Joseph Dunn
“Le rideau vert.”
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Il n’était pas venu à la causerie générale avec les dames. L’aide-soignante nous a dit qu’il n’avait pas encore pris sa douche. Marie Cecile était décue ; elle m’a dit qu’il pouvait porter toute la conversation à lui tout seul.
à la fin de la discussion et après avoir dit au revoir aux dames, Marie Cecile demande à la concierge si nous pouvons aller rendre visite à M. Lafont chez lui, dans sa chambre.
Dans le corridor qui nous amène à “l’aile des hommes,” nous croisons d’autres résidents, leur disons Bonjour. Une fois arrivés à la porte ouverte de M. Lafont, nous cognons, mais personne ne répond.
– Il est un peu sourd, me dit Marie Cecile. ça me fait sourire parce qu’elle me chuchote comme si il risque de l’entendre.
à l’intérieur de la porte, un homme âgé, bien habillé, ses cheveux parfaitement coupés est assis sur une chaise. Nous lui disons bonjour et il me demande en anglais Are you his son come to visit him et je réponds No, Sir, I’m not.
Un rideau vert divise la chambre en deux.
Marie Cecile jète un coup d’oeil de l’autre côté. Il est bien là, M. Lafont, mais il n’est pas tout à fait habillé. Nous retournons sur nos pas, passant encore devant l’autre monsieur, qui me demande Are you his son come to visit him et je réponds No, Sir, I’m not.
Nous attendons un peu dans le couloir pour donner à M. Lafont le temps de s’habiller et décidons enfin d’entrer de nouveau. Je me fais intérroger encore Are you his son come to visit him et je réponds patiemment No, Sir, I’m not.
Marie Cecile tire un peu le rideau vert et dit Bonjour à M. Lafont qui finit de mettre sa chemise. Il est assis sur le bord du lit. Je m’approche, tend la main. Marie Cecile me présente.
Il est encore pieds nus. Je remarque que ses pieds sont très rouges, enflés, probablement un manque de circulation dû à son âge avancé.
– Attrape-moi mes chaussettes blanches dans c’tiroir en bas, là.
J’ouvre le tiroir et vois tout un assortiment de chaussettes non glissantes. Des jaunes, des vertes, des bleues, des blanches. Pour faire rire, je dis
– Y a pas de paire, j’peux te donner une jaune et une blanche !
– Comme tu veux, ça m’va tout d’même.
Je creuse un peu dans cette pile de chaussettes et retrouve enfin deux blanches qui vont ensemble. Je les lui tend, et il se penche pour se les mettre. C’est lent, mais je n’ose pas essayer de l’aider. Ses doigts de pied rouges et enflés disparaissent à l’intérieur du coton blanc. Il tire, hausse et le pied droit, c’est fait. Se redressant pour respirer un peu, il me demande d’ayoù je deviens.
– D’en Ville.
– Et t’as v’nu pour parler français ?
– Oui, Monsieur.
– C’est bien, j’suis heureux de te rencontrer.
Pied gauche. Même processus. Orteils et pied rouge enflés. Tire. Hausse. Et c’est fait.
Ses souliers noirs sont écartés. Le pied droit est juste là, mais où est celui du pied gauche. Je le trouve dessous le fauteuil-roulant, le lui donne et il se chausse. Lentement. Il se lève pour s’asseoir sur la chaise, cédant le bord du lit à Marie Cecile et moi.
Comme sur un plateau de tournage il s’allume et
– Mon nom c’est Victor Lafont et j’suis énée en mil-neuf-cent-vingt-huit. J’vas a’oir quatre-vingts-huit ans en novembre. J’deviens de Golden Meadow. H’ai resté à l’école husqu’au septième livre, mais hj’voulais faire de l’arhent. Mon frère travaillais déhà au trawl et i’ m’a dit d’rester à l’école, mais mon, hj’voulais faire de l’argent.
– C’était vers mil-neuf-cent-quarante-et-un, t’avais quoi, treize ou quatorze ans et tu travaillais déjà ?
– Ouais, c’était comme ça. J’voulais plus aller à l’école !
– Mais, c’était au début de la guerre. C’était dûr d’avoir du gaz pour les bâteaux après ?
– Ouais, mon h’ai fait ça pour un temps, trawl, et après h’ai travaillé sur les lignes à huile. H’ai passé deux mois à Nancy.
Marie Cecile me questionne des yeux et je demande
– à Nancy, en France ?
– Non, non… pas en France mais dans l’nord. C’est ayoù cette place ?
M. Lafont essaie de se rappeler.
– La Norvège ? La Suède ? Le Danemark ?
– Non, non. Bruges.
– Ah, la Belgique !
(C’est là où on se rend compte qu’il avait dit North Sea et non pas Nancy)
– Ouais, y’avait l’meilleur fromage. T’sais, ce monde là, ça vit différent de nous-autres. ça va chercher dans les différents magasins ça ils ont besoin. Fromage, viande, pain. C’est pas comme ici. Avant de r’venir back icitte h’ai acheté un gros morceau de fromage. La dame elle v’lait couper p’tit, mais h’ai dit, Non, non hj’veux un gros comme ça !
– Tu deviens d’ayoù encore ?
– D’en Ville. Je reste à Métairie.
– Ah, j’ai une ’tite-fille q’reste à Métairie. A’ travaille pour Ochsner. Tous mes enfants et ’tits-enfants a un bon job. Tout le monde t’allé à l’école. H’ai travaillé dûr. Mon h’ai pas fini l’école mais eusses j’ai travaillé dûr et tout le monde t’allé à l’ecole et a un bon job.
Ses yeux vont vers l’horloge à chiffres énormes.
– Quelle heure-il est ?
– 11h45
– C’est l’heure de dîner.
Pour sortir, Marie Cecile demande à M. Lafont si elle peut pousser son fauteuil. Je passe encore devant l’autre monsieur qui me demande Are you his son come to see him et je réponds No, Sir, I’m not
Marie Cecile cède sa place derrière le fauteuil à une aide-soignante qui demande Are you ready for lunch, Mr. Lafont et là violemment je me rends compte que nous ne sommes plus derrière
le rideau vert qui divise la chambre en deux.
Text prepared by:
- Bruce R. Magee
Source
Dunn, Joseph. “Le Rideau Vert.” Francolouisianais. 02 October 2016. Web. 12 Apr. 2017. <https:// francolouisianais. wordpress. com/ 2016/10/02/ le-rideau-vert/>. © Joseph Dunn. Used by permission. All rights reserved.