ils chantent avec eux le

cantique do la délivrance oh ! ma

vieille compagne ! mes filles si belles ! 81 fraîches! mes fils les en- fants de mes enfiints.... Je les vois

tous là ils sont là ils

in'appelent ils m'attendeut.

Ces dernières paroles étaient à peine intelligibles.... une sueur glacée et abondante couvrait le corps du mou- rant, sa figure prit une expression plus calme ; alors le père Jacques, se

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penchant à son oreille, lui dit douce- ment :

— Père Landry, il faut mourir sans haine, il faut pardonner.

— Pardonner 1 s'écria-t-il en sortant soudainement de son épuisement com- me par l'eftet d'un puissant réactif, et dans son excitation, trouvant la force de se soulever à demi.

— Pardonner aux Anglais ! oh ! cela e^t impossible ! mon père ! Ils ont chassé les miens dans les bois et sur les mers . . ils les ont Jetés en pâture aux poissons.. -.ils ont mêlé leurs cendres à toutes les terres étrangères . . ils ont voulu les vendre comme es- clavts, les enfermer dans les mines de

la Peusylvanie ils les ont forcés à

prendre un serment déshonorant

Et quand ces maudits sont heureux et triomphants, vous voulez que je leur pardonne 1 Non ! je le répète : jamais ! jamais !

— Dieu le veut, mon frère.

— Soyez sûr que Dieu ne leur par- donnera i)as, lui

— Quand il était sur le Calvaire, il a pardonné aux Juifs.

— Oui, réi)oudit le mourant, mais il

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gardait son éternité de justice pour les punir.

— Père Landry, reprit le prêtre, son- gez-y ! je ne puis vous accorder :1e pardon que vous refusez aux autres. Voulez-vous donc mourir sans l'abso- lution du prêtre i

Le vieillard, toujours aidé de Pou- ponne, s'était d'abord levé jusque sur ses genoux comme pour se raidir con- tre cette nécessité du pardon suprême imposé par la religion. Il tenait ses mains jointes, son regard enflammé se levait vers le ciel, mais, peu-à-peu, les paroles du i)retre firent courber son front et ébranlèrent tout son être : il se mit à trembler de tous ses membres, et quand il n'entendit plus la voix du père Jacques, il articula lentement ces mots d'une voix déchirante et en gar- dant ses yeux élevés vers le ciel :

— Ma sainte femme ! mes enfants ! mes petits enfants ! vous tous qui êtes aux cieux, vous savez par vos ypux de bienheureux si mon cœur est encore rempli de vos souflrances et des cruautés dont vous avez été Pobjet. Entendez-moi devant le bon Dieu qui est notre juge à tous. . . Pour avoir le bonheur de vous rejoindre dans ce

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eiel où vous m'attendez, je pardonne aux Anglais pour vous et pour moi !

— Et moi, dit le prêtre, je vous bé- nis au nom de notre Seigneur Jésus- Christ.

Le lendemain, quand Périchon ar- riva, accompagné de Tit Toi ne et de Baptiste, le père Landry était mort, et le plaisir de la réunion fat assombri par les larmes que Pouponne versait sur le corps de son vieil ami.

XXL

Deux jours pins tard, on vit un cor- tège funèbre s'avancer le long du Mississippi et se diriger vers l'église du campement située au milieu du ci- metière. L'humble bière de bois brnt était portée par quatre des vieillar-ls les pins vigoureux de la Petite Cadie et tout ce qn'il y avait d'Acadiens marchaient silencieusement derrière. La voiture de M. Bossier suivait le fnnèbre cortège, tandis que, dans le lointain, on entendait résonner le bruit du canon. Selon l'usage des Aca- diens, (usage qui dure encore aujour- d'hui), cent et un coups de canon de- vaient être tires en l'honneur du pa-

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triarche le plus âgé de la colonie, et ce patriarche était le père Landry. Quelques uns des jeunes geus témoi- gnaient leur sympathie et leur respect à la famille du défunt en se soumet- tant à cette coutume.

Ce bruit du canon excita une petite scène touchante que je ne puis résister au plaisir de raconter. Trop vieille et trop faible pour se mêler aux funérail- les de son vieil ami, Païeule des La- bauve s'était traînée sur la galerie ])()ur voir passer renterrement. En «Mitendant le canon, elle se tourna vers son fils :

— Ah ! Gustin, dit-elle, l'père Lan- dry mort, j^sonlmes à c't'heure la plus vieille du campement. Dis aux gars qu'y faut pas qu'y gaspillent leur i>ou- dre, car y zen auront ben vite besoin pour faire chanter leur canon sur le cercueil à la mère Labauve.

Balthazar et Pouponne marchaient à oMé de la bière ; sur leurs visages pâles et tristes, on distinguait un sen- timent i)lus calme, i)lus doux, ])lus ré- signé qu'on ne voit d'ordinaire chez les personnes frappées d'un pareil deuil. Derrière eux venaient tous les habitants de la petite Oadie.

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Le cortège, après avoir suivi le cours du fleuve, entra dans la cour de la petite église. Après que les priè- res eurent été dites sur le corps de ce noble martyr, après que le prêtre eut élevé la voix pour parler des vertus de celui qui venait de quitter la terre, les porteurs reprirent le cercueil et le descendirent dans le nouveau cimetiè- re qui entourait l'église et oii on ne voyait encore que quelques croix de bois et une fosse qui attendait la dé pouiile d'un antre exilé.

Après quehiues nouvelles prières, le cercueil fut descendu dans le trou chacun lui jeta pour adieu une \)0\ g née de terre et tout le monde s'en re tourna en silence. Quelques person nés seulement, des mères, des enfants, s'agenouillèrent devant ces croix qui recouvraient des êtres aimés.

Ponponne et Balthazar restèrent penchés sur le bord de la fosse jusqu'à ce que le fossoyeur eut tait disparaî- tre le bois du cercueil, alors ils se re- levèrent et reprirent en pleurant le chemin de la cabane, suivis de Péri- chon qui les avait attendus à la porte du cimetière.

Après la mort du père Landry, ma-

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dame Bossier vint elle-niôine chercher Pouponne et Pemmena chez elle.

— Ma chère entant, lui dit-elle, vous ne i)ouvez plus rester à la cabane de votre père, seule avec ces deux gar- çons dont l'un est votre tiancé. Vous attendrez près de moi le moment de votre mariage, et, pendant les trois mois qui s'écouleront d'ici là, Baltha- zar pourra faire à la cabane les chan- gements nécessaires, et nous deux, nous nous occuperons de votre trous- seau. Qu'en dites-vous, ma chère t'ouponnel

Ce fut avec autant de plaisir que de reconnaissance que Pouponne accepta l'invitation de son amie. Tous les joui s Balthazar venait rendre \isite à sa liancée et s'étonnait de plus en plus des changements extraordinaires qu'il observait en elle. La petite paysanne folle et gaie, au parler et aux manières tant soit peu vulgaires et qui n'avaft jamais ouvert un livre de sa vie, avait fait place à une adorable jeune tille au maintien grave et modeste, à la parole pure et distinguée et dont chaque mouvement était imprégné d'une grâce inimitable. Pouponne avait beaucoup grandi iiendaut ces six années qui ve-

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uaient de s'écouler et Baltliazar avou- ait qu'elle avait beaucoup embelli. Sans éducation lui-même, le jeune homme dont tout le savoir consistait à savoir lire et écrire, ne pouvait s'em- pêcher de deviner que la i^etite tête de sa fiancée renfermait des trésors de science.

Grâce à Charlotte, Pouponne ven- dait ses cotonnades aux marchands de la Nouvelle-Orléans et en recevait un haut prix qu'elle employait presque tout à acheter des livres instructifs. En face d'une intelligence aussi extra- ordinaire, d'un si grand désir d'ap- prendre, monsieur Bossier s'était fait l'instituteur de la jeune fille. Certes, H pnuvie enfant avait bien peu de temps à donner à l'étude, mais dès qu'elle avait un moment de libre, elle accourait près de ses amis et réclamait du mari des leçons d'orthographe, d'arithemétique et de géographie qui bien vite firent place aux langues étrangères, à l'histoire et aux mathé- matiques, et de la femme des leçons de broderies de tous genres dans les- quelles Charlotte excellait. Le résul- tat de cette éducation interrompue souvent pendant des semaines en-

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tières, fut, qu'au bout de quatre ans, PoupouDe avait devaucé Charlotte dans toutes les sciences et faisait au- jourd'hui les broderies les plus exqui- ses, les plus charmantes qui, à cette époque, valaient des prix fabuleux.

Avouons que notre petite Pouponne aimait beaucoup la toilette, aussi grâce à l'argent qu'elle gagnait et dont une bonne partie était employée au confort du père Landry, elle trou- vait moyeu de s'habiller, (sans extra- vagance, bien entendu) avec une élé- gante simplicité que Charlotte elle- même ne pouvait rivaliser.

Plus il la connaissait et plus mon- sieur Bossier avouait que son élève était pour lui un objet de surprise con- tinuelle. Le goût du beau semblait être inné dans cette jeune créature qui ne s'était jamais trouvée en face que des beautés de la nature. D'un rien, elle se faisait une toilette char- mante, d'un tour de ses doigts agiles elle métamorphosait en objets char- mants et gracieux les meubles les plu*s grossiers. Charlotte ne faisait rien sans la consulter et mon aïeul lui- même venait quelque fois à elle pour un conseil, ou l'appelait, lorsqu'il était

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embarrassé dans ses calculs et cher- cliait la solution d'un problème. Et ce qui charmait le plus dans la douce enfant était cette touchante modestie qui présidait à toutes ses actions : au lieu d'être fière de son savoir, elle le cachait et cherchait toujours à le rap- porter à ceux à qui elle le devait. Sa reconnaissance envers ses amis ne pou- vait se comparer qu'à l'amitié sans bornes qu'elle leur portait.

Périchon avouait qu'il avait peur de sa sœur.

— Ça n'est plus not' Pouponne, c'te belle dame ! disait il.

Mais à force de caresses, elle réussit à l'apprivois(*r et à lui faire avouer qu'il avait retrouvé sa Pouponne d'au- trefois.

Pouponne n'avait ï)as été sans faire part à son fiancé de son intention de devenir la mai tresse d'école du canton; mais elle rencontra une formidable opposition.

— Non, non, répondit Balthazar, il y a trop longtemps que nous sommes séparés, je ne te céderai à personne... tu es à moi, et je te veux toujours à côté de moi. . . Quant aux enfants, je verrai les pères de famille et je leur

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conseillerai de faire bâtir en cornmuu, une grande école dont Périchon pren- dra le cominandemeut. S'il n'est pas savant comme toi, ma mignonne, s'il ne sait pas le latin et la géographie, il en sait bien assez et d'reste pour éduquer les p'tits Cadiens dMa com- mune. Ça t'va t-y, chère p'tite pro- mise?

Pouponne voulait tout ce que vou- lait Baltbazar et ne mit aucune ob- jection à sa i)roposition.

Si madame Bossier était attachée à Pouponne et la traitait eu tout en égale, monsieur Bossier de son côté observait Balthazar et se sentait en- t rainé jiar les manières franches et gaies du jeune homme; il ne fut pas longtemps sans découvrir l'intelli- gence, la probité, le noble courage et l'énergie de cette âme éprouvée par tant de malheurs. Le père Jacques augmenta encore cette amitié nais- sante en racontant à mon aïeul tout ce qu'il savait du passé de Balthazar et, lorsque deux mois environ, après le retour de celui ci, l'économe de l'ha- bitation mourut, monsieur Bossier n'hésita pas à offrir la place à son jeune voisin.

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Comme nous le pensons bien, Char- lotte n'était pas étrangère à cette offre que Baltliazar accepta avec la plus vive reconnaissance. Cette place était bien au dessus de ses espérances : le salaire eu était de cinquante piastres par mois, et de plus, la demeure de l'économe était une jolie maisonnette couverte de lianes grimpantes et bâtie dans la cour môme de monsieur Bos- sier, à quelques pas seulement de la maison. Ce fut une gramle joie pour les deux amies : elles pourraient à l'a- venir se voir à toute heure du jour, et même se parler d'une galerie à Tautre

La cabane du père Landry fut aban donnée à Périchon, et, comme celui-ci se plaignait qu'il y serait trop seul — Eh ben, mon gars, lui ditBalthazar suis mon exemple.... marie-toi.... mais quant à trouver une autre Poupon ne ... . Bernique ! c'est autre chose. . . y n'en a pas deux comme elle d'un bout du monde à l'autre.

Et les x>réj)aratifs du mariage al- laient leur train : les ouvriers de l'ha- bitation réparaient, peignaient la maison de l'économe et, sous la direc- tion de Charlotte et de Pouponne confectionnaient toutes sortes de meu-

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blés pour le jeuue ménage. Pou- ponne avait réussi à mettre de côté une petite somme qui fut consacrée à son trousseau. Malgré sa fierté instinc- tive, la jeuue fille connaissait les usages et savait qu'elle oifenserait ses Amis si elle refusait leurs cadeaux de noces. Monsieur Bossier lui fit pré- vient d'une douzaine de couverts d'ar- gent tandis que Charlotte voulut se charger de la toilette de la mariée et que Placide, ayant entendu parler du mariage qui se préparait, envoya à la Jeune fiancée un joli collier en ])erles dont elle se para le jour de ses noces.

XXII.

A coté de l'église, les Acadiens avaient bâti une grande maison, (plu- tôt un hangar) contenant deux im- menses chambres : l'une était la salle de bal, l'autre celle du festin ; c'était là que se donnaient les repas de noces. Si nous nous en souvenons, le dernier désir du père Landry avait été que le mariage de Balthazar et de Pouponne fût célébré avec toute la magnificence l)ossible, et que tous les habitants de

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ïa Petite- Cadie, hommes, femmes et enfants y assistassent j et il avait de plus déclaré qu'un grand bal, suivi d'un festin mirobolant devrait couron- ner les noces de ses enfants. Aussi Balthazar, pour se conformer aux volontés de son père, avait loué les deux chambres en question: dans l'une devait être dressé le diner, dans l'autre on danserait.

Et toutes les Acadiennes du Cam- pement qui adoraient Pouponne, vou- lurent contribuer au repas de noces. L'une envoyait un dindon bien gras, une autre une paire de canards, des œufs, d'autres encore une oie, des poulets, un cochon de lait, et l'on pouvait voir toutes ces ménagères, les mains dans la pâte et dans la mê- lasse, préparer des gâteaux et des piles énormes de tac-tac (petit maïs mêlé à la mêlasse) pour ce diner qui menaçait d'atteindre des proportions formidables. Les jeunes gens étaient tous partis pour la chasse : ne fallait- il pas du gibier de toute espèce au diner de noces de Pouponne ! Et, sur le bord du fleuve, les enfants et quel- ques vieillards, une ligne à la main,

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essayaient d'attraper autant de pois- sons qu'il était en leur pouvoir.

Pouponne n'avait ni mère ni sœurs qui pussent s'occuper des préparatifs de son mariage: aussi, envoya-t elle cliercher Zozo et Titine Labauve et mit tout entre leurs mains. Ces deux là s'adjoignirent une douzaine d'amis et tout proun^ttait d'aller com- me sur des roulettes La veille du mariage, ou put voir sortir de l'habi- tation Bossier un grand chariot rem- pli de provisions de toutes sortes et contenant cinq cuisinières et une dou- zaine de marmitons ; il se dirigeait A'ers la salle du festin où Zozo et Ti- tine commandaient en reines.

— Je veux aller à tes noces, chère petite, avait dit harlotte à son amie.

— Non, non, avait répondu cette dernière, ce n'est pas votre place, Charlotte. Venez à l'église, je veux que vous soyez témoin de mon bon- heur ; mais une noce de Cadiens n'est l>as faite pour vous; vous gêneriez les convives et . . ils pourraient bien

vous faire rougir. Moi-même je

sens que c'est mal à moi de le dire car je montre mon orgueil, ce sera la i^re- mière et la dernière noce cadieune à

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laquelle j^assisterai. La vulgarité ra^é- pouvante, voua le savez, mais, nous avons voulu, Balthazar et moi nous conformer en tout aux désirs du père et nous aurons, j'en ai peur, une vraie noce de Canibales .

Le jour oîi le mariage devait avoir lieu, le père Jacques envoya de bonne heure sa calèche pour chercher les mariés. Charlotte avait voulu amener Pouponne dans sa voiture, mais c'é- tait contre les règles, les époux de- vaient voyager ensemble à la tête du cortège. Charlotte dut do?JC se con- tenter de suivre la calèche avec son mari, tous deux seuls dans leur be'le voiture.

La calèche du père Jacques était la seule du campement. Pour ceux qui n'ont jamais vu cette espèce de véhi- cule, je dois dire que c'était tout sim- plement une sorte de buggy sans im- périal et entièrement fait de bois, la boite, les roues et tout. Les Acadiens à toute époque, ont tenu à la calèche et aujourd'hui même, on la retrouve chez le riche aussi bien que chez le pauvre. Mais, comme les habitants de la Petite-Cadie n'avaient pas les moyens de se donner une calèche et

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comme tout le monde voulait aller aux noces de Pouponne et que l'église était fort loin, il fallait s'y rendre le mieux possible. Pour les hommes, ce n'était rien, mais les femmes ! ah ! il fallait les voir passer le long du fleuve, nu pieds, au beau milieu de la boue et toutes chargées d'un paquet contenant leurs chaus- sures et leur robe de bal. La i)lupart avaient la tête couverte de papillottes qu'on apercevait au dessous du mou- choir qu'elles avaient jeté sur leurs chevf ux et qui venait s'attacher sous le menton.

Mais la portion la plus risible de la procession étaient les cavaliers et les cavalières grimpées derrière eux. Souvent, sur le môme cheval, on voy- ait un Acadien amenant ^ur sa mon- ture, en croupe, sa femme, sa sœur ou sa fiancée et encore un ou deux en- fants. Et de distance en distance, on pouvait apt^rcevoir un pauvre petit cheval créole, pliant sous le poids d'une demi douzaine d'enfants qui le montaient à poil. Comme les pédes- triennes, les cavalières étaient pieds nus et portaient comme elles leurs

habits de bal dans le paquet attîtcîie sur la queue du clieval.

Comme je Fai dit, Péglise était loin, et il fallait partir de bonne heure i^our avoir le temps de s'amuser. A sept heures, tout ce petit peuple était donc en route. En avant, on voyait la ca- lèche des mariés, conduite par Bal- thazar, tandis que Pouponne essayait autant que possible de garantir son voile et sa couronne de l'ombrelle qu'elle tenait à la main. Un peu en arrière venait la voiture do monsieur Bossier, et î)ar derrière tout, 1»; cortè- ge des cavaliers et des piétons.

Pouponne avait raison quand elle avait dit à Charlotte qu'elle n'avait pas la moindre idée de ce que c'était qu'une noce cadienne ; mais elle était destinée à l'apprendre et un i)eu à ses dépens.

A peine le cortège eût-il fait un demi mille et se fût- il recruté de tous ceux qui demen raient sur la route, qu'une clameur formidable se fit enten- dre et que toutes les mains masculines, tenant une bouteille, s'élevèrent, et que toute les bouches s'écrièrent en môme temps :

— Hourrah pour Pouponne! Honr-

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rail pour Baltliazar ! — A la santé de Pouponne ! à la santé de Baltliazar !

Et, à chaque liourrali, les amis des fiancés avalaient une gorgée de l'eau- de-vie que renfermaient les bouteilles.

— Grand Dieu ! s'écria mon aïeul pendant que sa femme se bouchait les ornilles, ces gens là seront ivres avant que nous ayons fait la moitié du che- min.

On arriva à l'église, et les époux, suivis de monsieur, dt* madame B(>s- ii;ier et de tous les hommes du cortège y pénétrèrent rii silence. Mais oii étaient les fennnos! En arrivant, elles avaient toutes couru au bord du tieuve, leurs chaussures à la main : il fallait bien se nettoyer avant de se chausser 5 et, (juand tous ces iiieds fé- minins furent bien propres, on passa les bas et les souliers et on se dirigea vers la salle du festin, changée i)our le moment en cabinet de toilette. C'é- tait là que les paquets avaient été laissés f ce fut là qu'on enleva les pa- pillotes, qu'on revêtit les jupes et les caracos bariolés, qu'on se fit belles en- fin tout en échangeant pas mal de re- marques tant soit peu hasardées. Et pendant que tout ceci se passait, le

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I^rêtre attendait àPautel, et les jeunes tiancés agenouillés dans le premier banc, priaient en attendant le bon l^laisir de mesdames Théogène, Tliéo- dule, Télesphore, Sosthène, Té renée, Onésiphore, etc. . . et de mesdemoisel- les Manette, Tit^Mine, Tonton, Artlié- mise. Modeste et autres.

Enfin elles entrèrent en ne ména- geant pas le tai^age, et, lorsqu'elles se furent installées de leur mieux, le prê- tre fit signe aux mariés de s'appro- cher. Au moment oîi Pouponne se levait, monsieur Bossier s'avança vers elle et lui présenta le bras. En con duisant la jeune fille à l'autel, mon aïeul lui témoignait l'amitié et le res- I)ect qu'il lui portait. En voyant Pou- ponne au bras du gros monsieur, les femmes ne se génèrent point pour fai- re entendre un chuchotement qui ex- primait leur étonnementet leur admi- ration.

La cérémonie fut courte : le bon prêtre savait bien qu'il était inutile de parler d'amour et de fidélité à ce jeune couple éprouvé par tant d'infor- tunes.

— 189 - XXIII.

Il y" eut après la cérémonie une pe- tite scène assez amusante : la loi ré- clame trois témoins il tout mariage, et après avoir présenté son registre aux mariés et les avoir vus y mettre leur signature, le père Jacques demanda à haute voix s'il se trouvait dans l'égli- se trois ])ersonnes du sexe masculin, sachant écrire, qui voulussent bien servir de témoins aux nouveaux ma- riés. Monsieur Bossier et Périchon se présentèrent ; mais hélas ! pas un seul individu, dans toute cette foule, ne savait signer son nom, et le bon curé devinait qu'il serait obligé de se contenter de deux témoins, quand Tit Toine, revêtu de ses habits d'enfant de chœur, tira le père Jacques par la manche de son surplis en disant :

— Missié l'curé, j'savons signer mon nom, vous m'avez montré vous même . . . .est-ce que j'peux pas faire comme les hommes, le jour d'ia noce à ma sœur, et mettre ma pataralïe sus le re- gistre comme Périchon et l'gros mis- sié ?

— Mais certainement, répondit le père Jacques eu souriant à son enfant

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de cliœur -, mets ton nom là . . . sous celui de Périchon. C'est bien... et, grâce au ciel, j'ai mes trois témoins.

Après que tout ceci fut terminé, Pouponne se vit entourée -pav ses amies qui, dans leurs caresses, un peu trop vives, menacèrent de l'étoufl'er. Il lui fallut embrasser tout le monde, et il fallut que tout le monde l'embras- sât ; ensuite, comme le disait Tit Toi- ue, tout un chacun se mit à embrasser son voisin, et cet échange de baisers prit bien une heure à s'etiectuer. Char- lotte voyant tout cela et craignant que les baisers n'arrivassent jusqu'à elle, se liâta de s'esquiver, se contenta lit, pour le moment, de faire un léger si- gne d'adieu à son amie.

Aussitôt les embrassades terminées, la bande joyeuse se dirigea vers la salle de bai ; mais avant d'y arriver, les bouteilles d'eau-de vie furent de nouveau tirées des poches, et cette fois, ce fut ce cri :

— Hourrah ! i)our madame Baltha- zar! qui lit résonner tous les échos des environs.

Ce cri, répété par i^lus de deux cents voix, ne cessa qu'au moment oii le cor- tège pénétrait dans la salle de bal. Il

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était dix heures et le dîner devait être servi à midi précises, puis aussitôt terminé, on recommencerait à dauser et le bal durerait jusqu'au grand jour. Tel était le programme qui avait été annoncé j)ar Zozo. Si nous nous eu souvenons, c'était à elle et à sa belle- sœur Titine que Pouponne avait con- fié la surintendance du festin et du bal de ses noces, et elles s'acquittaient à merveille de leur charge, surtont Titine qui, s'étant mariée doux fois, savait par expérieu(;e ce que c'était qu'une noce cadienne.

Tout autour do la salle de bal, on avait improvisé des bancs en mettant des planches sur dos troncs d'arbres, portés là pour la circonstance. L'or- chestre était composé d'abord du vio- lonneux du canton, le bel Etienne Au- coin qui, en ce jour mémorable s'était adjoint trois des nègres de monsieur Bossior, qui passaient pour musiciens de premier ordre. Ils se tenaient tous les quatre debout, chacun sur un baril diiïorent, et le chef d'orchestre, Etien- ne le violonneux, tout en agitant son archet, battait la mesnre du ])ied et de la tête à la fois. Un des nègres jouait aussi du violon j quant aux

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deux antres, l'un tenait à la main mu triangle qu'il frappait (Fune tige de fer, tandis que l'autre agitait de tou- tes ses forces une poignée d'os qu'il frappait, ensemble en faisant les con- torsions les plus grotesques du monde. La salle devait être éclairée plus tard par des chandelles de suif confection- nées par les femmes du campement, qu'on avait enfoncées dans de petites planchettes percées, et clouées au mur.

On ne danse pas sans se raff'raichir, aussi Zozo et Titine dans leur tendre sollicitude pour les invités, avaient garni la salle de tous les raffraichisse- ments dont elles i)ouvaient disposer. Sur la cheminée se trouvait un tri])le rang de bouteilles d'eau-de-vie accom- pagnées de deux petites tasses en fer blanc.

— Il faut les choisir bien petites, avait dit Titine, ça les empêchera de se soiiler.

Pauvre femme! elle s'aperçut un peu plus tard qne trouvant les coupes trop petites, les consommateurs ne se gênaient point pour les remplir plu- sieurs fois de suite.

Dans chaque coin de la salle se

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tronvait im baril : le premier était rempli de patates douces cuites au four, le second contenait des jnsta- ches, et le troisième de ces grosses noix sauva^^es qni se trouvent dans les bois et dont les porcs sont très friands Quant au quatrième, il était plein dVau, et une moque à lonjç manche y était suspendue à l'aide d'un bout de ficelle accrochée à un <*lou. Outre ces ratïraichissements, deux ou trois petits garçons passaient et repassaient entre les danseurs, s'arrê- tant devant les bancs oii les mamans et les vieilles filles faisaient tapisse- série, et portant, les uns, une grèque pleine d'un café délicieux, les autres une énorme jatte destinée à le rece- voir, et ils allaient de Pun à l'autre, présentant aux convives leur grèque et leur tasse, et répétant à chaque fois :

— C'te café, il est doux: la Zozo aile Pa sucré :

C'était î\ peine si Pouponne pou- vait en croire ses yeux : elle, hal)ituée maintenant aux raffinements de la bonne société se sentait révoltée de tant de vulgarité. Pour se conformer à Pusage, elle se mit en place avec

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Baltliazar; mais, après cette première contredanse, elle refusa tous les cava- liers qui se présentèrent eu se disant accablée d'un violent mal de tête. Cette excuse déplut aux jeunes gens, ils se retirèrent en disant:

— Aile ment . . aile n'a rien que d'ia fierté, qu'elle a gagnée avec les gens d'ia grande maison. . . aile s'croit trop pour danspr avec des poves gars com- me nous.

A midi précis, deux ])etits gar- çons ouvrirent la porte qui se trouvait entre les deux chambres et crièrent à tue tête :

— Dîner, tout l'monde ! Dîner y est paré !

Et deux à deux, sans trop de tu- multe, chacun se dirigea vers la salle du festin. C'était bien une véritable noce de Gamache sinon de Cannibales. Pour confectionner le gombo, on s'é- tait servi d'une chaudière à sucre et on y avait mis cinq dindes et, pour le moins trois ou quatre douzaines de poulets. C'était par vingtaine qu'on comptait les dindons et les cochons de laitj on y voyait deux moutons et deux chevreuils rôtis, sans 'compter les volailles, le gibier, le poisson et

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toutes sortes de bonnes choses ; tous les plats nationaux étaient là : le inac- cliou, le jambalaya, le riz aux fèves, môme le couclie-couclie s'étalaient au milieu des gibiers les plus fins, des gâteaux, des confitures, des crèmes, des tartes au giromon et des mon- tagnes de tactac. Monsieur Bossier, outre les provisions les plus succu- lentes avait envoyé cent bouteilles de vin qui étaient éparpillées sur la table. Cette table pouvait contenir cent cin- quante convives, mais, diaprés Pusage, les dames s'asseyaient les premières et étaient servies par les messieurs. Chaque invité avait été prévenu qu'il devait i)orter son assiette et son cou- teau 'j les assiettes avaient été envo- yées d'avance, mais, à j)eine assis, chaque convive tira son couteau de sa poche ; cela suffisait : seules les ma- riés avaient un couvert comi)let. Quant aux verres, à bien des places, ils étaient remplacés par des moques de ferblanc.

Le commencement du diner se passa assez tranquillement, la présence des femmes eu imposait; mais quand les l)lus afiamés furent rassasiés, les chants commencèrent, et comme les anciens

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camarades de Baltliazar se souve- naient de sa belle voix, l'un d'eux cria:

— L'marié ! l'marié ! faut que l'inarié y nous donne une p'tite chanson !

Baltliazar qui s'était promis de se soumettre à toutes les exigences de ses convives, se leva en souriant et un verre de vin à la main, cammeuç i :

L'amour est un chien d'vaurien Qui fait plus d'mal que d'bien. Habitants des galères, JN'vous plaignez pas d'ramer, Vot'mal, c'est du suque Près de c'ti là d'aimer.

Ce fut par uu jour de printemps Que je m'déclarai l'amant, L'amant d'une brunette Belle comme un curpidon Portant fine cornette Posée en parpillon.

Et, à cliaque couplet, la foule criait, les convives frappaient leurs verres de leurs couteaux et faisaient mille grimaces et autant de contorsions dont Pouponne détour u ait les yeux avec dégoût.

Balthazar qui s'était arrêté un ins- tant, reprit :

Aile a deux yeux briyants Comme des pierres de diamants,

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Et le rouge écarlate, Sur le dos des Anglais N'est que d'ia couleur jaune Au prix de son teint frais.

Aile a d'iésprit fiarement,

Tout comme un garçon d'trente ans.

Oa vous mange de l'ouvrage !

Dame ! faut voir comme ça s'tient !

L'Diable m'emporte ! une reine

N'blanchirait pas si bien.

Et v'ià que c'te fleur de beauté Est à moi peul maintenant, Et que missic le curé

A serré l'saorement

Aile est jordy ma titte femme Et j'suis son humble sarviteur.

Buvt z garçons, chantez fillettes ! Criez hourah pour les marié? !

Et surtout je n'vous dis qu'ça

Faites ben vit tous comme moi !

L'curé est là tout prêt à fa're

Le nombre un du nombre deux !

XXIV

Il est impossible de décrire Texcita- tion qui suivit cette cliansou : c'était un bruit à rendre fou .... et la pauvre Pouponne qui n'avait le courage de goûter à rien, sentait une affreuse migraine la gagner de plus en plus.

Quoique les hommes ne fussent

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point à table, ils trouvaient le moyeu de se faire passer par leurs femmes ou par leurs amoureuses, nou seule- ment des aliments, mais des bouteilles de vin 5 aussi les têtes commençaient- elles à s'échaufler; des remarques tri- viales, des mots à double entente étaient lancés à brûle pourpoint à la mariée dont le front se couvrait de rougeur. Pour arrêter ces discours er, ce bruit, Zozo eut l'idée d'appeler à son aide le beau violonneux qui, parce qu'il jouait du violon, savait chanter et se donnait des airs (à ce que disait la Térencine) passait pour la Heur des pois du campement.

— Etienne ! Etienne Aucoin ! une chanson ; cria Zozo.

Et toutes les autres femmes, d'une seule voix répétèrent :

— Oui Etienne, une chanson.

Et le bel Etienne, après avoir fait quelques objections pour mieux se faire valoir, tout fier au fond de l'âme, se leva debout sur le banc et, après avoir salué, d'abord la mariée et eu- suite le reste de la compagnie, com- mença sa chanson. A la tin de chaque couplet, le chanteur s'ar- rêtait et, avec les gestes les plus

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comiques achevait eu parlant le cou- plet commeucé en cluintaut. Ecou- tons la clianson du beau violonoeux. Lorsqu'il arrivait au refrain t«»us les hommes et mêmes quelques femmes, (la Térencine parmi) le répétaient avec lui : je vous laisse à penser quel tapag:e s'*^n suivait :

Sur l'port avec Manon un jour, J' l'enguesais en façon d'amour ; Y aisément cela se peut croire : Un faraud s'en vint près de nous En voulant l'y fair' les yeux doux.

Parlé: Saqu^^ro^ué ! Dame I moi qui suis jaloux, vouloir me souffler ma parsoMuièrec'est me licher mon beurre et me prendre pour ua gonze.

Refrain :

J' veut être un chien

Yà coups d'pied, yà coups d 'poing,

J'iy cassis la gueule et la mâchoire.

La sentinelle qu'était là S'en vint pour mettre le zholà ; Y aisément cela se peut croire Parc' que j'iui dis de se r'tirer Voulut-y pas sur moi tirer ?

Parlé : Moi qui suis un vrai cadien, j'vous Vy crache sur l'amorce, et

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j\^oas ly rends son intention tonte honteuse; et, par là-ilessus :

J'veut être un chien . ..etc.

Ma maîtresse et moi je partons Pour chercher des cham[»if;nons ; Y aisément, cela se peut croire ; Un gneux d'carosse qui passit. Tous les deux nous éclaboussit.

Parlé: Moi qu'était avec du .-es- que, qu'aime la ]>ropreté et qu'y ne veut pas qu'on l'y tache son linge, pour raison :

J'yeut être un chien....etc.

Ca nous équipit nos bas blancs, J'équions faits comme des ch'nap ans ;

Y aisément cela se peut croire :

Un p'tit ieune homm' qui nous voyait En voulant nous gouayer, riait.

Parlé: Parlez donc, missié chéru- bin, est-ce quVous êtes échappé du paradis puur vous ficher du monde ?

J'veut être un chien.... etc.

Voyant qu'dans l'jardin on dansait, J'allons dan.-jer notre menuet ;

Y aisément cela se peut croire : L'sacré violon qu'avait j( ué faux Voulut rae d'mander des noyaux.

Parlé : Des Attends, missié

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sans-accord, j'te vas donner un à- compte pour t'ach'ter une compresse.

J'veut être un chien.... etc.

A la fin du jour, sans témoin, J'mène Manon dans un p'tit coin. Y aisément cela se peut croire : J'iui dis : mamzelle, faut un p'tit brin Consentir à m'baiser, ou bien.

Parlé: Sur Prespect que jVlois à vot sagesse, croyez moi, mamzelle, un béquot c'est une douceur dont auquel vous pourrez dire qiiVest vrai ! non, non, mamzelle Manon, ne reculez pas, car ... je nVous dis qu'ça :

J'veut être un chien

Yà coups d'pied, yà coups d'poing,

J' \y cassis la gueule et la mâchoire.

Je ne puis décrire Pentliousiasme et les éclats de rire avec lesquels la chauson d'Etienne fut reçue, à cha- cune de ses contorsions, les mains ap- plaudissaient et comme je Pai dit, le refrain était répété en chœur par plus de deux cents voix. Profitant du tumulte. Pouponne supplia Balthazar de la ramener dans la salle de bal.

— J'étQuffe ici, dit-elle.

Depuis le départ de Placide, nous avons perdu de vue la gentille Tit-

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Mine. Qu'était-elle devenue ? Nou- velle Ariane, pleurait-elle eîicore Ta- bandon d'un nouveau Thésée 1 Etait- elle morte de douleur après que Pla- cide l'eût quittée ? Pour répondre à ces deux questions nous allons suivre les mariés dans la salle de bal ou déjà plusieurs couples les avaient devan- cés, et là dans un coin, nous retrouve- rons la fille de la Térencine, i3lus jolie, plus coquette que jamais et assise à côté de Périchon qui la regarde avec deux grands yeux remplis d'adlnira- tion. Mais que font-ils donc si près l'un de l'autre ? Qu'est-ce qui excite ainsi leur gaîté 1 ah ! je vois j le petit tablier de mousseline de Tit-Mine est reujpli de pistaches que Périchon épluche avec toute la grâce possible et qu'ils croquent tous les deux hu milieu de leurs éclats de rire. Mais on peut se dire bien des choses en mangeant des pistaches, et bien cer- tainement, que ce que dit le frère de Pouponne, a chassé bien loin la pen- sée de Placide de cette charmante petite tête, qui se penche gracieuse- ment vers le jeune homme et qui lui prodigue les plus charmants sourires du monde.

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En voyrtut sortir la mariée, les femmes se lèvent et cèdent la place aux hommes, les musiciens noirs sont rappelés et le bal recommence de plus beile. Voyez donc : les j^remiers en place sont Tit-Mine et Périclion.

XXV.

La nuit est venue, les chandelles sont allumées et le dîner continue tou- jours. Une heure, deux heures se passent et bientôt un tumulte elïroy- able se fait entendre dans la salle du festin On se querelle, on se bat, on s'envoie des volailles, des bouteilles i\ la t<He. Aux cris «les combattants se mêlent des menaces et d'affreux jure- ments. Les femmes qui sont restées dans la salle du dîner pleurent et es- saient d'emmener leurs maris . . ellea n'en reçoivent que des injures et des

coups Et dans l'autre chambre, on

danse, on s'amuse.

Le Gustin de Zozo est parmi les combattants ; voyant qu'elle ne i)eut l'arracher des maitis de ceux qui le tiennent, la j)auvre femme court, tout en larmes, chercher le père Jacques. Le bon prêtre a trop vu de noces ca-

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diennes pour ne pas eu connaître les résultats . . il cherche à apaiser le tapage, mais il a à faire à des ivro- gnes, à des énerguinènes, qui ne veu- lent pas Fécouter.

En passant à côté d^un gToupe de farceurs moins ivres, mais tout aussi dangereux que les premiers, le bon prêtre enteud quelques paroles qui font monter à son front le rouge de l'indignation, (yest Etienne Aucoin qui parle, qui déroule aux yeux de ses camarades un plan qu'ils approu- vent hautement et qui excite leurs rires et leurs cris d'approbation. 11 ne s'agit de rien moins que de s'empa- rer de Balthazar et de le forcer, bon gré, mal gré à s'enivrer.

— Même qu'y faudrait l'y j'ter l'eau de vie dans la gorge, ajoute le bou violonneuxj et après ça nous l'ferm'rons

à clef, jusqu'à demain c'est moi qui

m'charge du fantoche. Et alors comme ça c'tte belle Pouponne qu'aime tant à tourner l'nez susse l'i^auvre monde, qu'est fiare comme un soleil . . . .qui s'croit trop pour danser avec nous autres, faudra ben qu'aile s'en r'tourne toute seule dans la calèche

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à missié l'eu ré. Ali ! ah ! c'te bonne farce ! liein les gars !

Mais il avait compté sans son liôte ou i)lntôt sans le père Jacques: voyant qu'il ne peut apaiser les force- nés qui se battent jusque sur la table, il oadonne aux femmes d'éteindre les lumières et il s'empresse d'aller aver- tir les jeunes mariés du complot qui se trame contre eux.

— Venez avec moi au presbytère, dit-il, ma calèche est prête, vous pourrez partir de suite et, lorsque ces misérables vous chercheront, vous serez déjà loin.

Pouponne et Balthazar s'empressè- rent d'obéir, tout eu remerciant cha- leureusemeut le père Jacques. Et pendant que d'un côté l'on dansait avec tout l'entrainement de la jeu- nesse, pendant que les mariés s'enfu- yaient, dans la salle à manger la ba- taille continuait malgré l'obscurité. Les assaillants avaient réussi à en- traîner la table et maintenant se rou- laient sur le plancher au milieu des dindons rôtis, des sauces, des jambons et des bouteilles. Nous devons sup- poser qu'ils étaient dans un état dé- plorable quand ils reparurent dans la

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salle du bal. Le réveillon dura jus- qu'au jour. Au moment où le soleil se levait dans toute sa splendeur, le cortège se forma de nouveau : chaque cavalier reprit sa cavalière ; il fallut se mettre à la recherche des eniants qu'on trouvait endormis dans tous les coins, et les piétons se mirent" en marche. Mais comme tout était bien changé dans l'apparence de ce iDCtit peuiJe ! Sans compter les yeux po- chés, les nez écrasés, plus d'une cor nette avait été perdue, plus d'un casa- quin et d'une jupe salis et déchirés, et le plus profond silence avait rem- placé les cris de joie de la veille. Chacun rentrait chez lui en passant devant sa maison et Périchon, en at- teignant sa cabane, se trouva le der- nier du cortège, les Labauve étant restés quelques heures de plus pour remettre l'ordre au milieu de ce terri- ble désordre.

Lorsque Périchon se trouva seul : — Ah! espérons que ce n's'ra pas pour longtemps ! s'écria-t il avec un soupir et en pensant à la gentille Tit'Mine.

Pouponne pouvait dire maintenant qu'elle avait vu une noce cadienne,

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mais elle en fut malade pendant trois jours, tandis que Charlotte riait aux larmes eu écoutant Baltliazar lui faire le récit des noces de Pouponne et de BaltUazar.

Eu quittant le presbytère, les jeunes époux s'étaient rendus directement chez eux et avaient pris possession de la maisonette de l'économe. Ajou- tons que tons les jours, monsieur Bos- sier se folicitu divantige d'avoir con- fié à Balthazar Landry le commande- ment de son habitation. Quant aux deux jeunes femmes, elles ne pou- vaint manquer de remercier le sort qui les avait léunies.

— C'est à vous, Charlotte, disait Pouponne, que je dois le peu que je vaux.

— Mais, réjîondait mon aïeule, n'est- ce pas toi, Pouponuequi m'as fait con- naître le bonheur suprême de faire le bien ! n'est ce pas toi qui m'as en- seigné ces douces vertus qui te fout chérir de tous ceux qui t'approchent I

Les enfants des deux familles gran- dirent ensemble, et vingt-trois ans après le mariage de Pouponne et de Balthazar, un autre mariage avait lieu à l'habitation Bossier : c'était ce-

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lui de la gentille Marie Bossier, cin- quième fille de Charlotte, avec Louis, fils aine du juge Baltliazar Landry. Ajoutons, qu'en ce moment, notre Bal- thazar était non seulement juge, mai^» aussi un des plus riches habitants de la paroisse Saint Jacques.

Lorsque la révolution américaine éclata, la haine du jeune Acadien con- tre les Anglais se réveilla subitement et il s'emi)ressa de voler au secours de la nouvelle j)atrie qu'il avait adop- tée. Monsieur Bossier, ne devait pas rester en arrière : à peine eut-il ap- pris l'arrivée de Lafayette en Améri- que, qu'il courut s^enrôler sous la ba- nière du jeune général. Comme Bal thazar, il se distingua à l'armée, mais, moins heureux que son jeune économe, il fut dangereusement blessé et resta à demi aveugle jjendant bien des an- nées. C'est là que le devoument de Charlotte se montra dans toute sa su- blimité ! et grâce à st s soins et à ses prières. Dieu permit que celui qu'elle aimait tant se rétablit et put recou- vrer la vue et la santé.

XXVI

Avant de terminer cette histoire.

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nous allons retourner en arrière et nous occuper de notre jeune ami Pla- cide qui, au moment du mariage de sa nièce et du tils de Pouj)onue, était un des citoyens les plus riches et les plus considéiés de la paioisse Bossier, qu'en témoignage de leur estime, ses concitoyens avaient nommée d'après lui

Après son escapade avec Tit'Mine, Placide resta deux ans au collège j au bout de ces deux années, il gradua avec les plus grands honneurs et son frère le rappela près de lui. Pas pour longtemps, car le jeune homme devait bientôt retourner à la Nouvelle-Orléans l)our étudier la loi avec un di s pre- miers jurisconsultes de la capitale.

Placide, pendant ses jours de col- lège, éciivait souvent à sa belle-sœur, mais jamais il ne parlait de Tit'Mine dans ses lettres, et Charlotte imitait son silence ; aussi, ignorait-il entière- ment ce qu'était devenue son an- cienne tlamme. Il arriva : et encore le nom de Tit'Mine ne fut pas pronon- cé. Certes, Placide n'avait pas ou- blié la petite Acadienne; elle était bien certainement la plus jolie fille du campement, elle dansait bien Bt notre

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jeune Flamand trouvait un grand plai- sir auprès d'elle -, il riait en observant la jalousie des Acadiens, et quoiqu'il en dît, avait maintes fois assuré à Tit' Mine qu'il l'adorait.

Mais aujourd'hui, il rougissait de la folie et des désagréments auxquels cette folie avait exposé son frère. Au fond du cœur, il éprouvait une sourde rancune contre Tit'Mine et lui repro- chait toutes les sottises de la Teren- cine. Voilà pourquoi il ne parlait ja- mais d'elle et ne voulait point qu'on lui en parlât. Mais il avait compté sans son hôte ou plutôt sans Char- lotte. La jeune femme, tout en s'amu- sant un peu à ses dépens, tenait à lui donner une leçon.

Dès le lendemain du retour de Pla- cide à l'habitation, Charlotte le pria de se charger d'une petite commission pour Périchon : c'était un lot de livres que monsieur Bossier avait fait venir de la ville pour le jeune professeur.

Il était environ quatre heures de l'après midi quand notre jeune hom- me se mit gaîment en route, son pa- quet de livres sous le bras. En s'ap- prochanj de la cabane, il s'arrêta pour écouter une fraîche voix de femme ré-

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pétant le refrain d'une chanson ca- dienne que Placide se souvenait d'a- voir entendu chanter par Tit'Mine.

Voilà ce que disait cette chanson dont la chanteuse répétait les der- niers mots au moment où Placide ar- rivait :

Quand j'étions jeune et fraise, (fraîche) J'aviont un amoureux, Fringant, chaud comme braise, Jeune, beau, vigoureux I J'voyais les éfincelles

Briller dans ses yeux Dah !

Pour une péronnelle, Le gueux m'a planté là.

Il mettait la semaine Deux fois du linge blanc, Et comme un capitaine, La toquante d'argent, Le fin bas d'écarlate A côtés de melon, Et toujours de ma patte Frisé comme un bichon.

La nuit quand je sommeille J'pense à mon coquin, Mais r plaisir m'éveille Tenant mon traversin.... La chance est ben tournée : A c't'heur* c'est Catin Qui ronge la dragée Et moi l'chicotin.

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Des pleurs quej'ons versôps J'ons rempli t'un baquet.

J'sorames l'abandonnée

Et c'est là l'secret.

L'passé n'est qu'un songe,

Une fadaise, un rien

J'y passerons l'éponge Si vers moi y r' vient.

Avant la dernière parole, Placide qui avait reconnu cette voix se sentit étrangement ému. Son cœur battait au souvenir de cette enfant qu'il se re- prochait d'avoir abandonnée si lâche- ment.

— Son désespoir a du être terrible ! se dit-il, elle m'aimait tant ! pauvre petite Tit'Mine ! mais que fait-elle ici, dans la chaumière de Périchon ? . . . prendre des leçons sans doute.

Il frappa, et une voix répondit de l'intérieur :

— Poussez la porte, aile n'est pas farmée.

Il entra... et, comme il s'y atten- dait, se trouva en présence de Tit'- Miue. Comme la jeune Acadierme que madame Bossier avait entrevue sur la galerie de la Térencine cinq an- nées auparavant, Tit'Mine avait ou- vert sa chemise et à son sein blanc et

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ferme était siisi^eDdu un enfant. Un double cri s'écliai>pa eu môme temps : — Tit'Mine!

— Missié Placide !

— Bon Dié I d'où ce que vous sortez donc comme ça missié Placide ? aussi vrai que j'soinmes t'une honnête fem- me, j'voujs croyais mort, et vous ra'fai- tes quasiment Peftet d'un rev'nant ! s'écria la jeune femme avec volubilité et oubliant, dans son étonnement, de se couvrir la poitrine.

— Et c'est sans doute pourquoi vous vous êtes mariée à un autre, dit Pla- cide d'une voix où se cachait une lé- gère nuance d'amertume.

— Allons donc ! fit elle en haussant les épaules et en continuant à bercer son enfant qui restait toujours suspen- du à son sein, si c'est pou m'conter d'semblables gaudrioles qu'vous êtes venu, missié Placide, vaut mié vous en aller. . . car, je nVous dis qu'ça : le temps et la gaudriole, c'est fichu pour moi.

Le jeune homme la regardait, et il se demandait, en la voyant à demi déshabillée devant lui, en l'écoutant parler, comment il avait pu aimer une

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créature aussi vulgaire. Pourtant il reprit :

— Je vous ai bien aimée, Tit'Mine !

— Je n'dis pas non, ça s'peut

mais vous savez ben, missié Placide, qu'jamais, au grand jamais, vous n'a- vez eu ridée de m'prendre pour vot' légitime

— Ke vous ai-je pas dit cent fois que je vous aimais, Tit'Mine ?

— Et p'tête ben deux cents aussi. . . mais quéque ça prouve ¦? y a des gar- çons qu'ont tant d'amour dans Pcœur qu'ils Pcrient sus tous les toits et trouvent moyen de le sépartager en- tre toutes les filles qu'y voyent. C'est comme des papillons qui font politesse à une fleur et qui faisont par ensuite comparaison avec une autre. Et pis encore pour les ceux qui jacassent l'a- mour avec les filles, ça m'faisont l'ef- fet d'perroquets qui parlent, parlent, sans savoir eux-mêmes le quoi qu'y disiont. Mais t'nez, missié Placide, parlons d'autes choses. . . — Avez- vous beaucoup d'clioux dans vot' jardin?

— Tit'Mine, reprit le jeune homme, vous vous êtes conduite indignement à mon égard. Pourquoi avez- vous envoyé la Térencine chez mon frère.

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avec toutes sortes de plaintes contre moi?

— Moi, j'oiis envoyé la mère queque part ? allons donc ! v'ià qu'vous dites encore des bêtises... oui, c'est vot' frère, qui parce que nous avons que- que fois gigoté ensemble dans Pbal, parce que j'ons reçu avec politesse (rien de plusse), vos attentions et vos cadeaux, (et tout honnête fille peut ben faire ça I) m'a appelée fille à tous grains, coureuse de garçons. . . a me- nacé de m'faire mourir sur la potence et a fait fouetter la mère, avec des verges de cognassier, et ça par un grand escogriffe de noireau.

Comme nous le voyons, si la Téren- cine ne gardait pas sa langue dans sa XDOche, elle s'en servait, non seulement pour jurer mais encore pour mentir.

— Tout cela est faux, Tit'Miue, ré- l)ondit Placide, mais, vous avez rai- son, le temps des folies est passé pour nous. Qui est votre mari ?

— Comment vous n'savez pas ? . . .

— Mais non... j'ignorais même vo- tre mariage.

— J'suis la femme d'Périchon Thé- riot, le frère à Pouponne, dit Tit'Miue avec une sorte d'orgueil qui n'échap-

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pa pas à Placide ; et, continua-t-elle, c'est beii l'plus brave et l'plus vaillant garçon qu'là terre aile a jamais porté.

Tout-à-couj) elle se leva et montrant du doigt le paquet de livres que le jeune homme avait gardé sous son bras:

— C'est lui quVous voulez voir, n'est-ce-pas, dit-elle, et moi qui m'a- musais à jacasser.

Elle s'approcha de la fenêtre, et d'une voix forte :

— Périchon ! Périchou ! cria telle.

— Qu'a ce qu'y a femme? me v'Ià ! répondit une voix du dehors.

— Y pioche not jardin quand il a fini l'école

Ah ! missié Placide, ajouta la jeune femme avec des larmes dans les yenx, c'est ben un trésor d'mari que l'Bon

Dié m'a donné là et j'I'aime ! ah !

si gros ! si gros !

En cet instant, le jeune maître d'é- cole entrait et Placide s'empressa de remplir sa commission en lui remet- tant le paquet de livres. Il ne resta pas longtemps malgré l'invitation que lui adressa Périchon de boire un verre de vin avec lui.

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En sortant il tendait la main au jeune homme et s'inclinaut devant son an- cienne flamme :

— Adieu madame Périchon, dit-il.

— Adieu missié Placide, répondit elle en lui faisant sa plus belle révé- rence.

FIN.

Il^^^r

— 217 —

En sortant il tendait la main au jeune homme et s^inclinant devant son an- cienne flamme :

— Adieu madame Périclion, dit-il.

— Adieu missié Placide, répondit elle en lui faisant sa plus belle révé- rence.

FIN.

PQ De La Houssaye, I^e S,

3939 Pouponne et Balthazar

D35P7

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